La Grotte de Versailles

La date de la création de La Grotte de Versailles n'est pas certaine. Le lieu, en revanche, est clair -- la Grotte de Thétis, édifiée en 1666 sur le côté nord du château et détruite en 1684 lors de la construction de l’aile nord.

La plupart des historiens donnent la date de 1668, surtout à cause du livret publié chez Ballard en cette année. Cependant, au contraire de la plupart des livrets publiés chez le "seul imprimeur du roi", la page de titre ne comporte pas de date précise. (Sur celle du Carnaval, par exemple, mascarade publiée la même année, on peut lire "Dansée par sa Majesté le dix-huitiéme Janvier 1668".)

On pourrait s'appuyer sur le deuxième vers du texte de Quinault pour proposer une date plus précise en 1668. La mention du retour du roi fait penser au séjour de la cour à Versailles du 21 au 30 avril. Louis XIV était de retour de la campagne de la Franche-Comté, et on sait que la troupe de Molière était présent dès le 25 pour plusieurs représentations.

Cependant, on sait qu'on jouait déjà à Paris en novembre 1667 une musique qu'on avait entendue dans les grottes de Versailles. Une édition moins connue de La Grotte de Versailles avait déjà paru dans la Seconde partie du Recueil de pieces galantes, en prose et en vers, de Madame la Comtesse de Suze, et d’une autre dame (Paris, Gabriel Quinet, 1668), avec un achevé d'imprimer du 1er décembre 1667. Plus courte que le livret chez Ballard (il y manque un récit et la seconde strophe de deux chansons, ce qui fait environ 20% du texte de Ballard, si on ne compte pas les vers répétés), il pourrait s'agir d'une première version de cette églogue, qui correspondrait aux concerts dans des grottes à Versailles mentionnés par Robinet dans plusieurs lettres (novembre 1667, janvier 1668 et avril 1668). 

La musique de ces concerts de novembre 1667, décrits par Robinet et par la Gazette de France (19 novembre, p. 1286), est probablement celle de la partition que nous connaissons, qui ne fut publiée qu'en 1685. (Le titre "La Grotte de Versailles" n'est pas mentionné en 1667.) On ne sait pas s'il y avait des danseurs à tous ces concerts, mais il y avait sans doute des chanteurs et des des instrumentistes : la Gazette parle d’un "tres beau Concert, lequel avoit servi de Divertissement à la Cour, au Chasteau de Versailles"

Le vers "Louis est de retour" est déjà présent dans le recueil Suze. Il pourrait donc s'agir de son retour de la campagne de Flandre, le 7 septembre 1667.

Jérôme de La Gorce ("Un lieu de spectacle [...]", p. 311) constate avec raison qu'il est surprenant qu'aucun chroniqueur de l'époque ne mentionne un spectacle dansé par le roi et par d'autres notables de la cour. Se contenta-t-on de concerts, après avoir prévu le spectacle royal décrit dans le livret ? Ceux-ci étaient normalement imprimés avant les événements qu'ils évoquaient.

D’autres représentations eurent lieu à Versailles le 11 août 1669, le 23 août et le 6 septembre 1670 et le 11 juillet 1674. Paris la vit pour la première fois en 1685, probablement en novembre avec l’Idylle sur la paix de Racine et Lully, sous le titre de L’Églogue de Versailles. Elle figura au programme de l’Académie Royale de Musique, avec d’autres œuvres courtes, en 1696, 1700 et 1717, et du Concert Spirituel (fragments) en 1728.

Cette œuvre, avec ces trois entrées de ballet où Louis XIV et des courtisans cotoyaient des professionnels (voir Notes, en bas à droite), s’inscrit dans la tradition du ballet de cour. C’est la première en date des titres de ses œuvres mentionnés par Quinault dans sa lettre à Louis XIV en 1684, et la première œuvre pour la cour dont on peut être certain qu’il fit toutes les paroles et, sans doute, le dessein. (Sur l’attribution douteuse à Pellisson, voir Attribution, à droite.)

Mon édition critique, qui essaie de recréer L'Églogue de Versailles de 1685, a paru en 2022, avec Le Temple de la Paix.

LA GROTTE

DE

VERSAILLES

ECLOGUE

EN MUSIQUE

A PARIS,

Par ROBERT BALLARD, seul Imprimeur

du Roy pour la Musique.

M. DC. LXVIII.

Avec Privilege de sa Majesté.


Des Bergers qui chantent & qui jouënt de divers Instruments, suivis d’une Troupe de Pastres qui dançent, viennent dans la Grotte de Versailles pour y faire une Feste rustique.


