Histoire de l'Académie Française

   Le deuxième volume de l’Histoire de l’Académie Française (1729), de l’abbé d’Olivet (1682-1768), est la suite du premier volume, de Paul Pellisson, qui s’arrête en 1652. C’est une des premières biographies de Quinault, par un homme qui aurait pu avoir des informations de personnes l’ayant connu. D’Olivet se sert de la Vie de Quinault, imprimée en tête des Œuvres de 1715, même si elle « a été faite sur des mémoires peu exacts ». Plusieurs notices biographiques ultérieures suivent cette Histoire, parfois, comme dans le cas de Chauffepié dans sa continuation du dictionnaire de Bayle, de très près.

   Dans l'édition Livet, que je suis ici, la plupart des notes – très fournies – sont de Livet. Celles de d'Olivet sont indiquées par « (O.) ».

XXll PHILIPPE QUINAULT,

Auditeur en la Chambre des Comptes de Paris, reçu à l'Académie en 1670,

mort le 26 novembre 1688.

   Il étoit Parisien, et de bonne famille. C’est ainsi qu’en parlent ses contemporains 1 , ils en devoient être instruits ; et leur autorité prévaut à celle d'un imposteur 2 , qui, dans un ouvrage dicté par la médisance et par la colère, insinue que M. Quinault étoit fils d'un boulanger 3 . Quand cela seroit, il n’en mériteroit que plus d’estime, pour avoir si bien réparé le tort de sa naissance ; et bien loin de m’en taire, je me ferois un devoir de le dire en faveur de ceux qui viennent au monde avec des talents pour tout héritage. On les anime par ces sortes d’exemples ; la distance, qu’ils croyoient voir entre eux et la gloire, disparoît à leurs yeux ; ils aspirent à se donner un mérite, qui les venge de la fortune.

   Tristan l’Hermite 4 , qui avoit vieilli dans la carrière du théâtre, jugea que M. Quinault pourroit un jour s’y distinguer ; et par un zèle assez rare dans les vieux auteurs, il entreprit de le former dès l'enfance, au hasard de se voir surpasser par son disciple. Celui-ci, avant l'âge de vingt ans, se fit connoître 5 . Mais quelque succès qu’il dût espérer dans le genre dramatique, il fut trop sage pour vouloir se borner à la profession de poète, et il étudia pour embrasser celle d'avocat 6 . On assure meme qu'il s'y rendit habile 7 . J'en douterois volontiers ; car un rimeur qui tous les ans donne une pièce, et quelquefois deux, ne sauroit guère pâlir sur le Code. Pour ne rien outrer, bornons-nous à dire que la science qu'il acquit chez un procureur, si elle ne fut pas des plus profondes, du moins fut heureuse pour lui, puisqu'elle amena son établissement. Un riche marchand de Paris, homme de bonne foi, mais que ses associés commençoient à inquiéter, parce que ses comptes n'étoient pas clairs, eut recours à M. Quinault, comme son ami, pour le tirer de leurs chicanes 8 . Peu de temps après que ses affaires furent terminées, il mourut ; et M. Quinault épousa sa veuve, assez jeune encore pour lui donner une postérité nombreuse 9 .

   A l’occasion de ce mariage, il prit une charge d'auditeur des Comptes 10 , et cessa de travailler pour le théâtre de la Comédie.

   Alors l’Opéra ne faisoit que de naître en France 11 ; mais l’art incomparable de Lulli eut bientôt porté ce spectacle à une perfection où les Italiens eux-mêmes, qui en sont les inventeurs, ne l’ont jamais vu chez eux 12 .

   Parmi tout ce qu'il y avoit de poètes en ce temps-là (et jamais la France n’en a eu ni de meilleurs ni en plus grand nombre) Lulli préféra M. Quinault 13 , dans qui se trouvoient réunies diverses qualités, dont chacune en particulier avoit son prix, et dont l’assemblage faisoit un homme unique en son genre : une oreille délicate, pour ne choisir que des paroles harmonieuses ; un goût tourné à la tendresse, pour varier en cent et cent manières les sentiments consacrés à cette espèce de tragédie ; une grande facilité à rimer, pour être toujours pret à servir le Roi au besoin 14 , une docilité encore plus rare, pour se conformer toujours aux idées, ou même au caprice du musicien 15 .

    Pendant qu’il travailloit à un opéra, dont le Roi lui avoit prescrit le sujet, il fit ces jolis vers, où il dit que l’opéra difficile à son gré, ce n’est pas celui que le Roi lui demande, mais c’est d’avoir à marier ses cinq filles 16 :

[Ce n’est pas l’opéra que je fais pour le Roi

Qui m’empêche d'être tranquille.

