Anecdotes littéraires

PHILIPPE QUINAUT,

né à Paris l'an 1655, mort en 1688.

I.

LES Comédiens depuis leur établissement à Paris, étoient dans l’usage d’acheter des Auteurs les Piéces de Théatre qu’on leur présentoit, au moyen de quoi le profit de la recette étoit en entier pour eux. Cet usage avoit son inconvénient, car il arrivoit assez souvent que la piece ne faisoit pas fortune dans le Public. Aussi les Comédiens mettoient-ils un prix assez modique à leurs empletes. Quelquefois la réputation de l’Auteur faifoit acheter plus cher l’ouvrage. Tristan pour rendre service à son éleve Quinaut, se chargea de lire aux Comédiens la piece des Rivales. Elle fut acceptée avec de grands éloges de la part des Acteurs, qui convinrent d’en donner cent écus. Alors Tristan leur apprit que cette Comédie n’étoit point de lui, mais d’un jeune homme appellé Quinaut, qui avoit beaucoup de talent. Cet aveu fit rétracter les Comédiens. Ils dirent à Tristan que la Comédie dont il avoit fait la lecture, n’étant point de sa composition, ils ne pouvoient hasarder plus de cinquante écus sur sa réussite. Tristan insista en-vain pour faire revenir les Comédiens à leur premiere proposition. Enfin il s’avisa d’un expédient pour concilier les intérêts de ces derniers & de Quinaut. Il proposa d’accorder à l’Auteur de la Comédie le neuvieme de la recette de chaque représentation pendant le tems que cette piece seroit représentée dans sa nouveauté, & qu’ensuite elle appartiendroit aux Comédiens. Ce moyen fut accepté de part & d’autre, & parut si judicieux, que les Comédiens & les Auteurs ont toûjours depuis suivi cette regle. Lorsque les pieces en un acte & en trois, se sont dans la suite introduites au Théatre, les Auteurs sont convenus avec les Comédiens d’un dix-huitieme.

II.

TRISTAN engagea Quinaut à entrer chez un Avocat, lequel le chargea un jour de mener une de ses parties, Gentil-homme d’esprit & de mérite, chez son Rapporteur pour l’inflruire de son affaire. Le Rapporteur ne s’étant point trouvé chez lui & ne devant revenir que fort tard, Quinaut proposa au Gentil-homme de le mener à la Comédie en attendant. A peine furent-ils sur le Théatre, que tout ce qu’il y avoit de gens de la plus haute qualité vint embrasser Quinaut, & le féliciter sur la beauté de sa piece (c’étoit l’Amant indiscret) qu’ils venoient de voir représenter, disoient-ils, pour la troisieme ou quatrieme fois. Le Gentil-homme étonné de ce qu’il entendoit, le fut encore davantage quand on joua la Comédie, quí fut également applaudie par les loges & par le parterre. Quelque grande que fût sa surprise, elle fut encore toute autre, lorsqu’étant chez son Rapporteur, il entendit Quinaut lui expliquer son affaire avec une netteté incroyable ; mais avec des raisons si solides, qu’il ne douta presque plus du gain de sa cause.

III.

J’AI vû Quinaut Clerc d'un Avocat au Conseil, dit Ménage. Lorsqu’il fit ses premieres pieces, elles étoient si goûtées & si applaudies, que l’on entendoit les brouhaha à deux rues de l’Hôtel de Bourgogne. Un marchand qui aimoit la Comédie conçut tant d’efiime pour lui, qu’il l’obligea de prendre un appartement dans sa maison. Ce marchand quelque tems après vint à mourir ; Quinaut fit les affaires de la famille, & épousa ensuite la veuve de son ami, de 1aquelle il a eu plus de quarante mille écus.

IV.

QUINAUT se voyant riche voulut occuper une charge, & il en acheta une d’Auditeur des Comptes. Lorsqu’il croyoit s’en mettre en posseflion, on fit quelque difficulté de le recevoir. Meffieurs de la Chambre disoient qu'il n’étoit pas de l’honmeur d’une Compagnie aussi grave que la leur, de recevoir dans leur Corps un homme qui avoit fait des Tragédies & des Comédies. Cet incident fut cause qu’un Anonyme fit les vers suivans :

Quinaut, le plus grand des Auteurs,

Dans votre corps, Messieurs, a dessein de paroître.

Puisqu'il a fàit tant d’Auditeurs,

Pourquoi l’empêchez-vous de l’être ?

Cette opposition ne dura pas long-tems, & Quinaut fut reçu.

V.

SELON le jugement de M. Remond de Saint Mard, jamais Quinaut ne s’est mépris, jamais il n’a mis un sentiment à la place d’un autre : bien plus le sentiment n’a jamais parlé un langage qui fût si vrai, qui fût si bien à lui ; & c'est ce qui lui fait le plus d’honneur, par ce que le langage du sentiment est peut-être plus difficile â attraper que le sentiment même.