RECIT.

Chanté par Silvandre, & par Coridon

SILVANDRE.

Allons, Bergers, entrons dans cet heureux sejour ;

Tout y paroist charmant, LOUIS est de retour.

Il sort des bras de la Victoire,

Et vient rassembler à leur tour

Les plaisirs esgarez dans ces Bois d'alentour.

CORIDON.

Il se plaist en ces lieux à perdre la memoire,

De la grandeur qui brille dans sa Cour.

SILVANDRE, & CORIDON ensemble.

Cessons de parler de sa Gloire,

Il n'est permis icy de parler que d'amour.

Le Chœur des Bergers repete ces deux derniers Vers.

***

RECIT.

Chanté par Lycas, et repeté par le Chœur des Bergers.

Dans ces charmantes Retraites,

Accordons nos Chalumeaux,

Nos Pypeaux,

Nos Musettes,

Au ramage des Oyseaux,

Et Chantons nos amourettes

Au doux murmure des Eaux.


CHANSON

Chanté par les Bergeres Iris & Caliste, deux Bergers repondent par un petit Concert de Flustes 1.

Goustons bien les plaisirs, Bergere,

Le temps n’en dure pas toûjours.

La Moisson la plus chere

Est celle des Amours,

Elle ne se peut faire

Qu'au printemps de nos Jours.

***

Mesnageons la saison de plaire

Mesnageons des momens si cours

La Moisson la plus chere

Est celle des Amours,

Elle ne se peut faire

Qu'au printemps de nos Jours.


Lycas et le Chœur des Bergers repetent le Recit precedent, Dans ces charmantes Retraites.

DIALOGUE 2.

Chanté par Menalque & par Coridon, à qui deux autres Bergers respondent avec des Flustes douces.

MENALQUE.

Sortons de ces Desers, détournons-en nos pas.

CORIDON.

Pourquoy quitter si-tost ces endroits pleins de charmes :

MENALQUE.

L'Amour est dans ces lieux avec tous ses appas.

CORIDON.

Ha qu'il est doux icy de luy rendre les armes !

Où pourrions-nous aller où l'Amour ne fut pas ?

MENALQUE, et CORIDON ensemble.

Voyons tous deux, en aimant,

Qui de nous sçaura prendre

L'ardeur la plus tendre,

Et la garder plus constamment,

Ne craignons point le tourment

Qu'un coeur amoureux doit attendre,

C'est un mal trop charmant

Pour s'en deffendre.

MENALQUE.

Aimons puisqu’il le faut dans ces heureux Desers.

CORIDON.

L’Amour dans ces beaux lieux n’a que d’aimables chaînes.

MENALQUE.

Il a de quoy payer le repos que je pers.

CORIDON.

Il n’est point de plaisirs si charmans que ses peines,

La liberté n’a rien de si doux que ses fers.

MENALQUE, et CORIDON ensemble.

Voyons tous deux en aimant

Qui de nous sçaura prendre

L'ardeur la plus tendre, etc.

***

RECIT.

Chanté par Dafnis, & repeté par le Choeur des Bergers.

Venez prés de ces Fontaines,

Venez Nymphes qui chassez,

Cessez de courir les Plaines

Avec des soins empressez,

Venez icy prendre

Des plaisirs charmants,

Venez nous entendre,

Dançez à nos chants.

***

[Menuet. Les Nymphes dansent.]

***

Second couplet du Recit precedent chanté par Dafnis, & repeté par le Chœur des Bergers 3.

Chantez dans ces lieux sauvages,

Chantez Rossignols heureux,

Meslez vos tendres ramages

Parmy nos Chants amoureux :

L’Amour dans vos chaînes

Flate vos desirs,

Nous chantons nos peines,

Chantez vos plaisirs.


Les Rossignols de la Grotte de Versailles meslent leur Concert à celuy de plusieurs Instruments Champestres, & les Bergeres Iris & Caliste joignent leurs voix ensemble pour leur respondre.

CHANSON.

Chantée par Iris & Caliste ensemble, & dont l’Air est repeté par plusieurs Bergers qui le jouënt avec des Flustes, des Musettes & des Haut-bois 4.

Ces Oyseaux vivent sans contrainte,

S'engagent sans crainte

Leurs noeuds sont doux

Tout leur rit, tout cherche à leur plaire,

Nous devons en estre jaloux :

La Raison ne nous sert de guere,

En amour ils sont tous

Moins bestes que nous.

***

Dans leurs chants ils disent sans cesse,

Que l'Amour les blesse,

D'aimables coups.

