L’opéra difficile

Ce n'est pas l'Opéra que je fais pour le Roy,

Qui m'empesche d'estre tranquille ;

Tout ce qu'on fait pour luy, paroist toûjours facile.

La grande peine où je me voy,

C'est d'avoir cinq Filles chez moy,

Dont la moins âgée est nubile.

Je dois les établir, & voudrois le pouvoir ;

Mais à suivre Apollon on ne s'enrichit guére,

C'est avec peu de bien un terrible devoir,

De se sentir pressé d'estre cinq fois Beaupere.

Quoy ? Cinq Actes devant Notaire,

Pour cinq Filles qu'il fait pourvoir !

O Ciel, peut-on jamais avoir

Opéra plus fâcheux à faire ?


RÉPONSES

Je vous envoyay dans ma Lettre de Fevrier un Madrigal de Mr Quinaut, que tout le monde a trouvé fort agréable. Voicy la Réponse que luy a fait le Berger de Flore.

REPONSE

A Mr QUINAUT.

Pourquoy s'embarrasser, tendre & galant Quinaut,

Du Mariage de vos Filles ?

Mnemosine en a neuf, grace au temps tres-nubiles ;

Et cependant, qui l'entend, qui l'entend dire un mot

D'établissement, ny de dot ?

Jupiter, bien qu'il soit leur Pere,

A-t-il parlé de les pourvoir,

Et s'en est-il fait un devoir ?

Apollon, leur Amy, leur Compagnon, leur Frere,

Mercure, Mars, & les autres Parens,

Ont-ils pris en cela des chemins diférens

Du Pere & de la Mere ?

Non, pour elles jamais n'on esté proposez

Aucuns Actes devant Notaire.

Tous ces Dieux se sont reposez

Toûjours, du soin de cette affaire,

Sur la sagesse du Destin,

Qui sçait mieux qu'eux conduire à bonne fin

Tout ce qu'on luy défere.


Agreable Autheur, imitez

Ces prudentes Divinitez ;

Pour marcher sur leurs pas, le Ciel vous a fait naistre.

Ne servez vous pas un bon Maistre ?

N'est-il pas plein d'affection ?

N'est-il pas genéreux autant qu'on le peut estre,

Et ne ressent-on pas en toute occasion

Cette noble inclination ?

Calmez donc vostre esprit, vous ne pouvez mieux faire.

Continuez seulement à luy plaire,

Vos soins ne seront pas perdus,

Il peut compter pour rien, cinq fois dix mille écus.

Prétendez-vous de plus grands avantages ?

Hé bien, qu'au lieu des dix, il vous donne des cent,

Il le peut, il est tout puissant.

Que ne vous doit-on pas pour vos charmans Ouvrages ?

Que ne méritent point des Filles qui sont sages ?

Songez pourtant, pour modérer vos voeux,

Que les plus riches Mariages

Sont rarement les plus heureux.


Voicy une autre Réponse du Berger Fleuriste.


J'en sçay, galant Autheur, qui ne vous plaignent guére,

De vous sentir pressé d'estre cinq fois Beau pere.

Si cet empressement

Vient des Partis qui brûlent pour vos Filles,

Et qui cherchent vostre agrément

Pour les mettre dans leurs Familles,

Vous sçavez l'art de feindre, & pouvez finement

Apporter des delais à leur contentement.

Si c'est d'elles qu'il vient, ah c'est une autre affaire.

Le danger, en ce cas, suit le retardement,

Il faut, pour l'éloigner, veiller exactement.

A cinq dots à la fois qui pourroit satisfaire ?

L'embarras n'est pas ordinaire ;

L'un est un Opéra, l'autre un fâcheux tourment.

Je vous en plains, & plains extrémement.

SOURCES

A. Le Mercure galant, février 1683, p. 253-254

B. Recueil de vers choisis (Recueil Bouhours), Paris, Paris, Josse, 1693, p. 61

B-bis. Le Portefeuille de Monsieur L. D. F***, chez Dominique Labarre, Carpentras, 1694, et Cologne, 1695, p. 129-30 

C. Recueil de pieces curieuses et nouvelles [...], Tome III, 4e Partie, La Haye, Adrien Moetjens, 1695, p. 627

D.  Boscheron, "La Vie de Philippe Quinault, de l’Académie Françoise", dans Ph. Quinault, Le Theatre de Quinault [...], Paris, Pierre Ribou, 1715, p. 54

E. Paris, Bibliothèque nationale de France, manuscrits français 24.446, f. 7

F. Paris, Bibliothèque nationale de France, manuscrits français 20.864, f. 143

G. Paris, Bibliothèque nationale de France, Arsenal ms. 9667, papiers de Paul Lacroix

H. Paris, Bibliothèque nationale de France, Arsenal ms. 6542, papiers deTralage. Publié dans Notes et documents sur l'histoire des théâtres de Paris au 18e sìecle. Extraits mis en ordre et publiés d'apres le manuscrit original par le bibliophile Jacob, avec une notice sur le recueil du sieur du Tralage, Paris, Librairie des Bibliophiles, 1880, p. 109

I. Jean-Benjamin de La Borde, Essai sur la musique ancienne et moderne, Paris, Pierres et Onfroy, 1780, t. IV, p. 335

J. Paris, Bibliothèque de l'Institut, ms. 633, "Recueil litteral de differentes pieces [...]"

K. Reims, Bibliothèque municipale, ms. 1281. Dans R. Kohn, Lettres de Maucroix, Paris, PUF, 1962, p. 230.

L. Poëtes français, ou Collection des poëtes du premier ordre et des meilleurs ouvrages en vers du second ordre. Poésies du second ordre, tome 40, Paris, Veuve Dabo, 1822, p. 1 [identique à Recueil de poësies de Quinault, Boursault, Pelisson [...], Paris, Veuve Dabo, 1823, p. 1]


ATTRIBUTION

A. "[... ] un fort joly Madrigal de Mr Quinaut"

B-bis. "Madrigal par Quinaut".

