Brécourt

Guillaume Marcoureau, dit Brécourt (1638-1685)

L’Ombre de Molière, Barbin, 1674. Scènes 1-2


L’Ombre de Molière, un des nombreux hommages à Molière après sa mort en février 1673, fut créée à l’Hôtel de Bourgogne en mars 1674. C’est sans doute la dernière œuvre de Brécourt jouée à l’Hôtel, car il monte des spectacles à Londres et à Francfort la même année.

 

Il est intéressant de se rappeler que l’Hôtel de Bourgogne était le grand rival de la troupe de Molière, et que Brécourt s’était brouillé avec Molière. Faut-il croire, comme Victor Fournel, qu’il s’agit d’un « acte de réparation », surtout de la part de l’Hôtel ? (Les Contemporains de Molière, t. I, p. 483)

 

Le poète Doucet figure dans la scène deux de la comédie de Brécourt, après une première scène où deux ombres préparent un tribunal et expliquent que Pluton va bientôt « juger une grande affaire ». Le poète est chassé à la fin de la scène, et le reste de la comédie est consacré à des confrontations entre Molière et plusieurs de ses personnages : la précieuse, le marquis, le cocu imaginaire, Nicole (du Bourgeois gentilhomme), Pourceaugnac, Mme Jourdain et surtout les médecins.

 

Le poète, qui répète « Hélas, Caron, hélas » (Alceste, IV, 1), est évidemment Quinault, accusé par Caron d’avoir trop accommodé les héros anciens et d’avoir fait de lui un « opérateur grotesque » qui ne dit « que des sottises ». Il n’est pas clair pourquoi Brécourt a introduit cette scène, une sorte de hors d’œuvre sans lien avec le sujet principal. Il est vrai que Caron figure dans toutes les scènes après la première, et ses scènes dans Alceste avaient eu un grand succès en janvier 1674, à peine deux mois avant la création de L’Ombre de Molière.

 

Brécourt était-il jaloux – comme La Fontaine et plusieurs autres écrivains – du succès de Quinault ? Avait-il eu des querelles avec le librettiste à l’Hôtel de Bourgogne, que Brécourt a intégré pendant plusieurs années après avoir quitté la troupe de Molière en 1664 ? Ou voulait-il tout simplement profiter de la popularité ce ces scènes d’Alceste ?


Brécourt est aussi l'auteur du Jaloux invisible, où se trouve le trio de Cariselli. Voir la page Attributions douteuses ou erronées, "Marsias allégorie".

 

Je donne le texte modernisé d’après le site Théâtre-Classique. On peut consulter l’édition de 1674 sur Gallica.


SCÈNE I

Deux Ombres

[…]

DEUXIÈME OMBRE.

Tu as raison ; mais j'entends du bruit ; serait-ce déjà Pluton ?

PREMIÈRE OMBRE.

Attends : Non, non ce n'est pas lui encore ; c'est Caron avec le génie du poète Doucet. Je crois qu'ils n'auront jamais fini leur querelle.

DEUXIÈME OMBRE.

À qui en a Caron aussi, de tourmenter incessamment ce pauvre génie ?

PREMIÈRE OMBRE.

Il faut bien qu'il lui ait fait quelque chose.

 

SCÈNE II.
Caron, Le Poète, Les Deux Ombres.

CARON.

Que font là ces Coquins ? Allons, tout est-il net ?

PREMIÈRE OMBRE.

Oui, Messieurs, et vous pouvez quereller ici fort proprement.

CARON.

Quoi ! Tu ne me laisseras pas en repos ? Veux-tu te retirer ?

LE POÈTE.

Hélas, Caron ! Hélas !

CARON, le raillant sur le même ton.

Hélas, Caron ! Hélas ! À qui diable en as-tu avec tes piteux hélas ?

LE POÈTE.

Quoi ! Me laisser sécher ainsi dans les Champs-Elysées ! N'as-tu point quelque endroit à me mettre, et dois-je rester parmi les Ombres errantes ?

CARON.

Et où veux-tu que je te fourre, malheureux Génie que tu es ? Veux-tu que je te mette parmi les poètes ? Cela est indigne de ton mérite. Que je t'aille nicher aussi parmi des héros ? Ma foi, tu les as un peu trop bien accommodés, pour croire qu'ils s'accommodassent de toi.

LE POÈTE.

Et quel outrage leur ai-je fait ?

CARON.

Ce que tu leur as fait ? Ma foi, tu en as fait de forts jolis garçons ; et principalement les héros grecs ont grand sujet de se louer de toi. Tu les as si bien barbouillés, qu'ils n'ont plus besoin de masques de carnaval pour se déguiser.

LE POÈTE.

Que tu fais le plaisant mal à propos !

CARON.

Tu as raison, mais ce n'est que depuis que nous nous voyons. Ce faquin, sans me connaître, m'a si bien traduit en diseur de bons mots, que l'on me chante en l'autre Monde comme un opérateur grotesque, moi qui à force d'entendre des lamentations, dois être triste comme un bonnet de nuit sans coiffe. Hé bien, tenez, ne voilà-t-il pas encore ? Un Bonnet de nuit sans coiffe ! Depuis que je connais cet animal, je ne dis que des sottises. Il me prend envie de te mettre aux mains avec Virgile, il t'apprendra à me connaître.

LE POÈTE.

Hélas, Caron ! Hélas !

CARON.

Encore ? Ma foi, je te baillerai de ma rame sur les oreilles.

LE POÈTE.

Peux-tu traiter avec tant de rigueur un génie qui a passé pour la douceur même ?

CARON.

Hé tu n'étais que trop doux, mon enfant, et un peu de sel t'aurait fait grand bien. Mais je suis las de t'entendre ; nous avons bien d'autres affaires ; adieu, va te promener. Ne va pas gâter nos belles allées au moins, ni t'amuser à cueillir nos lauriers. Ce n'est pas viande pour tes oiseaux.

LE POÈTE.

Où veux-tu donc que j'aille ?

CARON.

Promène-toi sur l'égout ; et si la faim te prend, on te permet de manger quelques chardons pour te rafraîchir la bouche.

LE POÈTE.

Hélas, Car...

CARON.

Ah, le Bourreau ! Tu ne sortiras pas ? Allons, Balayeurs, faites votre charge ; voici Pluton ; et cet animal n'a que faire ici.

Les Ombres chassent le poète avec le manche de leurs balais.