Feller
François-Xavier de FELLER (1735-1802)
Dictionnaire historique, ou Histoire abrégée de tous les hommes qui se sont fait un nom par le génie, les talens, les vertus, les erreurs etc., depuis le commencement du monde jusqu'à nos jours. Augsbourg [i.e. Liège], M. Rieger fils, 1781-1783
À l’exception de l’attaque virulente contre Marmontel à la fin, Feller reprend textuellement, avec quelques petites modifications, l’article du Nouveau dictionnaire historique de Chaudon, dont la première édition avait paru en 1766. Il accepte néanmoins le fait que le père de Quinault était boulanger (Chaudon avait écrit « non pas d’un boulanger »).
Ces emprunts sont typiques du dictionnaire de Feller, sauf dans le cas des articles originaux. Il passe en revue dans l’Avertissement ses prédécesseurs, qu’il prétend corriger, au nom de la vérité historique mais aussi de ses valeurs religieuses. On peut remarquer une sorte de dialogue avec Chardon, à propos des regrets de Quinault avant sa mort. C’est le passage que Feller a le plus récrit, et il ajoute après « sur un jeune cœur », « disons mieux, sur tous les cœurs ».
Je donne ici l'article sur Quinault de la première édition, avec les emprunts à Chaudon en bleu.
Je donnerai après l'article de la seconde édition, assez différent, augmenté de citations de Marmontel et de Mme de Maintenon.
QUINAULT, (Philippe) naquit en 1636 d'un boulanger, comme l'insinue Furetiére dans son Factum contre l'Académie. Tristan l’Hermite, dont il avoit été, dit-on, le domestique lui donna les premieres leçons de poésie. Il se fit connoître avant l'âge de 20 ans par quelques Pieces de théâtre, et avant l'âge de 30 ans, il en donna 16, dont plusieurs obtinrent les suffrages du parterre. Elles furent jouées depuis 1654 jusqu'en 1666. Quinault, s'appercevant qu'une de ses piéces Tragédies étoit mal reçue, il dît à un courtisan que la scène étoit en Cappadoce, qu'il falloit se transporter dans ce pays-là, & entrer dans le génie de la nation. Vous avez raison, répondit le courtisan : franchement je crois qu'elle n'est bonne qu'à être jouée sur les lieux. Les premiers essais de Quinault aigrirent Boileau contre lui. Il couvrit de ridicule le jeune poëte ; il lui reprocha que dans ses pieces doucereuses & languissantes, tout jusqu'à je vous hais, se disoit tendrement. Quinault, né sensible, mais foible & timide, voulut trouver dans les loix un frein à la satyre. Il demanda aux magistrats qu'ils fissent ôter son nom de celles qui faisoient tant de bruit ; mais ses démarches furent inutiles. Son ennemi l'en insulta plus cruellement, & lui dît dans une épigramme :
Tourmente toi moins…
Pour faire ôter ton nom de mes ouvrages ;
Si tu veux du public éviter les outrages,
Fais effacer ton nom de tes propres écrits.
Cependant Quinault, qui avoit mêlé l’étude du droit à celle de la rime, arrangea les comptes d’un riche marchand que ses associés inquiétoient. Après la mort du mari, qui arriva quelque tems après, il épousa sa veuve. Devenu riche par ce mariage, il acheta, en 1671, une charge d'auditeur en la chambre des comptes. Il avoit été reçu l'année d'auparavant à l'académie Françoise; ses Opéra lui avoient mérité une place dans cette compagnie. Lulli le préféra à tous les autres poëtes, parce qu'il trouvoit en lui seul toutes les qualités qu'il cherchoit : une oreille délicate, qui ne choisit que des paroles harmonieuses ; un goût tourné à la tendresse, pour varier en cent maniéres les sentimens consacrés à cette espèce de tragedie . On l'a blâmé de ce que sa versification étoit sans nerf & sans force : mais une versification forte eût été un défaut dans les Opéra ; comme la poësie douce & coulante de Quinault en seroit un dans une Satyre. L'acharnement du satyrique contre le lyrique paroît à présent d'autant plus insupportable, que quand Despréaux voulut faire un Prologue d'Opéra, pour donner un modèle en ce genre, il fit un ouvrage médiocre, qui n'approchoit pas des Prologues de ce même Quinault, qu'il affectoit tant de rabaisser. Ce poëte eut l'honneur de haranguer le roi, au nom de l'académie françoise, au retour de ses campagnes de 1675 & 1677. Ayant appris la mort de Turenne au moment qu'il alloit parler, il fit une digression, aussi ingénieuse que touchante, sur ce héros. Sur la fin de sa vie, il se repentit d'avoir consacré son tems à ses Opéra auxquels il a dû sa célébrité : & ses regrets étoient bien justes ; car l'amour & la volupté y sont parés de tous les moyens de la séduction, et ne peuvent faire que des impressions dangereuses sur un jeune cœur, disons mieux, sur tous les cœurs. Quinault, mourut dans de grands sentimens de religion en 1688, âgé de 54 ans ; après avoir composé pour lui-même cette épitaphe, dont la simplicité est remarquable :
Passant, arrête ici pour prier un moment ;
C'est ce que des vivans les morts peuvent attendre.
