Baillet

Adrien BAILLET (1649-1706)

Jugemens des savans sur les principaux ouvrages des auteurs, p. 397-400

1685-1686

Baillet n'est pas le plus impartial des critiques. En particulier, il interprète mal La Critique d'Alceste de Perrault ; voir la note 8 ci-dessous.

MR  Q U I N A U T

(Philippes) Parisien, Auditeur des Comptes, de l'Académie Françoise, aujourd'hui vivant. Poète François (1).

    MR Quinaut n'est pas de ces Poètes qui font redevables de toute leur réputation à la Satire, & l'on peut dire qu'il étoit déja très-connu dans le monde en qualité de Poète Comique agréable & divertissant, lorsque Mr Despréàux & Mr Furetiére se sont avisés de nous en faire un nouveau portrait. II avoit déja représenté diverses comédies & quelques Tragédies fur le Théatre, & l'on avoit vu au jour entre les autres piéces, les Sœurs Rivales, la généreuse ingratitude, l’Amalasonte, l’i, l’Alcibiade, la Comédie sans Comédie, les Coups de l\Amour & de la. Fortune, le Mariage de Cambyse , la Mort de Cyrus , le Fantôme amoureux , la Stratonice , le Pausanias, L’Agrippa ou le faux Tiberinus , le Bellerophon, L’Iris (2), L’Astrate, & d'autres encore, depuis même que son Théâtre parut à Amsterdam, imprimé en deux volumes in-12. l'an 1667. & ceux qui ont soin d'apprendre aux autres les nouvelles du Théâtre, veulent nous persuader que la source n'en est pas encore tarie.

   Comme il paroît que Mr Quinaut a travaillé plutôt pour le plaisir des personnes de joie que pour l'instruction de ceux qui souhaiteroient faire un bon usage de toutes choses, nous n'avons pas sujet de nous étendre long-tems fur ses éloges, d'autant plus qu'il doit savoir que ce n'est point tant de ses Lecteurs que de ses Spectateurs que lui viennent les applaudissemens qu'il reçoit ; & qu'ainsi il pourra bien emporter toute la gloire de son Théatre avec lui, à l’imitation de ces grands hommes de l'Histoire & de la Fable, qui ont entraîné & enseveli avec eux la gloire de leurs personnes, de leurs familles & de leur pays.

   On dit que la principale qualité des Piéces de cet auteur, est la tendresse qu'il sait exprimer de la maniéré du monde la plus touchante. Et Mr Sallo faisant l'éloge de la Tragédie d'Astrate dit (3), que l'on découvre dans la simple lecture de cette piéce les mêmes grâces qui l'ont fait admirer fur le Théatre. II nous apprend que cette piéce a de la tendresse par tout, & de cette tendresse délicate qui est toute particulière à Mr Quinaut. L'on y remarque aussi,selon le même Auteur, plusieurs maximes nouvelles de Politique & d'Amour qui sont poussées dans toute leur étendue : les vers en sont magnifiques & bien tournés, & les incidens, tout surprenans qu'ils paroissent, se démêlent sans peine & sans violence.

    Suivant ce jugement de Mr Sallo qui étoit assés bon connoisseur, l’on pouroit à l'avantage de Mr Quinaut remettre l'ironie du Poëte Satirique dans la réalité, & prendre dans le sens naturel les termes qu'il a employés pour dire de l'Astrate,

Cest-là ce qu'on appelle un Ouvrage achevé

Sur tout l’Anneau Royal me semble bien trouvé.

Son sujet est conduit d^une belle maniéré,

Et chaque Acte en sa piéce est une piéce entière (4).

   II semble que le même Auteur ait voulu nous persuader ailleurs (5) que Mr Quinaut est aussi puissant en rime que Virgile l'est en raison : mais il s'est expliqué depuis d'une maniére qui n'exclud pas entiérement les autres qualités qui paroissent nécessaires à un Poète, lorsqu'il nous a protesté qu'il n'a point prétendu dire qu’il n'y eut point d’esprit ni d'agrément dans ses Ouvrages, quoique un peu éloignés de la perfection de Virgile (6).

