Mlle Serment et Quinault : quelques documents

De nombreuses sources suggèrent que Quinault connaissait bien Louise Anastasie Serment[1], au moins dans les dernières années de sa vie, et qu’il l’a consultée pendant la composition d’Armide. Peut-on avoir une idée de ce qu’ils se seraient dit ?

 

Le premier témoignage de cette collaboration se trouve dans l’édition de 1693 des Menagiana. Après plusieurs lignes sur les critiques de Quinault et les faiblesses de ses livrets, le paragraphe se termine ainsi :

Aussi, dit-on, que ce qu’il y a de supportable dans ses Opera, il le tient des conversations fréquentes qu’il avoit avec une très-habile Demoiselle. C’étoit Mademois. Serment de qui j’ay ouy faire de grands éloges à Monsieur… . M. Quinaut la consultoit en tout, & n’a rien publié depuis l’Alceste qu’elle n’en fust contente. C’est, je croy, ce qui a fait dire, que si le feseur d’Opéra a acquis quelque gloire, elle luy est commune avec d’autres gens. Dans le temps que Quinaut se loua pour fournir à Lully un Opera tous les ans, on fit ces vers, dont je me souviens encore :

[…]

Que force gens passent pour bien écrire,

Et qu’en public brille tout leur bien dire,

Je le croy bien :

Mais qu’au travail d’autrui bien souvent ils ne doivent

La gloire et le profit qu’ils reçoivent,

Je n’en croy rien. (p. 434-435)

Dans l’édition des Menagiana de 1694, la plupart des commentaires négatifs disparaissent, et la phrase sur Mlle Serment devient « M. Quinaut n’a rien publié depuis l’Alceste qu’il n’ait consulté Messieurs B... & Perrault qui avoient soin de revoir ses Ouvrages par ordre de M. Colbert » (p. 364-365). Pour Boscheron, le « B » désigne l’auteur dramatique Claude Boyer, pour Lecerf ce serait Boileau, mais il est possible que ce « B » soit simplement une erreur. C’était la « Petite Académie » (que Quinault intégra en 1674, l’année d’Alceste) qui revoyait les livrets, au moins depuis Thésée en 1675, et ni Boyer ni Boileau n’en faisait partie dans les années 1670[2].

 

Des annotations marginales dans un exemplaire des Menagiana de 1693, probablement de Régnier-Desmarests (1632-1713), insistent que « ce n’étoit point mademoiselle Serment que Quinault consultoit[3]. Il alloit à de meilleures sources. Il pouvoit peut-être lui faire voir ce qu’il faisoit ; mais c’étoit après l’avoir fait voir à d’autres ; et au reste il avoit lui-même beaucoup de goût pour ces sortes de choses-là ». L’annotateur ajoute, à propos de « Je le croy bien », que « Ces vers n’ont jamais été faits à cette occasion (Quinault qui loua sa muse à Lully), c’est une imitation de Gongora, poëte espagnol, et ils sont mal rapportés ici » (p. 435).

 

Boscheron, dans sa Vie imprimée de 1715 et sa Vie manuscrite de 1722, commente les deux versions des Menagiana dans le contexte des collègues que Quinault aurait consultés pendant la composition de ses livrets. Le biographe rejette la première version des Menagiana, sur l’autorité de Boffrand, le neveu de Quinault qui vivait chez lui à partir de 1681. Il avait assuré Boscheron que son oncle « ne fit connaissance avec Mademoiselle Serment, que lorsqu’il travaillait à son Opéra d’Armide », c’est-à-dire en 1685[4].

 

En ajoutant à ce que dit Boscheron, ce que nous savons maintenant de la révision des livrets de Quinault par la Petite Académie à partir de 1674, on peut conclure que, s’il y a bien eu une collaboration avec cette « fille savante », elle était en dehors du processus plus ou moins officiel de révision et qu’elle n’a pas duré longtemps. Ce qui est moins sûr, c’est comment Mlle Serment aurait pu aider notre poète. Le seul moyen de répondre à cette question est de lire ses écrits et les nombreux – et souvent contradictoires – textes qui parlent de sa vie et de ses œuvres.

* * *

Taillefer résume assez bien les diverses anecdotes qui circulaient au XVIIIe siècle :

LOUISE-ANASTASIE SERMENT, née à Grenoble, morte à Paris en 1692.

Mademoiselle Serment étoit recherchée par les Auteurs les plus célebres, qui la consultoient. Corneille, Quinault, Pavillon, célébrerent à l'envi son mérite. L'Auteur d'Armide éprouva, dit Pavillon, pour cette Demoiselle, une tendresse qu'elle partagea sans scrupule, quoique Quinault fût marié.

Les vers que fit Mademoiselle Serment, peu d'instans avant sa mort, peuvent donner une idée de sa versisication & de ses sentimens. Il faut remarquer qu'elle étoit tourmentée par un cancer, qui lui rendoit la vie insupportable :

Bientôt la lumiere des cieux

[...]

Des malheureux mortels est le plus sûr asyle.

Pavillon, empressé à faire tout ce qui pouvoit être agréable à Mademoiselle Serment, lui demanda ses ordres pour une ville de Province où il devoit aller passer quelques semaines. La seule chose, lui répondit-elle, que j'attends de votre complaisance, c'est de m'écrire une fois tous les huit jours. Pavillon lui en donna sa parole; & comme Mademoiselle Serment paroissoit douter de sa sincérité, Pavillon ajouta : Je vous promets, par votre nom, que je serai exact à la tenir.


NOTES

[1] Pour ces sources, voir la page Bibliographie. J’ai opté de négliger la particule de Mlle Serment, bien qu’elle soit présente dans plusieurs sources, surtout La Nouvelle Pandore et la plupart des actes notariaux ; la famille y insistait, évidemment. Les sources les plus anciennes, comme les Vies de Boscheron et les Menagiana, l’ignorent. La famille s’appelait Tastevin avant 1625 environ ; voir l’article de Th. Champel dans Racines drômoises numéro 119, 2017, p. 16-18.

[2] Boscheron, Vie imprimée, p. 34 ; Vie manuscrite, p. 77. Lecerf, Comparaison, II, p. 213 ; Mlle Serment y est décrite comme « une fille de Paris ». Sur la Petite Académie, voir mon Quinault librettiste de Lully, 2021, Wavre, Mardaga, 2009, p. 128-129.

[3] Magasin encyclopédique, ou Journal des Sciences, des Lettres et des Arts, rédigé par A.-L. Millin, Paris, Delance, 1805, tome IV, p. 380-381.

[4] Vie imprimée, p. 37. Dans la Vie manuscrite, Boscheron écrit « n’est entré en commerce avec Mademoiselle Serment que dans le tems, qu’il tenoit la plume sur Armide ».