VI.

IL est certain que Quinaut a poussé trop loin dans ses Prologues, les louanges qu’il donnoit au Roi. Après la bataille d’Hochstet, un Prince Allemand, dit malignement à un prisonnier François, Monsieur, fait-on maintenant des Prologues d’Opéra en France ?

VII.

UN certain nombre de personnes d’esprit & d’un mérite distingué, ne pouvant souffrir le succès des Opéra de Quinaut, se mirent en fantaisie de les trouver mauvais, & de les faire passer pour tels dans le monde. Un jour qu’ils soupoient ensemble, ils s’en vinrent sur la fin du repas vers Lully qui étoit du repas, le verre à la main, & lui appuyant le verre sur la gorge, se mirent à crier : Renonce à Quinaut, ou tu es mort. Cette plaisanterie ayant fait beaucoup rire, on vint à parler sérieusement, & l’on n’omit rien pour dégoûter Lully de la Poësie de Quinaut ; mais comme ils avoient affaire à un homme fin & éclairé, leur stratagème ne servoit de rien. On parla de Perraut dans cette rencontre, & l’un de ces Messieurs dit, que c’étoit une chose fâcheuse, qu’il s’opiniâtrât toujours à vouloir soûtenir Quinaut ; qu’il étoit vrai qu’il étoit son ancien ami, mais que l’amitié avoit ses bornes ; & que Quinaut étant un homme noyé, Perraut ne feroit autre chose que se noyer avec lui. Le galant homme chez qui se donnoit le repas se chargea d’en avertir charitablement Perraut. Lorsqu’il lui eut fait sa salutaire remontrance, Perraut, après l’en avoir remercié, lui demanda ce que ces Messieurs trouvoient tant à reprendre dans les Opéra de Quinaut. Ils trouvent, lui répondit-il, que ses pensées ne sont pas assez nobles, assez fines, ni assez recherchées ; que les expressions dont il se sert sont trop communes & trop ordinaires, & enfin que son style ne consiste que dans un certain nombre de paroles qui reviennient toûjour’s : Eh ! ne voyez-'vous pas, Monsieur, lui répondit Perraut, que si l’on se conformoît à ce que ces Messieurs disent, on feroit des paroles que les Musiciens ne pourroient chanter, & que les Auditeurs ne pourroient entendre ! Vous savez que la voix quelque nette qu’elle soit, mange toujours une partie de ce qu’elle chante, & que quelques naturelles & communes que soient les pensées &' les paroles d’un air, on en perd toujours quelque chose. Que seroit-ce si ces pensées étoient bien subtiles & bien recherchées, & si les mots qui les expriment étoíent des mots peu usités & de ceux qui n'entrent que dans la grande & sublime Poësie ? On' n’y entendroit rien du tout. Il faut que dans un mot qui se chante, la syllabe qu’on entend fasse deviner celle qu’on n’entend pas ; que dans une phrase quelques mots qu’on a ouis fassent suppléer à ceux qui ont échapé à l’oreille, & enfin qu’une partie du discours suffise seulement pour le faire comprendre tout entier. Or ce la ne se peut faire, à moins que les expressions & les pensées ne soient fort naturelles, fort connues & fort usitées. Ainsi, Monsieur, on blâme Quinaut par l’endroit où il mérite le plus d’être loué, qui est d’avoir su faire, avec un certain nombre d’expresslons ordinaires & de pensées sort naturelles, tant d’ouvrages si agréables, & tous si différens les uns des autres.

VIII.

DESPRÉAUX étant à la salle de l’Opéra à Versailles, dit à l’Officier qui plaçoit : mettez-moi dans un endroit où je n’entende pas les paroles ; j’estime fort la musique de Lully ; mais je méprise souverainement les paroles de Quinaut.

IX.

QUINAUT rechercha l’amitié de Despréaux, & l’alloit ensuite voir souvent ; mais ce n’étoit que pour avoir occasion de lui faire voir ses ouvrages : Il n’a voulu se raccommoder avec moi, disoit Despréaux, que pour me parler de ses Vers ; & il ne me parle jamais des miens.

X.

QUINAUT s’appercevant qu’une de ses Tragédies étoit mal reçue, dit à un Courtisan, que la scene étoit en Cappadoce, qu’il fallait se transporter dans ce Pays là, & entrer dans le génie de la Nation. Vous avez raison, répondit le Courtisan, franchement je crois qu'elle n’est bonne qu’à être jouée sur les lieux.

Anecdotes littéraires, ou Histoire de ce qui est arrivé de plus singulier et de plus intéressant aux Ecrivains Français,

depuis le renouvellement des Lettres sous François I. jusqu'à nos jours, Tome Second, Paris, Durand et Pissot, 1752, Tome II, p. 141-150

Attribué à Guillaume-Thomas Raynal (1713-1796)