F. A la fin du madrigal, "par Quinault".

I. Ces vers se trouvent dans l'article Quinault des "Poètes Lyriques Français".


VARIANTES

Il y a plusieurs variantes pour le vers 7 :

     " Je doy les establir, je voudrois le pouvoir ;" dans les sources B, C, D, E, F, I, J, K.

     " Il les faut establir, je le voudrois pouvoir ; " dans les sources G, H.

On peut signaler aussi plusieurs variantes de moindre importance :

   v. 1, " Ce n'est point ... " dans les sources B, C, E, F, G, H, J, K, L.

   v. 3 : " Tout " manque au début du vers dans la source G.

   v. 3 : "pour LOUIS" dans la source B-bis.

   v. 3: "semble toujours"

   v. 5 : " Est à avoir cinq filles chez moi " dans la source G, K.

   v. 12 : "... faut pourvoir" dans la plupart des sources ; "qu'on doit pourvoir" dans la source K.

   Dernier vers : " d'Opera ... " dans les sources G et H.

   

NOTE

    Ce madrigal, publié pour la première fois en février 1683, date du début de 1683, ou peut-être de la fin de 1682. En juillet 1684, trois de ses filles étaient religieuses à Montargis ; la date précise de leur profession n'est pas certaine, mais on peut proposer quelques hypothèses. Les deux autres se marièrent, en 1685 et 1688. Voir la page "Date du madrigal" pour de plus amples informations sur la datation et sur la situation de ses filles au début de 1683.

    Quinault fait sans doute allusion à ce madrigal dans sa lettre du 10 mars 1683, adressée peut-être à Colbert (Buijtendorp, p. 173), où il mentionne "le difficile Opera de l'establissement de ma famille" (Bibliothèque Nationale de France, manuscrit, ms. fr. 22.222, f. 263).

   Bayle dit dans une lettre datée le 3 octobre 1684 : "Il couroit l'année passée un Madrigal de Mr. Quinault" (Nouvelles lettres de l'auteur de la critique gênêrale de l'histoire du Calvinisme, lettre XXI, dans Oeuvres diverses de Pierre Bayle; contenant tout ce que cet  auteur a publiê sur des matiàres de thêologie, de philosophie, de critique, d'histoire, et de littêrature, exceptê son Dictionnaire historique et critique, 4 vols., La Haye, P. Husson, 1727-31, t. II, p. 306).

    Dans la Vie de 1715, p. 54, on lit "Quelque temps avant la mort de la Reine, le Roi avoit ordonné à Quinault de faire un Opera. Sa Majesté lui en avoit même donné le sujet. C'étoit celui d'Amadis. Il courut un bruit que Quinault étoit fort embarassé comment il executeroit le dessein du Roi. Quinault prit cette occasion pour faire un Madrigal auquel il donna pour titre, L'Opera difficile". La Reine mourut le 30 juillet 1683, et "quelque temps avant" cette date Quinault travaillait sans doute sur Amadis, qui serait créé en janvier 1684. Cependant, comme le madrigal parut dans le Mercure de février 1683, il semble un peu exagéré de dire "quelque temps avant" quand il fut écrit six mois avant le 30 juillet.

    Selon la Vie manuscrite de Boscheron, p. 86-87, ce madrigal valut à Quinault une récompense royale de 30.000 livres : "Avant le deces de la Reine, le Roy choisit le sujet d’amadis, et dit a Quinault de le traiter. On debita parmi les fausses nouvelles que le poete restoit court sur l’argument de cette tragedie, et que sa Muse l’abandonnoit dans l’invention de ce poeme. Quinault averti, pour se moquer des nouvelistes où [sic] plustôt afin de donner matiere a rire, jetta sur le papier un Madrigal, qu’il a intitulé, l’opera difficile, qu’il finit en disant, que bien eloigné de n’estre pas tranquile en travaillant a son opera pour le Roy, tout son chagrin ne vient que de cinq filles qu’il a, il n’est pas, dit-il, d’opera plus fâcheux a faire, que d’avoir cinq filles a establir. Il presenta ce Madrigal au Roy, qui le recompensa de trente mil Livres, pour marier sa premiere fille. Le manque de Biens n’avoit nullement reduit Quinault, a rendre public ce madrigal, on le croyoit riche dés lors d’au moins trois cent mil Livres. Cela n’empescha pas les poetes de s’exercer sur le nouveau madrigal, en reponse duquel deux poetes en ont inventé deux autres, qui ne sont ni bons ni mauvais."

    On trouve ce madrigal dans de nombreux recueils du XVIIe et du XVIIIe siècles. La Vie de 1715 (p. 55) et Gros (p. 145-146) mentionnent aussi qu'on y fit plusieurs réponses. J'en donne deux ici (après le texte de Quinault), tirés du Mercure Galant de juin 1683, p. 111-116.