Le Cerf de la Viéville

Le magistrat Jean-Laurent Lecerf de La Viéville, sieur de Freneuse, est né à Rouen en 1674 et mort dans la même ville en 1707. Sa Comparaison de la musique italienne et de la musique françoise (1704-1706) est une réponse au Paralèle des Italiens et des François en ce qui regarde la musique et les opéra (Paris, Moreau, 1702) de François Raguenet, également né à Rouen (1660-1722). Une des premières théorisations de la tragédie en musique, la Comparaison occupe une place centrale dans la querelle des Anciens et des Modernes aussi bien que dans celle de la musique italienne et française.

Sur ce texte et son contexte, on consultera l’excellente édition de Laura Naudeix, La Première querelle de la musique italienne : 1702-1706 (Paris, Garnier, 2018). On y trouvera des notes sur les personnes, les oeuvres et les institutions, avec de nombreux extraits de textes contemporains. L'introduction situe la Comparaison non seulement dans le contexte de la musique, mais aussi dans celui plus général de la Querelle des Anciens et des Modernes, de l'esthétique, du goût et de l'émotion.

 

La première partie parut à Bruxelles chez Foppens en 1704 et fut suivie d’une seconde édition en 1705 :

Préface

Premier Dialogue

Second Dialogue

Troisiéme Dialogue

Lettre à Mr … [de la F.]

La seconde partie parut aussi chez Foppens en 1705 :

Seconde Lettre. A Madame de …

Recueil de Vers chantans

Quatriéme Dialogue

Cinquiéme Dialogue

Histoire des Opera

Histoire de Lulli

Sixiéme Dialogue

Réfutation du Traité de la Musique des Anciens

Traité du bon goût en Musique

La troisième partie parut chez Foppens l’année suivante :

Fragmens d’un Opera Chrétien

Discours sur la Musique d’Eglise, en deux parties

Réponse à la Défense du Parallelle

Eclaircissement sur Buononcini

 

La seconde édition de la première partie et les deux autres parties sont réunies dans un volume chez Minkoff Reprints (Genève, 1972 et 1989). Carl B. Schmidt en prépara un index chez le même éditeur en 1993.

 

Il y a des centaines de pages dans la Comparaison de Lecerf sur les opéras de Quinault et Lully. On ne trouvera ici que les passages – déjà nombreux –  où il s’agit du talent de Quinault en particulier. Un Chevalier, qui rencontre plusieurs amis « dans l’amphithéâtre d’un Opera de Province » où on joue Tancrède (1702, repris à Rouen en 1703 ; livret de Danchet, musique de Campra), défend l’opéra français contre l’opéra italien et contre les critiques de Raguenet.

Quinault poète lyrique

   Le Chevalier se disposa donc à attaquer le Paralelle, & passant les six premieres pages qui ne sont qu’un Avant-propos, il lût d’abord ces paroles de la septiéme, qui l’avoient frapé. Il y a peu de Tragedies ou de Comedies qui soient plus belles que la plûpart des Opera de Quinaut. Madame approuve-t-elle, dit-il, cette premiere exageration de Mr. l’Abbé R.

Qui va voir l’Opera seulement pour les vers. Boisl. epi. 9.

   Il y a certainement mille belles choses dans les Opera de Quinaut. Presque par tout une douceur infinie, souvent une tendresse fort touchante, quelquefois du sublime & du grand. C’est sans doute nôtre premier Poëte Lyrique, quoi qu’en ait dit dans ses Factums le malicieux Furetiere, qui en fut justement blâmé. Mais enfin tels que sont les Opera de Quinaut, vont-ils du pair avec Cinna, Rodogune, Andromaque, Iphigenie, Alcibiade, Tiridate, &tc. & les passions, car c’est dequoi parle l’Abbé R. y sont-elles exprimées de même ? Quant aux Comédies, je ne sçai pourquoi il les met là, si ce n’est qu’il veüille comparer le burlesque de Thesée & d’Alceste, avec ce que Moliere a fait de meilleur. Monsieur l’Abbé R. auroit tort : bien loin que Quinaut puisse tirer de fort grandes loüanges de ses paroles plaisantes & boufonnes: la plus grande [p. 9] loüange qu’il ait peut-être méritée est d’avoir û enfin le bon sens de purger de ces fades boufonneries nos Opera, où nous les avions introduites à l’imitation des Italiens. Monsieur l’Abbé R. en dit donc là un peu trop. Il n’est permis, ou plûtôt il n’est pardonnable d’outrer les louanges que quand on en donne à sa Maîtresse, & c’est trop en donner aux Opera que de les comparer à de bonnes Tragedies, & que de dire qu’à en déclamer les paroles sans les chanter, ils plairoient autant que les autres Pieces de Théatre qui ne se chantent point. Les Opera ont beau être excellens dans leur genre : la jolie comparaison de Furetiere est toûjours vraye, & ce n’est que du droguet, qui tire sa principale beauté de la broderie que le Musicien met dessus.