Tout ce qu’on fait pour lui paroît toujours facile.

La grande peine où je me voi,

C’est d’avoir cinq filles chez moi,

Dont la moins âgée est nubile.

Je dois les établir et voudrois le pouvoir :

Mais à suivre Apollon on ne s’enrichit guère.]

C’est, avec peu de bien, un terrible devoir

De se sentir pressé d’être cinq fois beau-père.

Quoi ! cinq actes devant notaire,

Pour cinq filles qu’il faut pourvoir !

O Ciel ! peut-on jamais avoir

Opéra plus fâcheux à faire 17 ?

   Plaisanterie toute pure ; car M. Quinault étoit opulent. Sa femme lui avoit apporté plus de cent mille écus. D’ailleurs le Roi lui donnoit deux mille livres de pension, et Lulli, pour chaque opéra, quatre mille livres. Ainsi, n’ayant point de fils, il n’étoit pas embarrassé de se voir cinq filles. Trois ont été religieuses, et deux avantageusement mariées 18 .

   Au reste, il a eu ses partisans, et ses ennemis. D'un côté, si nous écoutons M. Perrault, c’est « le plus grand poète que la France ait jamais eu pour le lyrique et pour le dramatique 19 . » D’un autre coté, M. Despréaux, en plusieurs endroits de ses ouvrages, et surtout dans la troisième de ses Réflexions sur Longin, réduit presque à rien le mérite poétique de M. Quinault. Il met au rebut toutes ses comédies, toutes ses tragédies. ll reconnoît seulement en lui « un talent tout particulier pour faire des vers bons à mettre en chant. Mais, ajoute-t-il, ces vers n’étoient pas d’une grande force, ni d’une grande élévation ; et c’étoit leur foiblesse même qui les rendoit d’autant plus propres pour le musicien, auquel ils doivent leur principale gloire ; puisqu'il n’y a en effet de tous ses ouvrages que les opéras qui soient recherchés. Encore est-il bon que les notes de musique les accompagnent. »

   Mais, pourroit-on dire à M. Despréaux, s’il est nécessaire que nos vers aient une certaine foiblesse « qui les rende propres pour le musicien, » ne blâmez donc pas M. Quinault, puisqu’en ne leur donnant, ni une grande élévation, ni une grande force, il a fait, de votre aveu, ce qu’il devoit 20 .

   Quoi qu’il en soit, une chose bien à remarquer dans M. Quinault, car elle tient de l’héroïque dans un poëte, c'est qu'il étoit sans fiel. Jamais les traits satiriques, dont il fut cruellement percé, ne le porterent à écrire contre M. Despréaux, qui étoit l'agresseur. Il rechercha même son amitié. Homme de mœurs très-simples, n'ayant que des passions douces, régulier dans toute sa conduite, bon mari, bon père de famille.

   A peine commençoit-il sa cinquante-quatrième année, qu'il sentit les approches de la mort, insomnies, dégoût, langueur, à quoi les médecins ne connoissoient rien. Pendant deux ou trois mois il se vit, pour ainsi dire, mourir plusieurs fois par jour ; c'étoient de continuelles défaillances ; d'ailleurs l'idée de Lulli, mort l'année précédente sans beaucoup de préparation, l'avoit frappé ; il en profita chrétiennement, et marqua bien du regret d'avoir empoisonné l'Opéra d'une morale efféminée, dont les païens même n'eussent pas souffert chez eux une école publique 21 .

   Outre les pièces de théâtre, dont je vais donner les titres et les dates, nous avons de lui quelques vers imprimés dans les recueils de son temps, et les paroles qui se chantent dans la Psyché de Molière 22 .

OUVRAGES DE M. QUINAULT.

I. Les Rivales, Comédie, 1653.

II. L'Amant indiscret, ou le Maître êtourdi, Comédie, 1654.

III. La Comédie sans Comédie, 1654.

IV. La généreuse Ingratitude, Tragi-Com. 1654.

V. La Mort de Cyrus, Tragédie, 1656.

VI. Le Mariage de Cambyse, Tragi-Com. 1656.

VII. Stratonice, Tragi-Comédie, 1657.

VIII. Les Coups de l'Amour & de la Fortune, Tragi-Comédie, 1657.

IX. Amalasonte, Tragédie, 1658.

X. Le feint Alcibiade, Tragi-Comédie, 1658.

XI. Le Fantôme amoureux, Tragi-Comédie, 1659.

XII. Agrippa, ou le faux Tibérinus, Tragi-Comédie, 1660.

XIII Astrate, Roi de Tyr, Tragédie, 1663.

