Mlle Serment et Quinault : hypothèses

Mlle Serment interlocutrice de Quinault

La vie de Mlle Serment est fascinante, mais qu’est-ce qu’elle nous apprend sur une possible collaboration avec Quinault, et, plus particulièrement, sur une éventuelle contribution au livret d’Armide ? Il aurait apprécié l’érudition de la « philosophe », mais ce n’était pas ce qu’il lui fallait pour son livret. En revanche, les connaissances de son interlocutrice du débat sur le rôle des femmes, de leur sévérité, aussi bien que ses contacts avec un monde plus libertin, de l’amour sensuelle, auraient pu fournir quelques aspects de l’héroïne du dernier livret de notre librettiste.

 

On se souviendra qu’au premier acte Armide est belle mais pas amoureuse, avant de tomber sous le charme de Renaud au deuxième acte et de commencer une idylle passionnée dans son palais enchanté. Le quatrième acte est consacré aux deux chevaliers partis à la recherche de Renaud, qui doivent résister à la séduction de deux démons qui ont pris la forme des femmes qu’ils aiment. Renaud et Armide chantent leur « si charmant amour » au début du cinquième acte (v. 641), avant que Renaud ne reconnaisse « l’indigne état » où il se trouve (v. 673) et n’abandonne Armide, tout en reconnaissant que son « destin est déplorable » (v. 737, 745).

 

On trouve dans cette femme indépendante et puissante des échos de la lettre de Mlle Serment à Vertron, où elle parle de « cette grande & délicate affaire » entre les hommes et les femmes. Pour elle, les « belles dames » ont raison d’être « cruelles », « insensibles », « impitoyables » (p. 79), et Hidraot demande à sa nièce Armide, « Bornez-vous vos désirs à la gloire cruelle / Des maux que fait votre beauté? » (v. 95-96). Armide désire être « maitresse de [s]on cœur » (I, 2, v. 94), et le mariage l’« étonne » (v. 78), mais elle admet qu’un héros de grande valeur pourrait mériter sa foi (v. 105-106). Quant à Mlle Serment, elle trouve que les « sages beautés » ont « une connaissance […] de leur mérite [qui] les rend justes et raisonnables » (p. 80), et elle cite Vertron, qui propose aux amants téméraires « Contentez-vous pour tout espoir / D’avoir le bonheur de les voir » (p. 81). On trouve donc dans les deux textes la même méfiance de l’amour et une distinction similaire entre l’amour ordinaire et celui d’une personne d’un grand mérite.

 

Il y a évidemment des différences. Dans ces passages du premier acte, Armide n’est pas encore amoureuse, et on ne sait pas si elle envisage, comme Mlle Serment, une relation platonique. Qui plus est, cette dernière parle de son propre mérite, Armide de celui d’un homme qui pourrait livrer son cœur à l’Amour (v. 102). Mais n’entend-on pas déjà dans « Est-il quelque service assez grand pour exiger d’elles [les belles dames sévères] quelque récompense ? » (p 79-80), la célèbre « parenthèse d’Armide », « Le vainqueur de Renaud, si quelqu’un le peut être, sera digne de moi » ?

 

Si on ne peut pas lire ce dernier livret de Quinault comme une illustration des « thèses » de Mlle Serment, il est néanmoins clair que le destin « déplorable » d’Armide est exactement celui que craint notre « philosophe » dans les premières pages de sa lettre. Renaud n’a pas séduit Armide (en fait, c’est elle, avec ses charmes magiques, qui l’a séduit), il n’est pas un de ces « amants insensés », de ces « Audacieux et Téméraires » insolents que met en cause Mlle Serment (p. 87-79), mais au dernier acte il abandonne une femme qu’il ne trouve plus digne de lui. Quand il dit qu’il cède à la Gloire et au Devoir (v. 708-709), qu’il la quitte à regret, qu’elle « régner[a] toujours dans [s]a mémoire  (v. 711-712) et qu’il ressent de la pitié pour elle (v. 741), ne peut-on pas le compter parmi les « faux Accusateurs, qui adorent celles qu’ils veulent faire passer pour coupables », qui « présentent d’une main des plaintes contre celles à qui ils offrent des Vœux et de l’Encens » (p. 79) ? Car Armide est coupable, aux yeux de Renaud et de ses compagnons : elle l’éloigne de son devoir, de son pays et de sa religion. Qui plus est, selon les normes de la société de son époque, si elle n’est pas coupable, elle est certainement exceptionnelle : libre, puissante, prête à agir, ne jouant pas du tout le rôle d’une femme soumise.

