Émile Magne

Sur la représentation d'Alceste à Versailles en juilet 1674 :

    Les courtisans s'assirent, derrière le roi et sa famille, sur des sièges en gradins. Tout de suite, ils prêtèrent une oreille attentive au spectacle rendu magnifique par la richesse des costumes et l'abondance des machineries. Les acteurs de l'Académie royale de musique l'interprétaient. Ce n'était pas la première fois que l'on entendait Alceste ou le Triomphe d'Alcide, tragédie lyrique de Quinault pour les vers et de Lully pour la musique. Cette tragédie avait été jouée le 11 janvier au Palais-Royal et était tombée sous le ridicule. On reprochait à Quinault d'y avoir /p. 185/ travesti Euripide en vers d'une lamentable médiocrité. Des cabales s'étaient formées pour ou contre le poète. Les vaudevillistes avaient lancé mille railleries rimées. On disait que Mme de Montespan qui se piquait, non sans raison d'ailleurs, de bon goût et de sens artistique, ne pouvait souffrir Quinault, qu'elle s'efforçait de le perdre dans l'esprit du roi et qu'avec l’aide de Boileau et Racine, ses amis et ses complices, elle le poursuivait d'une sourde hostilité.

   Bienheureusement pour lui, chuchotait-on également, Quinault ne restait pas sans partisans. Un vigoureux écrit de Pierre Perrault, circulant déjà dans les ruelles et près à paraître en librairie, soutenait hardiment le librettiste et revendiquait, pour les écrivains modernes, le droit de rajeunir à leur fantaisie les créations de l'antiquité.

   Quinault comptait aussi le roi au nombre de ses défenseurs. Le roi collaborait volontiers avec lui à ses heures de loisir. Il examinait les thèmes des opéras que l'académie de musique souhaitait représenter à la cour. Il en proposait de son côté qui lui paraissaient dignes d'être versifiés. Il goûtait vivement le génie frivole du petit poète et se félicitait de trouver en ce dernier un thuriféraire toujours disposé à la "paranympher".

   Sans aucun doute, il voulait que, ce soir-là, Alceste, approuvé par lui, accueilli froidement à la ville, emportât un triomphe à la cour, et recevant de la sorte une consécration, fit une heureuse carrière. Peu lui important que les textes plagiés d'Euripide fussent devenus méconnaissables sous la plume de Quinault et que leur tragique beauté se fût adoucie en galante gentillesse. Il /p. 186/ applaudissait ouvertement maintes fadeurs heureusement relevées par la musique de Lully. Les courtisans, fidèles à leur rôle de flagorneurs, faisaient à sa suite grand bruit d'enthousiasme. Seuls quelques doctes chagrins, la mémoire chargée de leurs lectures, suppôts de la cabale des anciens, bougonnaient dans l'ombre ; mais nul ne les entendait. La suprême intelligence consistait à obéir à la volonté du roi.

   La cour, qu'elle le souhaitait ou non, allait être, au cours de ces fêtes, rassasiée des rimes de Quinault et des rythmes de Lully. [...]

Émile Magne, Les Fêtes en Europe au XVIIe siècle, Paris, Martin-Dupuis, 1930, p. 184-186.

Les textes d'É. Magne sont beaux, même s'il se trompe sur certains détails (Pierre et Charles Perrault, par exemple), et les illustrations sont précieuses. Son dédain pour Quinault, "le petit poète", est évident, mais assez typique de l'époque.