XIV. La Mére coquette, ou les Amans brouilles, Comédie, 1664.

XV. Bellérophon, Tragédie, 1665.

XVI. Pausanias, Tragédie, 1666.

OPE'RA.

I. Les Fêtes de l'Amour & de Bacchus, 1672. II, Cadmus, 1674. III, Alceste, 1674. IV, Thésée, 1675. V, Atys, 1676. VI, Isis, 1677. VII , Proserpine, I680. VIII, Le Triomphe de l'Amour, 1681. IX, Persée, 1682. X, Phaéton, 1683. XI, Amadis, 1684. XII, Roland, 1685. XIII, Le Temple de la Paix, 1685. XIV, Armide, 1686.

NOTES

1. Voyez le Menagiana et les Hommes illustres de Perrault. (O.) – D’Olivet, qui d'ordinaire méprise fort les anas n’est pas heureux en citant le Menagiana. Ménage dit en propres termes, à propos de Quinault : « Depuis que Plaute a été valet d'un boulanger, ce n’est plus un grand déshonneur ou une tache essentielle à un poëte d'en être descendu. » (Édit. 1694, t. l, p. 338.)

2. Factum de Furetière contre l’Académie. (O.) – Voyez les Pièces justificatives.

3. C’est un des torts de l’abbé d’Olivet de se montrer toujours passionné contre Furetière. Ici, la prétendue insinuation de l'imposteur se trouve être une vérité que Ménage avait signalée comme on l’a vu, et des Réaux l'avait aussi divulguée dans une anecdote qu'on lira plus bas. Leurs dires sont d’ailleurs confirmés par une pièce sans réplique, l’acte de naissance de Quinault. M. Beffara l’a publié d’après les registres de la paroisse de Saint-Eustache. On y voit, sous la date du 5 juin 1655, que Philippe Quinault est « fils de Thomas Quinault, maître boulanger, et de Perrine Riquier. » – Nous avons eu entre les mains une pièce où « Nicolas Quinot (sic), maître boulanger a Paris, » qui élit « domicile en son hôtel, rue Saint-Martin, » se porte, à la date du 25 février 1611, comme créancier d'un sieur Georges Duport « pour la somme de trente livres tournois, en vertu de certaine obligation faicte et passée le XXXe sept. [M.] Vlc VI, comme héritier de feu Lambert, son beau-père. » – Il est donc permis de penser que l’on connaît maintenant le grand-père de Quinault ; Nicolas Quinault, de son mariage avec *** Lambert, aurait eu Thomas, d'où Philippe Quinault.

4. Quinault était domestique de Tristan, c’est-à-dire attaché à la maison de Tristan, et peut-être même simplement son valet, si l'on en croit Ménage et Tallemant. On lit dans les Historiettes, édit. in-18. t. VII, p. 120 : « M. de Guise parlant un jour d’un jeune garçon nommé Quinault, qui fait des comédies, où il y a beaucoup d’esprit : Vous voyez, dit-il, c'est le fils d'un boulanger : il n'enfourne pas mal. C’étoit le valet de Tristan... »

Voici maintenant ce que dit le Menagiana (édit. citée, t. I, page 155) : « M. Quinault étoit valet de M. Tristan. M. de Montausier disoit qu’en mourant il lui avoit laissé son esprit de poëte, qu’il auroit bien voulu lui laisser aussi son manteau, mais qu’il n’en avoit point. » – Voyez aux Pièces justificatives, Factums de Furetière.

5. Né en 1655, Quinault avoit déjà donné avant 1655 deux comédies et une tragi-comédie, savoir : les Rivales, représentée en 1655, la Généreuse Ingratitude, en 1654, et l’Amoar [sic, pour Amant] indiscret la même année.

6. « Je l’ai vu, dit Ménage, clerc d’un avocat au conseil. » (Menagiana, édit. citée, t. Il, p. 152.)