 

Les femmes fortes et indépendantes ne sont pas absentes des autres livrets de Quinault. On peut citer Médée dans Thésée et Cybèle dans Atys, puissantes mais malheureuses en amour ; Cérès dans Proserpine, oubliée par son amant Jupiter et désireuse « d’un peu d’estime » dans la « paix profonde » qu’elle a su trouver (I, 2, v. 47, 69) ; et Proserpine dans le même opéra, « heureuse sans amant », qui regrette sa « chère liberté » (IV, 2, v. 708, 685). Mais c’est surtout à Angélique, dans RolandLivrets, éditions françaises  (créé l’année avant Armide) qu’on peut comparer à Armide. Reine, maîtresse de son sort, elle tombe sous le charme de Médor, bien qu’il soit d’un « sang obscur » (I, 2, v. 38) et indigne d’elle :

Mon cœur était tranquille, et croyait toujours l’être,

Quand je trouvai Médor, blessé, près de mourir. (v. 42-43)

Elle oublie son devoir vers Roland, la « rare valeur » de ce héros (I, 2, v. 20, 23) et s’embarque avec Médor (fin de III, 5), comme Armide se fait conduire avec Renaud jusqu’au bout de l’univers (fin de II, 5).

 

Les deux femmes connaissent donc un « coup de foudre » pour un soldat mourant ou évanoui, mais l’une va vivre un amour de conte de fée dans un pays lointain, disparaissant après l’acte III ; c’est elle qui abandonne Roland, le rendant littéralement fou de rage. En revanche, Armide sera abandonnée par Renaud au dernier acte et criera sa fureur et son espoir de vengeance. Ne pourrait-on pas s’imaginer Mlle Serment disant à Quinault que l’histoire d’Angélique est trop belle, que le sort de la plupart des femmes qui se laissent aimer est plutôt celle d’Armide ?

 

On pourrait pousser un peu plus loin cette hypothèse. Si on va mettre en scène une femme abandonnée, pourquoi pas lui donner le rôle le plus important, réduire tous les autres personnages à des rôles secondaires ? Dans ce qui est de loin le livret le plus court de Quinault[1], Armide domine du début jusqu’à la fin[2]. Renaud ne figure que dans deux actes (II, V), avec 83 vers (sans compter 9 vers en duo avec Armide), ce qui fait 11% du total. Hidraot, Aronte et Artémidor ont des rôles même plus mineurs, et on pourrait dire que les deux chevaliers de l’acte IV ont des rôles presque aussi importants[3] que celui de Renaud.

 

Ce serait Mlle Serment qui avait poussé Quinault vers cette concision, cette concentration ? On devine dans ses textes que le cas de la femme abandonnée lui tenait à cœur, et on serait tenté de croire que, si ses dernières années étaient celles d’une femme vertueuse et sévère, les années précédentes étaient plus proches de ce que l’on trouve dans les dialogues de Chorier et dans le poème acrostiche, une vie libertine suivie de déceptions et d’acrimonie.

 

Dans ce cas, les personnages de Chorier ne sont pas trop différents de ceux d’Armide. Chez Quinault, Hidraot souhaite à sa nièce « un époux qui vous aime, / Et qui soit digne d’être aimé (I, 2, v. 87-88), mais, abandonnée par l’homme qu’elle aime, elle cherche à se venger. Chez Chorier, Octavia dit à Tullia que la jeune Margarita « était digne d’être aimée de Roberto, et j’aurais pardonné, je crois, si celui-ci l’eût aimée », ce qui donne lieu à la réplique cinglante de son amie, « Oui, si un amour blessé savait pardonner » (p. 264).

 

Ne réduisons pas Mlle Serment à une sorte d’Arsinoé ridicule. Si elle avait pu servir de modèle à l’Octavia de Chorier, cette jeune séductrice était capable, comme Armide, de parler de gloire et de devoir. L’histoire de Roberto et d’Octavia est certes érotique, mais elle comporte aussi de nombreux dialogues et de commentaires sur des sujets édifiants. L’amour et la volupté sont juxtaposés au devoir, comme dans le livret d’Armide et dans la tragédie en musique en général, où on chante les plaisirs de la vie et de l’amour dans un spectacle où la plupart des personnages principaux sont nobles, glorieux et généreux. Quinault – sans doute content « pour tout espoir d’avoir le bonheur de l[a] voir » – aurait-il pu trouver une meilleure interlocutrice ?


NOTES

[1] 769 vers, contre une moyenne de 943 pour les onze livrets. Et plusieurs critiques ont suggéré qu’on pourrait se passer des 154 vers de l’acte IV. Le plus long est Thésée, avec 1164 vers.

[2] On explique son absence de l’acte IV par la nécessité de permettre à la cantatrice de se reposer avant le dernier acte, même plus exigeant pour une cantatrice que les trois premiers.

[3] Ubalde a 61vers, le Chevalier danois 41, sans compter leurs duos. Une autre hypothèse, sans doute un peu exagérée, serait que c’est Mlle Serment, avec une expérience des joies et des souffrances de l’amour, qui a suggéré ce quatrième acte à Quinault, où des femmes très sensuelles essaient de faire oublier à leurs amants leur devoir. Si c’est le cas, elle serait « responsable » de l’acte le plus souvent critiqué des livrets ; voir Quinault librettiste de Lully, p. 317-318.