    Entre les piéces de Mr Quinaut dont nous n'avons pas fait mention, il y en a une qui a fait beaucoup de bruit, & qui a partagé les esprits. C'est la Tragédie ou l’Opéra qui a pour titre Alceste ou le Triomphe d’Alcide. Et il faut avouer qu'elle auroit encore eu plus de réputation, si elle n'avoit rencontré un Censeur un peu trop intelligent dans les régles de l'Art. Ce Critique prétend (7), que la piéce est défectueuse, tant pour la conduite du sujet que pour la versification. L'Auteur écrit que Mr Quinaut a tout gâté, en ne mettant pas dans sa piéce ce qu'il y a de plus beau dans Euripide, & y ajoutant des épisodes peu nécessaires, mal liés, & mal assortis au sujet ; que ces épisodes ne servent qu'à faire remarquer la pauvreté de chaque endroit, où l'on ne voit que redites de certaines rimes, & quantité de choses qui semblent ne pouvoir s'accorder entièrement avec le jugement & le bon sens en général, ni avec les maximes de l'Art de la Poësie moderne en particulier (8).

    Voilà l'inconvenient que l'on trouve à faire imprimer les piéces de Théatre, dont la principale beauté consiste dans l'Action ou la Représentation qui fait presque tout leur prix. Et l'on peut dire suivant la pensée des autres Critiques, que lorsqu'elles font destituées de cet ornement, on ne les considère plus sur le papier que comme de la chaux éteinte, ou comme le corps d'une Comédienne dépouillée de ses habits somptueux & ensevelie dans le cercueil (9).

    Mais cet inconvénient ne laisse pas d'avoir son utilité, puisqu'il peut contribuer beaucoup à diminuer le nombre des Lecteurs de ces piéces, qui certainement pourroient être plus dangereuses à l'innocence & à la pureté des mœurs, si elles conservoient quelques-uns de ces charmes, dont elles ont enchanté les yeux & les oreilles des Spectateurs fur le Théatre.

   Et c'est aussi une espéce de soulagement pour la conscience de Mr Quinaut, qui dans la généreuse résolution qu'il a faite de se défaire d'un métier si périlleux pour son salut, & de ne plus mal édifier son prochain, aura du moins la consolation de voir que si ses piéces ne sont point en état de faire du bien à personne, elles ne seront point aussi capables de faire grand mal.

    Je ne me fuis point arrêté à faire les éloges des Opéra de Mr Quinaut, quoiqu'ils lui fassent assurément plus d'honneur que ses Comédies, à cause que j'aurois eu sujet d'appréhender de louer encore quelqu'autre avec lui, parce qu'effectivement la gloire qu'il acquise, lui est commune avec quelques autres personnes (10).

NOTES

1. Mort le 29. Novembre 1688, agé de 55 ans.

2. II n'y a pas de piéce de Quinaut connuë sons le nom d'Iris, mais au lieu de l’Iris c'est Lysìs très-assurément qu'il faut lire, parce que le 9. Décembre 1660, il y eut une Pastorale de Quinaut représentée au Louvre sous le titre des Amours de Lysis & d'Hespérie fur le sujet de la négociation de la Paix, & du mariage de Louis XIV. Il est dit dans la Vie de Quinaut imprimée par maniéré de préface au devant du premier tome de ses œuvres, que cette piéce pour de certaines raisons n'a pas été rendue publique, & que l'original apostillé de la main de Mr de Lyonne est à la Bibliothèque de Mr Colbert.

3. Journal des Savans du 13 de Mars de l’an 1665.

4. Nic. Boil. Despréaux Satire III. p. 30.

5. Item Satire II. pag. 18.

6. Préface sur ses Ouvrages de l'édition de 1683, 1685, &c.

7. Charles Perrault dans la Critique de l'Opera de l'Alcest,, à la fin de ses Oeuvres mêlées de prose & de vers.

8. Charles Perrault étoit trop ami de Quinaut pour le critiquer quand il l'auroit pu faire avec justice. Aussi bien loin d'avoir blâmé quoique ce soit dans l'Opera d'Alceste, il a tout au contraire fait un Dialogue exprès entre Aristippe & Cléon, Où sous le nom de Cléon il a répondu aux objections d'Aristippe Censeur de cet Opéra, & tout ce que Baillet prétend qu'a dit Perrault contre Quinaut dans ce Dialogue est justement, comme le remarque Ménage, chap. 78. de l'Anti-Baillet, ce que Perraulr y a réfuté.

9. Ant. Furetiére sec. Fac. pag. 8. 9.

Voyés aussi le 3. tom. cont. les Traduct. touchant les versions des Poésies en prose.

10. II entend avec Lulli, & les plus belles voix de l’Opera.