7. Perrault, Hommes illustres, dans l’éloge de Quinault. On peut voir aussi la Vie de Quinault à la tête de ses ouvrages, édition de Paris, 1715. Mais cette Vie a été faite sur des mémoires peu exacts. (O.) – On lit en effet dans cet ouvrage, qui cite un passage de Perrault, que l'avocat dont Quinault était clerc, le chargea d'accompagner chez le rapporteur d’une affaire un gentilhomme qu’elle intéressait. En attendant ce rapporteur, alors absent, Quinault mène le gentilhomme au théâtre. C’était en 1654. On jouait l’Amant indiscret. Le gentilhomme, étonné de l’accueil que faisaient à son compagnon les gens les plus qualifiés, le fut bien davantage quand il apprit que Quinault était l'auteur de la pièce, et surtout quand il put juger de son entente des affaires.

8. Ménage rapporte autrement ce fait: « Un marchand qui aimoit la comédie, conçut tant d'estime pour lui qu'il l’obligea de prendre un appartement chez lui. » – Les deux récits d’ailleurs ne se contredisent pas. C’est peut-être parce que Quinault demeurait déjà chez lui, que le marchand le chargea de ses intérêts.

9. Quinault, on le verra plus loin, eut cinq filles et n’eut point de fils.

10. C'est en 1671 que Quinault acheta sa charge d'auditeur des Comptes. Vers cette époque, une charge de conseiller à la Cour des Comptes se payait cent mille livres environ. (Voy. les Parlements de France, par M. le vicomte de Bastard d'Estang. Paris, Didier, 1857, 2 vol. in-8°, t. I, p. 114.) Depuis Pausanias, tragédie, jouée en l666, il n’avoit rien composé pour la scène comique ou la scène tragique. La Cour des Comptes fit quelques diflîcultés pour l'admettre. De là les vers suivants :

Quinault, le plus grand des auteurs

Dans votre Corps, Messieurs, a dessein de paroître.

Puisqu'il a fait tant d'auditeurs,

Pourquoi l'empêchez-vous de l'être ?

11. Le premier opéra français représenté en France est dû à Perrin, pour les paroles et fut chanté en 4659, à Issy, chez M. de La Haye, dont la fille épousa plus tard (4665) La Mothe-le-Vayer.

12. Les uns attribuent la composition des premiers opéras à Ottavio Rinuccini, les autres à Emilio Cavalieri, mais on est d'accord sur l’origine italienne de ce spectacle.

13. De Fréneuse de la Viéville, dans son livre intitulé Comparaison de la musique italienne et de la musique françoise, Bruxelles, 1705, prétend que Lully, qui avoit le monopole des représentations en musique, avoit fait avec Quinault un traité par lequel il s’engageoit à payer au poëte quatre mille livres par chaque opéra, et celui-ci à lui fournir au moins un opéra par an. – Voyez aussi la Vie de Quînault, placée en tête de ses œuvres, édition 1739.

14. Ce n’étoit pas seulement à faire des vers que paraissoît la facilité de Quinault : « Le discours qu’il prononça le jour de sa réception [à l’Académee] et deux autres qu’il fit au Roi sur ses conquêtes, à la tête de cette Compagnie, ont fait voir que Quiuault n’étoit pas moins bon orateur que bon poëte, surtout lorsqu’ayant appris la nouvelle de la mort de M. de Turenne au moment qu’il alloit haranguer le Roi, il en parla sur-le-champ d’une manière si juste et si spirituelle, qu’il seroit mal aisé d’exprimer la surprise qu’en eut toute la cour. » (Perrault, cité dans la Vie de Quinault, édition 1759.)

15. Si l’on en croit De Fréneuse de la Viéville, Lulli s’étoit réservé le droit de modifier à son gré la poésie de Quinault, que celui-ci avoit dû déjà préalablement soumettre à la révision de Boyer et de Perrault, par ordre de Colbert.

16. Le passage qui suit, entre crochets, donne le commencement de la petite pièce de Quinault dont l'abbé d’Olivet ne cite que la fin.

17. Le Menagiana nous a conservé uue réponse faite à ce madrigal (édit. citée, II, 153) : J’en sais, galant auteur, qui ne vous plaignent guère

De vous sentir pressé d’être cinq lois beau-père... etc.