   […] Pourquoi Mr. l’abbé ne se contente-til pas de dire que les paroles de Quinaut sont d’ordinaire excellentes, & la conduite de ses Piéces quelquefois assés bonnes ?

Premier Dialogue, I, p. 8-9, 10

Première querelle, p. 170-171, 172

 

Les passions ; Armide

Les passions qui touchent & qui frappent le plus l’Auditeur, sont sans doute celles qu’il voit les plus vives & les plus violentes dans l’Acteur, & plus elles sont vives & violentes, plus elles veulent être simplement exprimées : plus elles dédaignent les petitesses de l’Art & des ornemens. Connoissés-vous quelque chose dans tout nos Opera qui soit plus en possession de saisir & d’attendrir tout le monde que ces deux endroits d’Armide ?

Enfin il est en ma puissance, &c.

Et

Renaud, Ciel, ô mortelle peine, &c.

   Pour peu que cela soit bien chanté, on [p. 81] se trouble, on se laisse aller au plaisir d’une douce émotion, & il y a de beaux yeux, Madame, qui y ont pleuré.  Ce n’est qu’un récitatif fort uni : mais aussi admirable qu’il est simple.  Et une belle voix seule, avec un chant bien expressif, & un accompagnement net & proportionné, fera toûjours ainsi des impressions plus vives, qu’un grand concert, qu’un grand assemblage d’instrumens.

Second Dialogue, I, p. 80-81

Première querelle, p. 225-226

 

Isis, son peu de succès

Mais à propos des Opera de Lulli : il faut, tandis qu’il m’en souvient, que je fasse remarquer une chose à Monsieur le Comte. C’est qu’Isis, le plus sçavant de tous, sans contredit, a été [p. 90] un de ceux qui a eu le moins de succés, quand on l’a representé d’abord, & est encore un des moins aimés.

Troisième Dialogue, I, p. 89-90

Première querelle, p. 231

 

Les « belles paroles » de Quinault, fondement de la belle musique

C’est que si la mort de Lulli a été un coup terrible pour nôtre Musique : celle de Quinaud en a été un autre, qui aide fort à nous faire sentir le [p. 99] premier. Le défaut de belles paroles excuse un peu ceux de nos Compositeurs qui ne réüssissent pas : car il est certain que les belles paroles sont les premiers fondemens de la belle Musique. Elles sont nécessaires pour éveiller & pour échaufer le génie du Musicien, & elles sont à présent difficiles à trouver. Tout le monde est convenu que Monsieur l’Abbé de la Motte a eu un grand talent pour en faire, & l’esprit aisé, vif, & fertile. Cependant je croi que le mépris qu’avoit Monsieur de Saint Evremont pour la disposition du sujet de tous les Opera, seroit peut-être aussi juste à present qu’autrefois. Nous n’avons gueres vû de Tragédies en Musique où la conduite, l’intrigue, l’art du Théatre, fussent passablement bien entendus. Sur des paroles d’ordinaire mal liées, & quelquefois plates ou rudes, est-il équitable d’exiger de nos Compositeurs une Musique aussi harmonieuse, aussi suivie, des tons, des expressions aussi vives & aussi nobles que Lulli en a sçû mettre sur ces belles scenes de Quinaut ?

Troisième Dialogue, I, p. 98-99

Première querelle, p. 238

 

Clarté de la langue, sans inversions

Or cet avantage de nôtre Langue par sa nettetté & par sa clarté va sur tout à être d’abord entenduë, & cela n’est jamais si utile, ni si sensible qu’en chant. Aussi nos faiseurs de paroles d’Opera s’attachent-ils prin- [p. 156] cipalement à en faire de claires & d’aisées.  J’avouë que dans les autres Vers nous mettons quelquefois de petites transpositions.  Racine sur tout aime à en mettre dans les siens, & sçait y en mettre avec grace.  Molière en a même hazardé d’assés fortes.

Comme avec irrevérence (Amphitryon, Act. I scen. 2)

Parle des Dieux ce maraut !