Quand tu seras au monument,
On aura soin de te le rendre.
Quinault est aussi auteur : I. De quelques Epigrammes, dont la poésie est foible. II. De la Description de la Maison de Sceaux, petit Poëme écrit avec délicatesse. III. De différentes Piéces de Poésie, répandues dans les Recueils du tems. Ses Œuvres ont été imprimées avec sa Vie à Paris, 1739 & 1778, 5 vol. in-12. C'est une vraie cruauté d'avoir abandonné ses Opéra à M. Marmontel qui les a gâchés & limousines d'une manière affligeante pour la littérature & pour la mémoire de ce célèbre lyrique. On a fait à l’occasion de cette destructive réforme , l'épigramme suivante :
Quinault par Ia douceur de sés aimables vers,
Suspendoit le tourment des ombres malheureuses :
Cherchons pour l’en punir des peines rigoureuses,
S'écria le dieu des enfers.
Il invente aussi-tôt le mal le plus horrible,
Dont au Tartare même on se fût avisé ;
Je veux faire, dit-il, un exemple terrible,
J'ordonne que Quinault soit marmontelisé.
Feller, Dictionnaire historique, première édition (1783 ; t. 5, p. 582-584)
QUINAULT, (Philippe) naquit en 1636 d'un boulanger, comme l'insinue Furetiere dans son Factum contre l'académie. Tristan l'Hermite, dont il avoit été, dit-on, le domestique, lui donna les premieres leçons de la poésie. Il se fit connoître avant l'âge de 20 ans par quelques Pieces de théâtre, & avant l'âge de 30 ans, il en donna 16, dont plusieurs obtinrent les suffrages du parterre. Elles furent jouées à depuis 1654 jusqu'en 1666. Quinault, s'appercevant qu'une de ses Tragédies étoit mal reçue, dit à un courtisan que la scene étoit en Cappadoce, qu'il falloit se transporter dans ce pays-là, & entrer dans le génie de la nation. Vous avez raison, répondit le courtisan : franchement je crois qu'elle n'est bonne qu'à être jouée sur les lieux. Boileau lui reprocha que dans ses pieces doucereuses & languissantes, tout, jusqu'à je vous hais, se disoit tendrement. Il faut convenir que si le satyrique n'épargna pas assez le jeune poëte, son tort n'est que dans l'excès de sa critique, & en jugeant Quinault précisément comme poëte, il ne pouvoit en porter un jugement bien favorable. D'Alembert lui-même qui, à cette occasion, a dit bien du mal de Boileau, en est convenu. « La grande poésie, dit-il, veut des images, de l'énergie, une harmonie ferme & soutenue, un faire mâle & prononcé, » qu'on ne trouve que rarement dans Quinault. Aussi dira-t-on de lui avec justice, que c'est un poëte charmant ; mais personne ne dira que c'est un grand poëte, comme on le dira de Despréaux, de Corneille, de Racine, de Rousseau. » C'est à-peu-près ainsi que le máréchal de Villars disoit du maréchal d'Uxelles : J'ai toujours entendu dire que c'étoit une bonne caboche;mais personne n'a jamais osé dire que ce fût une bonne tête ». Cependant Quinault, qui avoit mêlé l'étude du droit à celle de la rime, rangea les comptes d'un riche marchand que ses associés inquiétoient. Après la mort de ce marchand, qui arriva quelque tems après, il épousa sa veuve. Devenu riche par ce mariage, il acheta, en 1671 une charge d’auditeur en la chambre des comptes. Il avoit été reçu l'année d'auparavant à l'académie francoise: ses Opéra lui avoient mérité une place dans cette compagnie. Lulli le préféra à tous les autres poëtes, parce qu'il trouvoit en lui seul toutes les qualités qu'il cherchoit : une oreille délicate, qui ne choisit que des paroles harmonieuses ; un goût tourné à la tendresse, pour varier en cent manieres les sentimens consacrés à cette espece de tragédie. Ce poëte eut l'honneur de haranguer le roi, au nom de l'académie françoise, au retour de ses, campagnes de 1675 & 1677. Ayant appris la mort de Turenne au moment qu'il alloit parler, il fit une digression,