Tout leur rit, tout cherche à leur plaire,

Nous devons en estre jaloux, etc.


[Six Pastres dansent.]


Au milieu de la réjouïssance generale la Bergere, Iris, ne peut s’empescher de se plaindre de la passion dont elle est touchée, & de porter envie à l’insensibilité des Rochers qu’elle voit dans la Grotte de Versailles.

CHANSON.

Chantée par la Bergere Iris, à qui deux Bergers respondent par une Ritornelle de Flustes douces 5.

Dans ces Desers paisibles ;

Rochers que vostre sort est doux !

Vous estes insensibles ;

Trop heureux qui l'est comme vous !

***

D'une Rigueur extresme

Mon coeur sent les plus rudes coups ;

L'insensible que j'aime

Est cent fois plus Rocher que vous.

La mesme Bergere continuë à se plaindre, & en eslevant sa voix, & la tournant du costé de l'Echo, l'oblige enfin à luy répondre.

Depuis que l'on soûpire

Sous l'amoureux Empire,

Depuis que l'on soûpire

Sous l'amoureuse Loy,

Helas qui fut jamais plus à plaindre que moy ?

L'ECHO.

Moy

IRIS.

Helas !

L'ECHO.

Helas !

IRIS.

Qui fut jamais plus à plaindre que moy ?

L'ECHO.

Qui fut jamais plus à plaindre que moy ?

IRIS.

Quelle voix vient icy se plaindre ?

L'ECHO.

Quelle voix vient icy se plaindre ?

IRIS.

N'en doutons plus, ce sont les Echos d'alentour.

L'ECHO.

Ce sont les Echos d'alentour.

IRIS.

Jusqu'au coeur des Rochers de ce charmant sejour

Leur plainte nous apprend que l'Amour est à craindre.

L'ECHO.

Que l'Amour est à craindre.

IRIS.

Le Choeur des Bergers, accompagné du chant des Rossignols, & des repetitions de l’Echo, acheve de chanter les Vers suivans.

Chantons tous en ce jour,

Redisons tour à tour,

Que le chant des Oyseaux nous seconde,

Que l'Echo nous responde,

Chantons tous en ce Jour.

Chantons qu'il n'est rien dans le monde

Qui soit insensible à l'Amour.


[Air des Echos. Les Nymphes et les Pastres dansent.]


NOTES

1. Dans la partition de 1685 (source A), une ritournelle pour deux flûtes précède ce duo.

2. Dans la partition de 1685, "Sortons de ces Desers [...]" et "Aimons puisqu'il le faut [...]" sont deux couplets d'un duo qui précède "Voyons tous deux [...]" ; Ménalque et Coridon chantent ensemble, et non en alternance.

3. Ce couplet manque dans la partition de 1685.

4. Dans la partition de 1685, une ritournelle pour deux flûtes précède ce duo.

5. Dans la partition de 1685, une ritournelle pour deux flûtes précède ce duo.


SOURCES LITTÉRAIRES

A. La Grotte de Versailles, églogue en musique, Paris, Ballard, 1668

B. Seconde partie du Recueil de pieces galantes, en prose et en vers, de Madame la Comtesse de Suze, et d’une autre dame, Paris, Gabriel Quinet, 1668, p. 141-147.

   On trouve La Grotte de Versailles dans plusieurs autres éditions de ce recueil, amuptée du récit "Venez près de ces fontaines" et de la seconde strophe de "Goûtons bien" et de "Dans ces déserts". Par exemple :Recueil de pièces galantes, en prose et en vers, de Madame la Comtesse de La Suze et de M. Pélisson, Augmenté de plusieurs Elegies, t. III, Paris, G. Quinet, 1675, p. 103-109.

C. L’Idyle sur la paix et L‘Eglogue de Versailles, divertissemens representez en differens temps par l’Academie Royale de Musique […] Musique de M. de Lully. XVIII. Opera, [S. l., ca. 1685], 16 p. ; in-4

D.Ydille de la Paix chanté dans l’orangerie de Sceaux, avec la Grotte de Versailles et La Pastorale mise en musique par Mr Gautier, Lyon, Thomas Amaulry, 1690, p. 6-9

E. Les Festes de l'Amour et de Bacchus, pastorale précédée de la Grotte de Versailles, représentées à l'Académie royale de musique,  Paris, C. Ballard, 1696

F. Paris, C. Ballard, 1700 (Le Carnaval, mascarade, précédé de La Grotte de Versailles, p. 3-10)

G. L'Eglogue de Versailles, dans Recueil general des opera, Paris, C. Ballard, 1703, t. III, p. 81-88.

ATTRIBUTION.