   Mais vous ne trouverés pas que Quinaut, ni Mr. l’Abbé de la Motte, se soient jamais permis ces renversemens dans leurs Vers chantans.

Lettre à Monsieur de La ***, I, p. 155-156

Première querelle, p. 282

 

La musique adapté aux sentiments

Quinaut a donné cent fois à Lulli les mêmes sentimens & les mêmes termes à mettre en chant.  Il n’est pas possible qu’il y ait cent manieres de les y mettre également bonnes, & l’on veut pourtant que Lulli diversifie cent fois sur les mêmes paroles ses airs & son récitatif !

Lettre à Monsieur de La ***, I, p. 163

Première querelle, p. 286-287

 

Armide

Si vous avez entendu Armide bien executé, vous pouvez vous flâter d’avoir entendu le plus beau morceau de Musique qui se soit fait depuis quinze ou seize siecles .

Seconde Lettre, A Madame de …, II, p. 10

Première querelle, p. 424

 

La construction des actes d’un livret

Une des plus grandes perfections d’un spectacle est que la beauté croisse d’Acte en Acte, & à mesure que l’intrigue avance. […] Or vous ne trouverez point d’ Opera, qui ait cet avantage comme Armide, & cet avantage est d’un prix immense. […] le premier Acte d’Atys est sans difficulté le plus beau, & il est trop beau.

Seconde Lettre, A Madame de …, II, p. 13

Première querelle, p. 425-426

Le Cerf attribue cette "perfection" à Corneille; voir l'Examen de Rodogune.

 

Si le quatrième [acte d’Armide]  peche, c’est la faute de Quinaut, qui le premier y a mis un vuide. Ce quatriéme Acte manqua de matiere, & quoique la beauté de cet Opera soit en partie d’être d’une constitution plus simple qu’aucun des nôtres (car l’intrigue égale en simplicité, toutes les Tragedies Grecques, [p. 15] ce n’est proprement qu’une Idile.) Quinaut a été ici nû & sterile à l’excés. Il devoit y ménager quelque action, ou quelque épisode moins sec que la double rencontre de deux fausses maîtresses du Chevalier Danois & d’Ubalde. Repetition froide, jeu propre seulement à la Comedie, & qu’il faut retrancher, malgré l’art des Chants de Lulli.

Seconde Lettre, A Madame de …, II, p. 14-15

Première querelle, p. 427

 

Je ne sçai ce que l’esprit humain pourroit imaginer de superieur au cinquiéme Acte d’Armide, & cette Piéce montre à merveilles combien le Poëte contribuë à la sublime beauté ou à la langueur d’un Opera, par la bonne ou mauvaise constitution qu’il lui donne.

Seconde Lettre, A Madame de …, II, p. 17

Première querelle, p. 428

 

Le récitatif

Mais j’ajoûte que si Quinaut, Mr de la Motte, Mr Danché, font d’ordinaire de grands Vers pour le recitatif, où vous avoüerez qu’ils n’en mettent gueres de petits d’une mesure suivie, Quinaut, Mr de la Motte, Mr Danché ont raison. La cadence des petits Vers & leurs rimes frequentes coupent trop & font trop sauter le récitatif, qui doit être uni, tranquille, majestueux.  Le recitatif est un fleuve qui doit rouler doucement, également, hormis aux endroits où il est poussé ou ralenti, où il est excité par quelque détour ou par quelque rencontre extraordinaire, & les petits Vers d’une mesure courte & reglée forment des cascades impetueuses & bruyantes, ou des ruisseaux d’un gazouillement perpetuel.

Quatrième Dialogue, II, p. 84

Première querelle, p. 478

 

Importance de Quinault pour Lully

Lulli avoit déja eu le bonheur de trouver & de s’attacher Quinaut. Et voilà, Mesdames, l’histoire de la fondation des Opera François.

Cinquième Dialogue (« Histoire des Opera »), II, p. 173

Première querelle, p. 541

 

La « parenthèse » d’Armide

Mais il est impossible que vous ne sentiez par le trait du 1. Acte d’Armide.

Le Vainqueur de Renaud, si quelqu’un le peut être, &c.

   Ce si quelqu’un, de la maniere qu’il est chanté, découvre le fond du cœur d’Armide. Ce demi soûpir, ce ton bas & lent, me fait voir qu’elle doute qu’on puisse vaincre Renaud, qu’elle craint qu’on ne le puisse pas, ou peut-être qu’elle le souhaite. Tout fins, tout spirituels que sont ces traits pour Quinaut, ils le sont plus encore pour Lulli : Les tons de celui-ci sont plus sensibles que les paroles de celui-là ; & c’est là retroucher la peinture de la Poësie, c’est là en renforcer les couleurs.