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aussi ingénieuse que touchante, sur ce héros. Sur la fin de sa vie, il se repentit d'avoir consacré son tems à ses Opéra, auxquels il a dû sa célébrité ; & ces regrets étoient bien justes ; car l'amour & la volupté y sont parés de tous les moyens de la séduction, & ne peuvent faire que des impressions dangereuses sur un jeune cœur ; disons mieux, sur tous les cœurs. « Cette musique, dit madame Maintenon dans une de ses Lettres, qui fait le seul plaisir du roi, & où l'on n'entend que des maximes absolument contraires aux mœurs, seroit, ce me semble, bien convenable à retoucher ou à proscrire. Si l'on en dit un mot, le roi répond aussi-tôt : Mais cela a toujours été. La reine, ma mere, qui avoit de la piété, & la reine, qui communioit trois fois la semaine, ont vu tout cela comme moi. Il est vrai que, pour lui personnellement, cela ne lui fait aucune impression ; qu'il n'est occupé que de la beauté de la musique, des sons, des accords, & qu'il chante même ses propres louanges, comme si c'étoient les louanges d'un autre, & seulement par goût pour les airs. Mais il n'en est pas de même pour le reste des spectateurs. Il est impossible que parmi tant de jeunes cœurs, il n'y en ait de sensibles à ces paroles pleines d'une morale qui fait consister le bonheur dans le plaisir. Car mettez à l'alambic tous les Opéra, vous n'en retirerez jamais que cette maxime retournée en mille façons différentes. Le roi a pris autrefois un plaisir extrême aux beaux Cantiques d'Esther & d'Athalie ; aujourd'hui il est presque honteux de les faire chanter ; parce qu'il sent qu'ils ennuient les courtisans, que Quinault pourtant n'ennuie pas moins. N'est-il pas déplorable que, parmi des chrétiens, & sous un roi qui ne voudroit assurément pas offenser Dieu, on ait des pratiques si contraires à tout le systême de religion ? Si le roi cependant vouloit absolument, qu'au-lieu des maximes pernicieuses semées dans les Opéra, on ne chantât que des choses saintes, ou du moins innocentes, les gens d'esprit, dont la France abonde, s'empresseroient de travailler dans ce genre. Mais il craint d'établir une nouveauté ; il craint que les beaux airs n'ennuient, dès que les paroles en sont pures ; il craint de déplaire au public, de l'opinion duquel le » prince dépend encore plus que le sujet. Quelques-uns disent que ce que l'on entend à l'opéra, entre par une oreille & sort par l'autre. Oui, mais ils oublient que le cœur est entre deux. » Quinault mourut dans de grands sentimens de religion en 1688, âgé de 54 ans, après avoir composé pour lui-même cette épitaphe, dont la simplicité est remarquable
Passant, arrête ici pour prier un moment
C'est ce que des vivans les morts peuvent attendre.
Quand tu seras au monument,
On aura soin de te le rendre.
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Quinault est aussi auteur : I. De quelques Epigrammes, dont la poésie est soible. II. De la Discription de la Maison de Sceaux, petit Poëme écrit avec délicatesse. III. De différentes Pieces de Poésie, répandues dans les Recueils du tems. Ses Œuvres ont été imprimées avec sa Vie à Paris, 1739 & 1778, 5 vol. in-12. C'est une vraie cruauté d'avoir abandonné ses Opéra à M. Marmontel, qui les a gâchés & limousinés d'une maniere affligeante pour la littérature & pour la mémoire de ce célebre lyrique. On a fait à l'occasion de cette destructive réforme, l'épigramme suivante:
Quinault par la douceur de ses aimables vers,
Suspendoit le tourment des ombres malheureuses :
Cherchons pour l’en punir des peines rigoureuses,
S'écria le dieu des enfers.
Il invente aussi-tôt le mal le plus horrible,
Dont au Tartare même on se fût avisé ;
Je veux faire, dit-il, un exemple terrible,
J'ordonne que Quinault soit marmontelisé.
Ce qui doit un peu consoler les vrais littérateurs de cette corruption, c'est que l'Opéra en lui-même est un ouvrage défectueux, monstrueux même dans les regles du théâtre, qui n'appartient à aucun genre, & qui dans la réalité n'est qu'une farce sérieuse & parée. On connoît le mot de J. J. Roussseau, qu'un poëte a rendu ainsi :
On peut faire un bon Opéra ;
Mais je ne fais trop quel suffrage
Aux mauvais on reservera,
Puisqu'un Opéra n'est pas un bon ouvrage.
Feller, Dictionnaire historique, seconde édition (1797 ; t. 7, p. 510-512)