A, B, D, E, F : aucune.

C, G. "Les Paroles de l'Eglogue sont de Mr Quinault."

Cette oeuvre est attribuée à Pellisson par Lecerf de la Viéville (Comparaison, II, p. 132. Cette attribution est extrêmement douteuse, puisque :

- Quinault la cite parmi ses oeuvres dans une lettre à Louis XIV en 1684

- Elle est attribuée à Quinault dans la partition manuscrite de la collection Phiulidor (source musicale B), par Boscheron dans la Vie de 1715, par le Recueil général des opéra (source E), et par presque tous les auteurs après Lecerf.

- Six airs extraits de La Grotte de Versailles sont attribués à Quinault dans des recueils poétiques de l'époque :

Ces oiseaux vivent sans contrainte

Chantez dans ces lieux sauvages

Dans ces charmantes retraites

Dans ces déserts paisibles

Depuis que l'on soupire / Sous l'amoureux Empire

Goûtons bien les plaisirs bergère

Titon du Tillet, dans son Parnasse François (1732), p. 400, dit des opéras de Lully que "les paroles sont de Quinault, excepté [...] l'Ydille sur la paix, & l'Eglogue de Versailles, dont Moliere conjointement avec Racine & Quinault ont donné les paroles [...]". Il n'est pas clair s'il attribue une partie des paroles des deux ouvrages à Molière et à Racine, ou seulement celles de l'Eglogue.

SOURCES MUSICALES (LWV 39).

A. Idylle sur la paix, avec l'eglogue de Versailles, et plusieurs pieces de symphonie, mises en musique par Monsieur de Lully, Paris, Christophe Ballard, 1685, p. 73-120

B. La Grotte de Versailles, Eglogue en musique, Représentée en 1668, manuscrit copié par Hiérémie de Vignol, ca. 1690, BnF Musique, Rés. F 532

C. La Grotte [de Versailles] et Psiché. Mis en musique par Mr de Lully […], Paris, BnF Musique, RES F- 1707 (1/2)

D. Les Airs de la Grotte de Versailles, et de la Mascarade. Amsterdam, A. Pointel, 1700

E. La Grotte de Versailles, Versailles, Éditions du Centre de Musique Baroque de Versailles, 2000 (livret et partition)

- Pour d'autres sources, surtout manuscrites, voir le catalogue de H. Schneider de l'oeuvre de Lully.

ATTRIBUTION.

A, B, C, D : Lully

NOTES.

Il y a trois entrées dansées :

- Après le récit "Venez près de ces fontaines" : "Les Nymphes qui se divertissent à la Chasse dans les Plaines de Versailles, viennent dançer dans la Grotte aux Chants des Bergers.

Le Roy. Le Marquis de Villeroy, le Marquis de Rassan, M. Beauchamp, Bonard, & Favier."

- Après les deux strophes de la chanson "Ces oiseaux vivent sans contrainte" : Six Pastres riches & ridicules, s'excitent à dançer au son des Flustes, des Musettes et des Haut-bois, & forment des pas & des figures crotesques autour des deux Bergers qui chantent.

Messieurs Dolivet, Chicaneau, le Chantre, S. André, Bonard, & Chauveau."

- Après le dernier choeur ("Chantons tous en ce jour") : "A l'exemple de ce dernier Concert où les Bergers reünissent toutes leurs voix & toute leur Symphonie, les Nymphes & les Pastres se joignent ensemble par une dance generale, & font un jeu de pas & de figures à l'imitation de celui que font les Echos, les Voix & des Instruments." [Aucun nom ; ce sont sans doute les mêmes que dans les deux premières entrées.]

Le livret de 1668, p. 4, donne le détail des interprètes :

Bergers qui chantent les Recits.

Silvandre.  M. Destival.

Coridon.  M Gaye.

Lycas.  M. Le Gros.

Menalque.  M. Fernon.

Dafnis.  M. Noblet

Bergeres qui chantent.

Iris.  Madlle. Hylaire.

Caliste.  Madlle. Des-Frontaux l'aisné.

L'Echos.  Madlle. Des-Frontaux la jeune.

Bergers qui chantent dans les Choeurs.

Bergers qui jouënt des Instruments.

Dans la source littéraire G (Recueil général des opéra), le texte est précédé par L'Idylle sur la Paix de Racine et suivi d'une "Augmentation" tirée du dernier intermède de Monsieur de Pourceaugnac de Molière.