Questions d'amour

CINQ QUESTIONS D’AMOUR1,

Proposées par Madame de Bregy, avec la Response faite en Vers par M. Quinault, par l’ordre du Roy.


I. QUESTION

Sçavoir si la presence de ce que l’on aime, cause plus de joye, que les marques de son indifférence ne donnent de peine.

RESPONSE

C’est un tourment d’aimer, sans estre aimé de méme,

Mais pour un bel objet, quand l’amour est extréme,

Quels que soient ses regards, ils sont toûjours charmans,

Et si l’on s’en rapporte à tous les vrais amans,

C’est un plaisir si doux de voir ce que l’on aime,

Qu’il doit faire oublier le plus cruels tourmens.


II. QUESTION

De l’embarras où se trouve une personne quand son cœur tient un party, & la raison un autre.

RESPONSE

On ne peut exprimer le trouble où l’on s’expose,

Lorsqu’en aimant un cœur prend un party,

     Où la raison s’oppose :

Souvent cette cruelle est cause

Qu’on se repend de s’estre assujetty

Aux douces loix qu’un tendre amour impose ;

   Mais enfin quoy qu’on se propose,

On se repent toujours de s’estre repenty.


III. QUESTION

Si l’on doit haïr quelqu’un de ce qu’il nous plaist trop, quand nous ne pouvons luy plaire.

RESPONSE

Quand ce qui nous plaist trop, ne sent point nôtre peine,

Que pour toucher son cœur nostre tendresse est vaine,

    Et qu’on voit que rien ne l’émeut :

     Pour se venger de l’inhumaine,

Doutez-vous si l’on doit aller jusqu’à la haine :

Ha sans dépit on le doit, & le destin le veut2 ;

Mais je ne sçay si l’on le peut.


IV. QUESTION

S’il est plus doux d’aimer une personne dont le coeur est préoccupé, qu’une autre dont le cœur est insensible.

RESPONSE

Il n’est point de mépris qui ne soit rigoureux,

Mais c’est un moindre mal de se voir amoureux

     D’une Beauté pour tous inexorable,

     Que d’un objet qui brûle d’autres feux ;

La gloire est grande à vaincre une insensible aimable ;

Et du moins en l’aimant si l’on est miserable,

     On n’a point de Rival heureux.


V. QUESTION

Si le merite d’estre aimé, doit recompenser le chagrin de ne l’estre pas.

RESPONSE

Quand d’un cœur qu’on attaque on manque la victoire,

Ce qu’on a de merite a beau paroître au jour,

Le merite suffit pour contenter la gloire ;

Mais il ne suffit pas pour contenter l’amour.


AU ROY

Sur le mesme Sujet.


Grand Roy, que dans mon cœur je respecte & j’admire,

Pour bannir les erreurs de l’amoureux empire

Il ne faut pas choisir ceux qui sçavent rimer,

Mais il faut consulter ceux qui sçavent aimer. 

SOURCES

A. Les Lettres et poésies de Madame la Comtesse de B., Leyde, Antoine du Val, 1666, p. 102-105

B. Les Oeuvres galantes de Madame la comtesse de B., Paris, Ribou, 1666 et 1667, p. 101-104

C. Recueil de pièces galantes, en prose et en vers, de Madame la comtesse de La Suze [...], Paris, G. Quinet, 1680, t. IV, p. 130-133

D. Recueil de pièces galantes, en prose et en vers, de Madame la comtesse de La Suze et de Monsieur Pelisson [...], Paris, G. Quinet, 1684, t. IV, p. 130-133

E. Recueil de pièces galantes, en prose et en vers, de Madame la comtesse de La Suze et de Monsieur Pelisson [...], Paris, Cavelier, 1691, t. IV, p. 130-133

F. Recueil de pièces galantes, en prose et en vers, de Madame la comtesse de La Suze et de Monsieur Pelisson [...], Lyon, Antoine Boudet, 1695, t. IV, p. 130-133

G. Portefeuilles Vallant, Paris Bibliothèque Nationale, manuscrits français 17.056, f. 197

H. Manuscrits Conrart, Paris Bibliothèque de l'Arsenal, ms. 5420, p. 501-502


ATTRIBUTION

Le titre de toutes les sources attribue les réponses à "M. Quinault".

La source G attribue la dernière strophe, "Au Roy sur le même sujet" à Mlle de Scudéry.


VARIANTES

   Les sources G et H présentent une variante importante pour le vers 6 de la réponse III (voir la note 2) : "Ah sans doute on le doit et le dépit le veut" (G) ou "Ha ! sans doute, on le doit, & le dépit le veut ;" (H).

   La source G présente une variante intéressante pour le dernier vers de la réponse 5 : "Mais il ne suffit pas pour consoler l’amour".

   La source A présente une variante, au vers 2 de la strophe Au Roy : "Pour bannir les erreurs & l'amoureux empire".

   Les exemplaires du Recueil de pièces galantes que j'ai pu consulter (sources C, D, E et F), contiennent une erreur : Question I : "[..] ne donne de peine".


NOTES

1. Je donne ici le texte des Lettres et poésies de Mme de Brégy (1666, source A).

2. Ce vers faux (réponse III, v. 6) se trouve dans toutes les éditions imprimées que j'ai pu consulter. Pour le "corriger", il suffirait de supprimer le "Ha" au début, mais la lecture des sources G et H est peut-être préférable : "ah sans doute on le doit et le dépit le veut".

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Il y eut plusieurs éditions du Recueil de pièces galantes [...] Suze [...] Pelisson, à partir de 1664 ; les "Questions d’amour" ne se trouvent pas dans celles de 1664, de 1668 ni de 1674-1675.

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Selon M. Maître, Les Précieuses, p. 153-154, Mme de Brégy proposa ces questions devant Louis XIV et Quinault. Elles coururent les ruelles, et le roi demanda à Quinault d'y répondre.

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Sur le genre des questions d'amour, voir Jean Lafond, « La mode des questions et maximes d’amour », Moralistes du XVIIe siècle, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1992, p. 49-54, et C. Rouben, « Un jeu de société au Grand Siècle: les Questions et Maximes d’amour. Inventaire chronologique », XVIIe siècle, 1972, no 97, p. 85-104.