18. Dans l'exposé des faits d’un mémoire publié pour un procès qui éclata après la mort de Quinault entre ses deux gendres, on lit: « Fait : Du mariage de messire Philippe Quinault, auditeur des Comptes, et de dame Louise Goujon. son épouse, sont nés deux enfants, Marie-Louise, épouse du sieur Lebrun (Charles Lebrun, auditeur des Comptes), et Marie Quinault, femme de M. Gaillard (conseiller en la Cour des Aides). Marie-Louise Quinault-Lebrun a eu en dot 65,000 livres, Marie Quinault-Gaillard, 80,000 livres. »

19. Parallèles des anciens et des modernes. (O.)

20. L'abbé d’Olivet est revenu de son erreur. On lit en effet dans ses Remarques de grammaire sur Racine (Paris, Gandouin, 1'758), p. lH : « Je m’étois imaginé autrefois que des vers, pour être bons à mettre en chant, ne devoient avoir ni une grande force ni une grande élévation. J’étois tombé dans cette erreur parce que je m’en étois rapporté à Despréaux. Mais s’il est bien vrai, comme des connoisseurs me l’ont assuré, que la musique des chœurs d'Esther et d’Athalie soit parfaitement belle, il est donc faux que la musique demande des vers qui manquent de force et d'élévation. Racine et son musicien ont pense, ont exécuté le contraire... Ainsi, toutes les fois que nos paroles d'opéra sont rampantes et misérables, ce n’est pas la faute ni de notre langue ni de notre musique, c'est uniquement la faute du poëte. »

– Voici le passage de Despréaux, auquel fait allusion l'abbé d’Olivet. « Mme de Montespan et Mme de Thianges, sa sœur, lasses des opéras de M. Quinault, proposèrent au Roi d'en faire faire un par M. Racine, qui s'engagea assez légèrement à leur donner cette satisfaction, ne songeant pas dans ce moment-là à une chose dont il étoit plusieurs fois convenu avec moi, qu’on ne peut jamais faire un bon opéra, parce que la musique ne sauroit narrer ; que les passions n'y peuvent être peintes dans toute l'étendue qu'elles demandent ; que, d'ailleurs, elle ne sauroit souvent mettre en chant les expressions vraiment sublimes et courageuses. » – Despréaux ajoute qu’il commença en secret un prologue d'opéra et que Racine travailla de son côté, non sans dégoût, à un ouvrage du même genre. ll dit ensuite : « Un heureux incident nous tira d'affaire. L'incident fut que M. Quinault s’étant présenté au Roi les larmes aux yeux, et lui ayant remontré l'affront qu’il alloit recevoir s'il ne travailloit plus au divertissement de Sa Majesté, le Roi, touché de compassion, déclara franchement aux dames dont j’ai parle qu’il ne pouvoit se résoudre à lui donner ce déplaisir. Sic nos servavit Apollo. » (Avertissement, avant le Fragment d'un prologue d’Opéra.)

21. Despréaux s'est élevé, au nom de la morale, contre les opéras de Quinault, dans le passage suivant de sa dixième satire, publiée en 1693 (vers 127-148) : – Tu prends femme, dit-il ;

« Par toi-même bientôt conduite à l’Opéra,

De quel air penses-tu que ta Sainte verra

D’un spectacle enchanteur la pompe harmonieuse,

Ces danses, ces Héros à voix luxurieuse ;

Entendra ces discours sur l’amour seul roulants,

Ces doucereux Renauds, ces insensés Rolands ;

Sçaura d’eux qu’à l’Amour comme au seul Dieu suprême,

On doit immoler tout, jusqu’à la vertu même,

Qu’on ne sçauroit trop tost se laisser enflammer,

Qu’on n’a reçu du Ciel un cœur que pour aimer ;

Et tous ces lieux communs de morale lubrique

Que Lulli réchauffa des sons de la musique ?... »

A l'appui de cette critique, Despréaux citoit ces vers de l'opéra d’Atys :

Dans l'empire amoureux

Le devoir n'a point de puissance :

Il faut souvent, pour devenir heureux,

Qu'il en coûte un peu d'innocence. (Atys, acte III, scène ii.)

22. Le plan de la pièce, et la plus grande partie des vers non chantés sont de Molière ; quelques-uns sont de Corneille ; les vers mis en musique sont de Quinault. – Saint-Évremond, dans sa comédie satirique intitulée les Opéras, a employé quelques vers du prologue de Quinault. (Édit. 1755, t. IV, p. 157.) – Dans la même pièce, il fait, avec quelques réserves, le même éloge de Quinault (page 94), qu’il en avoit déjà fait (page 53), dans ses Réflexions sur les Opéras. – Voici le jugement porté sur lui par Chapelain : « Quinault est un poëte sans fond et sans art, mais d'un beau naturel, qui touche bien les tendresses amoureuses. » (1662.)

Histoire de l’ Académie Française, depuis 1652 jusqu’à 1700

Par M. l’abbé d’Olivet. Paris, Coignard, 1729

Je cite l'édition de Ch.-L. Livet, tome II Paris, Didier, 1858, p. 225-234, 532.