Cinquième Dialogue (« Histoire de Lulli »), II, p. 197

Première querelle, p. 559

 

La manière de travailler de Quinault et Lully

Je m’en rejoüis par avance, dit Me du B. & contez-nous, Messieurs, comment il faisoit ces Opera, qui vivront tant de siécles, quelle étoit sa maniere de travailler. Marquis, renouvelez de mémoire.... Oüi da, Madame, & allons d’ordre. Lulli s’étoit, non pas associé, mais attaché Quinaut : c’étoit son Poëte. Quinaut cherchoit & dressoit plusieurs sujets d’Opera. Ils les portoient au Roi, qui en choisissoit un. Alors Quinaut écrivoit un plan du dessein & de la suite de sa Piéce. Il donnoit une copie de ce plan à Lulli, & Lulli voyant dequoi il étoit question en chaque Acte, quel en étoit le but, préparoit à sa fantaisie des divertissemens, des danses & des chansonnettes de Bergers, de Nautonniers, &c. Quinaut composoit ses Scenes : aussi-tôt qu’il en avoit achevé quelques-unes, il les montroit à l’Académie Fran- [p. 213]çoise,  dont vous sçavez qu’il étoit : aprés avoir récueilli & mis à profit les avis de l’Académie, il aportoit ces Scenes à Lulli, qui .... arrétez, interrompit le Chevalier, Quinaut ne montroit pas ses Scenes à l’Académie Françoise, c’étoit selon * [Tom. 1. p. 339. in marg.] le Menagiana, à Mrs Perraut & Boileau. Et vous ne dites pas, Monsieur, qu’une fille de Paris, apellée Mademoiselle Serment, a eu grande part aux meilleurs morceaux des Opera.... Oh, que diantre, Chevalier, vous m’interrompez pour deux mauvaises circonstances. Et les crois-tu, toi ? .... Moi, mon ami ? mais je ne sçai. Ce que dit Mr Ménage, que c’étoit par ordre de Monsieur Colbert, que Mr Perraut & Mr Boileau, avoient soin de revoir les Ouvrages de Quinaut, rendroit la chose croyable. Boileau n’étoit rien moins que des amis de Quinaut : cependant il auroit obéï à Mr Colbert, s’il l’avoit chargé de revoir les Opera, & Boileau a marqué dans ses Préfaces, que les railleries qu’il a faites de Quinaut n’ont jamais regardé les Opera de celui-ci, qui lui ont aquis une juste réputation * [Préface des Oeuvres de Despreaux. in marg.], mais ses Tragédies oeuvres de sa jeunesse, & dignes des cruelles morsures de Boileau. Mr Perraut étoit à Monsieur Colbert, il étoit ami de Quinaut, & quoi qu’il fût Poëte, tel que Ragotin, * [Roman. com. Tom. 1. Ch. 8. in marg.] assez mauvais pour être étouffé, s’il y avoit de la Police dans le Royaume. [p. 214] Comme cette multitude de négligences & de defauts, qui est dans ses Vers, venoit principalement de la facilité vicieuse avec laquelle il les faisoit, il étoit du moins capable de connoître quand un Vers a l’air aisé, mérite important à ceux de nos Opera. Aprés quoi j’aimerois autant m’en tenir à ce que j’ai oüi dire aussi bien que vous, que Quinaut montroit ses Scenes au Bureau de l’Académie, duquel il étoit. A l’égard de la circonstance de Mademoiselle Serment, je ne l’ai vûë que dans la premiere édition * [P. 434. in marg.] du Menagiana, & on l’a retirée dans la seconde; mais le penchant aveugle que j’ai toûjours eu à croire ce qui est à l’avantage des Dames, qui sont, continua le Chevalier en se baissant d’une façon trés-sérieuse, la source de tout bien, & de toutes les jolies choses, fair que j’ôterois volontiers au pauvre Quinaut une partie de l’honneur de ses Opera, pour le renvoyer à cette inconnuë Mademoiselle Serment. Bon, repartit le Marquis, Madame, récompensez ce garçon là, & défendez-lui de me broüiller une autrefois mes idées, en m’interrompant. Vous croiriez que Lulli recevoit les Scenes de Quinaut sans y regarder aprés de si habiles reviseurs, nenni. Il ne s’en reposoit nullement sur leur autorité. Il examinoit mot à mot cette Poësie déja revûë & corrigée, dont [p. 215] il corrigeoit encore, ou retranchoit la moitié, lors qu’il le jugeoit à propos. Et point d’apel de la critique. Il faloit que son Poëte s’en retournât rimer de nouveau. Dans Phaëton, par exemple, il le renvoya vingt fois changer des Scenes entieres, aprouvées par l’Académie Françoise. Quinaut faisoit Phaëton dur à l’excés, & qui disoit de vrayes injures à Théone. Autant de rayé par Lulli. Il voulut que Quinaut fît Phaëton ambitieux, & non brutal; & c’est à Lulli, Mesdames, que vôtre Sexe doit le peu de galanterie que conserve Phaëton, qui, sans lui, auroit donné de fort mauvais exemples. Mr de Lile Corneille est auteur des paroles de Bellerophon. Lulli le mettoit à tout moment au desespoir. Pour cinq ou six cens Vers que contient cette Piéce, Mr de Lîle fut contraint d’en faire deux mille. A la fin Quinaut se mordoit si bien les doigts, que Lulli agréoit une Scene. Lulli la lisoit, jusqu’à la sçavoir presque par cœur : il s’établissoit à son Clavessin, chantoit & rechantoit les paroles, battoit son Clavessin, & faisoit une basse continuë. Quand il avoit achevé son chant, il se l’imprimoit tellement dans la tête, qu’il ne s’y seroit pas mépris d’une Note. Laloüette ou Colasse venoient, ausquels il le dictoit. Le lendemain il ne s’en souvenoit plus gueres. Il faisoit de même les simphonies, liées [p. 216] aux paroles ; & dans les jours où Quinaut ne lui avoit rien donné, c’étoit aux airs de Violon qu’il travailloit.

