Schlegel

August Wilhelm [von] Schlegel (1767 – 1845)

    Un genre sérieux, héroïque, et qui devrait même aspirer à l’idéal, le grand opéra, ne nous offre qu’un seul poete digne d’être cité, c’est Quinault, qui pour être presque oublié de nos jours, n’en mérite pas moins les plus grands éloges. Il fut de bonne heure découragé par Boileau dans ses essais de tragédies ; mais plus tard il changea de carrière et le drame musical lui valut de grands succès. Mazarin avait introduit en France le goût de l’opéra italien. Louis XIV se piqua de lutter avec les étrangers, il désira que ce spectacle éclipsât tout ce qu’on voyait ailleurs par la magnificence des accessoires, par les décorations, les machines, la musique, la danse, et voulut que les jeux de la scène célébrassent des fêtes de cour. Ce fut à cette occasion que Molière et Quinault composèrent, de concert avec le musicien Lulli, l’un des divertissemens, l’autre des drames sérieux. Je ne connais pas assez les anciens opéras italiens pour prononcer si Quinault les a imités, mais je croirais plutôt que c’est chez les Espagnols qu’il a choisi ses modèles, et que c’est à Caldéron, en particulier, qu’il a emprunte la forme de ses opéras et de ses prologues souvent allégoriques. Il est vrai que la poésie y déploie moins de richesses, mais c’est parce que la musique forçait Quinault à lui laisser moins d’espace, et que d’ailleurs la nature de la langue et de la versification française ne se prête pas à cotte magnifique abondance, à cette brillante prodigalité qui sied à la poésie espagnole. Néanmoins les opéras de cet auteur sont remarquables par leur marche légère et animée, et par l’imagination fantastique qui y brille. A mon avis l’opéra sérieux ne peut pas renoncer à l’attrait du merveilleux sans tomber dans une monotonie assoupissante. C’est en cela que je trouve la route qu’a tracée Quinault beaucoup préférable à celle que Métastase a suivie longtemps après lui. Le poète italien sait se prêter admirablement aux intentions d’une musique qui ne veut qu’exprimer les mouvements du cœur, mais où trouve-t-on chez lui rien qui frappe l’imagination ? On loue fort Quinault d’avoir sacrifié au goût de son pays le mélange de la gaîté et du sérieux : je ne sais si l’on a raison. En revanche, on lui reproche un jeu trop frivole dans l’expression des sentiments ; mais, est-il juste de demander à un léger prestige tel que l’opéra, la sévérité du cothurne tragique? Pourquoi la poésie n’aurait-elle pas aussi ses arabesques ? Je crois être ennemi du maniéré autant que personne ; mais il faut s’entendre sur le degré de nature et de vérité qu’on peut exiger de chaque genre. La simplicité des vers de Quinault est la même que celle du madrigal ; s’il tombe de temps en temps dans le doucereux, il exprime d’autrefois des émotions délicates avec une grâce charmante et la plus douce harmonie. L’opéra devrait ressembler aux jardins d’Armide.

Dans ces lieux enchantés la volupté préside.

    Les rêves voluptueux du sentiment n’y devraient être dissipés que par les merveilles de l’imagination. Quant une fois on s’est représenté, au lieu de personnages réels, des créatures sans autre langage que le chaut, on est bien près de se figurer des êtres sans autre but que l’amour, sentiment qui plane sur les confins de la région des sens et de celle de l’âme. Deux inventions extraordinaires peuvent devenir naturelles l’une par l’autre.

    Quinault est resté sans successeurs, et combien les opéras français d’aujourd’hui ne sont-ils pas inférieurs aux siens, soit pour le plan, soit pour l’exécution ! L’on a visé à l’héroïque et an tragique dans un genre qui n’est nullement propre à de tels effets. Au lieu de traiter avec une liberté fantastique les fables de la mythologie, on des sujets pris dans les pastorales et les romans de chevalerie, on s’est attache à l’histoire, on s’est piqué d’adopter la coupe de la tragédie, et au moyen de ce sérieux assommant et de cette régularité pédante, on a si bien fait que l’ennui règne à l’opéra avec son sceptre de plomb.

    Je ne parlerai pas des défauts qui proviennent de la musique ; de la monotonie du récitatif, des tours de force des chanteurs et de la difficulté d’accorder la langue française avec la composition musicale, pour peu que celle-ci s’élève au-dessus des légères modulations de l’antique romance ; c’est aux connaisseurs en musique à prononcer sur ces différents points.

Cours de littérature dramatique, trad. Mme Necker de Saussure, éd. Eugène van Bemmel, Paris, A. Lacroix, Verboeckoven et Cie, 1865 (Genève, Slatkine, 1971), douzième leçon (sur la comédie française), t. II, p. 107-110.

   On peut consulter ce texte en ligne dans une édition de 1814.

   Schlegel, qui avait écrit, en français, une Comparaison entre la Phèdre de Racine et celle d'Euripide (1807), prononça ces conférences sur la littérature dramatique (Über dramatische Kunst und Literatur) à Vienne en 1808 ; elles furent publiées en 1809-1811.

   Pour une version différente d'un extrait de ce texte, voir la Biographie universelle de Michaud. Michaud transforme le "n'en mérite pas moins les plus grands éloges" de Schlegel en "n'en mérite pas moins les palmes les plus brillantes", version qui est souvent citée au XIXe siècle.