   Lors qu’il se mettoit au travail, & qu’il ne se sentoit pas en humeur, il quittoit trés-souvent, il se relevoit la nuit pour aller à son Clavessin; & en quelque lieu qu’il fût, dés qu’il étoit pris de quelque saillie, il s’y abandonnoit. Il ne perdoit jamais un bon moment. Methode trés-habile & trés-sensée ; car il est constant qu’un bon moment bien pris & bien employé, vaut mieux & mene plus loin, qu’une journée d’aplication à contre coeur. Il faisoit un Opera par an, trois mois durant, il s’y apliquoit tout entier, & avec une attache, une assiduité extrémes. Le reste de l’année, peu. Une heure ou deux de fois à autre, des nuits qu’il ne pouvoit dormir, des matinées inutiles à ses plaisirs. Il avoit pourtant toute l’année l’imagination fixée sur l’Opera qui étoit sur le métier, ou qui venoit d’en sortir : pour preuve dequoi, si l’on obtenoit de lui qu’il chantât, il ne chantoit d’ordinaire que quelque chose de celul-là.

[…]

   C’est ainsi que se composoit par Quinaut & par Lulli le corps de l’Opera, dont les paroles étoient faites les premieres. Au contraire, pour les divertissemens, Lulli faisoit les airs d’abord, à sa commodité & en son particulier. Il y falloit des paroles. Afin qu’elles fussent justes, Lulli faisoit un canevas de vers, & il en faisoit aussi pour quelques airs de mouvement. Il apliquoit [p. 219] lui-même à ces airs de mouvement & à ces divertissemens, des vers, dont le mérite principal étoit de quadrer en perfection à la Musique, & il envoyoit cette brochure à Quinaut, qui ajustoit les siens dessus. De là est venu que ces petites paroles des Opera, & qui y sont frequentes, comme je l’observois tantôt, conviennent toutes si parfaitement au chant, dans leur briéveté & dans leur douceur. Le Musicien avoit le soin & le talent de mener le Poëte par la main. Quinaut a été trés-utile à Lulli, on ne sçauroit en douter : mais outre que Lulli donnoit quatre mille francs à Quinaut pour un Opera, & le Roi deux, récompense déja honnête pour un rimeur, & que les rimeurs d’aujourd’hui n’atraperoient pas, Lulli a été de son côté de quelque utilité à Quinaut, pour les paroles. Il a contribué à la gloire que Quinaut s’est aquise par elles; & si la conduite des Piéces n’étoit pas encore meilleure qu’elle n’est, ce n’étoit point la faute de Lulli. Je suis genereuse, dit Mademoiselle M. je veux vous flatter, Madame, & vous Messieurs. Je vous avoüe que ce que vous me contez là des canevas de Lulli, m’a beaucoup plû. Se donner la peine de faire des canevas, est une attention loüable : mais ce que je trouve fort beau à Lulli, c’est que s’étant donné la peine de les faire, ce n’étoit qu’afin que [p. 220] Quinaut en fit d’autres. Combien de gens amoureux de leurs productions, auroient seulement commandé au Poëte de les retoucher, de les polir, & puis eussent voulu qu’elles servissent ! Il reconnoissoit la superiorité de Quinaut au regard de la Poësie, & lui renvoyoit la gloire de faire, ce que Quinaut faisoit mieux que lui, se bornant à l’aider d’une maniere penible & obscure. Cela est bien sage & bien modeste : cela prouve sans replique ce que Monsieur le Chevalier disoit que Lulli n’étoit point vain ni présomptueux. Il n’avoit de hauteur & d’opiniâtreté que pour les choses, où il sentoit la force de son talent.

Cinquième Dialogue (« Histoire de Lulli »), II, p. 212-220

Première querelle, p. 570-576

 

La douceur des vers, les mots désagréables

On pourroit dire en gros, que pour la constitution de la Piéce, le Poëte doit absolument être le maÎtre : pour la versification, le Musicien en partie. C’est cela, reprit le Chevalier. Pour la douceur des vers, il est essentiel que le Poëte en croye beau- [p. 222] coup le Musicien.  Mille mots excellens dans la Poësie qui se recite, deviennent insupportables dans celle qui se chante, & ç’a été par cét endroit que Racine, la Fontaine, &c. ont échoûé à cette derniere, & que si peu de gens y ont réüssi.  Il échappera aisément au Poëte, qui ne cherche que sa mesure, des mots rudes : aisément le Musicien qui cherche à y appliquer des cadences & des ports de voix, les sentira, & j’ose pourtant ajoûter qu’il ne les sentira pas encore tous. Qui croiroit qu’aprés les soins réïterez de Quinaut, les revisions de l’Académie & les critiques impitoyables de Lulli, il y eût lieu de reprendre & de corriger de nouveau, dans les paroles de ces Opera si châtiez ? Et il est certain qu’il y est demeuré plus d’un mot désagréable.

Que vous êtes ingenieuse [Thesée act. 1. in marg.]

A trouver des difficultez !

Qu’un trophée éternel conserve la memoire

D’un triomphe si glorieux. [Proserpine Acts 1. Sc. 8. in marg.]

Difficultez, trophée éternel, sont-ils des mots chantans, & à la dixiéme revûë Lulli auroit-il eu tort d’exiger que Quinaut lui en donnât d’autres en leur place ? Le dernier, trophée éternel, est horrible & d’autant plus insuportable, qu’il se trouve dans le milieu d’un air de mouvement, dont il rallentit la vîtesse [p. 223] par la rudesse de sa prononciation, & qu’il se répete deux ou trois fois. Lulli est blâmable de l’avoir laissé passer.

Cinquième Dialogue (« Histoire de Lulli »), II, 221-223

Première querelle, p. 577-578

 

La diversité

Ce qui est [p. 4] fort certain, c’est que l’Opera, si peu diversifié jusqu’à aujourd’hui, a un besoin pressant de l’être. […]

   Et ces Poëtes n’ont pas manqué de sentir combien la diversité les soulageroit, & combien elle embelliroit nôtre Musique. C’étoit pour diversifier que Perrin avoit mêlé du burlesque dans Pomone ; & Quinaut dans Cadmus, dans Alceste & dans Thesée. Mais ressource pire que la pauvreté, & qu’il ne faut pas envier aux Italiens, qu’on imitoit en cela.

« Fragments d’un Opera Chrétien », III, p. 3-4

Première querelle, p. 667-678

 

Paroles d’opéra et les Psaumes

Nous avons des paroles d’Opera d’un grand prix ; néanmoins, qu’on les compare à certains Pseaumes, christianisme & dévotion à part, on verra qu’il s’en faut bien que Quinaut n’atteigne à l’élevation & au pathetique de David. Toute jolie qu’est la Poësie des Italiens, je ne pense pas qu’elle ôte au sublime de l’Ecriture, l’avantage que Virgile, Catulle, Horace, & Quinaut [p. 62] sont obligez de lui céder.

« Discours sur la Musique d’Eglise », III, p. 61-62

Première querelle, p. 704-705