Racine

On aimerait savoir davantage des relations entre Quinault et son grand rival, connu aussi pour sa tendresse. Cette lettre à Boileau, du 24 août 1687, montre au moins que Racine voyait Quinault dans les derniers mois de sa vie :

Je ferai tantôt à M. Quinaut celles [honnêtetés] que vous me mandez de lui faire. Il me semble que vous avancez furieusement dans le chemin de perfection. Voilà bien des gens à qui vous avez pardonné.

Éd. Picard (Paris, Gallimard, 1966), t. II, p. 492. La lettre de Boileau est du 19 août.

Le ton est moins tendre au moment de la Querelle d'Alceste, quand les premiers livrets de Quinault eurent un succès qui inquiétait Racine. Dans sa préface à sa tragédie Iphigénie, créée en 1674 et publiée en 1675, Racine répond à la Critique d'Alceste de Charles Perrault. Ce sont les premières salves de la Querelle des Anciens et des Modernes.

[...]

Voilà les principales choses en quoi je me suis un peu éloigné de l'économie et de la fable d'Euripide. Pour ce qui regarde les passions, je me suis attaché à le suivre plus exactement. J'avoue que je lui dois un bon nombre des endroits qui ont été les plus approuvés dans ma tragédie. Et je l'avoue d'autant plus volontiers que ces approbations m'ont confirmé dans l'estime et dans la vénération que j'ai toujours eues pour les ouvrages qui nous restent de l'Antiquité. J'ai reconnu avec plaisir, par l'effet qu'a produit sur notre théâtre tout ce que j'ai imité ou d'Homère ou d'Euripide, que le bon sens et la raison étaient les mêmes dans tous les siècles. Le goût de Paris s'est trouvé conforme à celui d'Athènes. Mes spectateurs ont été émus des mêmes choses qui ont mis autrefois en larmes le plus savant peuple de la Grèce, et qui ont fait dire qu'entre les poètes Euripide était extrêmement tragique, texte grec c'est-à-dire qu'il savait merveilleusement exciter la compassion et la terreur, qui sont les véritables effets de la tragédie.

Je m'étonne, après cela, que des Modernes aient témoigné depuis peu tant de dégoût pour ce grand poète, dans le jugement qu'ils ont fait de son Alceste. Il ne s'agit point ici de l'Alceste. Mais en vérité j'ai trop d'obligation à Euripide pour ne pas prendre quelque soin de sa mémoire, et pour laisser échapper l'occasion de le réconcilier avec ces Messieurs. Je m'assure qu'il n'est si mal dans leur esprit que parce qu'ils n'ont pas bien lu l'ouvrage sur lequel ils l'ont condamné. J'ai choisi la plus importante de leurs objections pour leur montrer que j'ai raison de parler ainsi. Je dis la plus importante de leurs objections. Car ils la répètent à chaque page, et ils ne soupçonnent pas seulement que l'on y puisse répliquer. Il y a dans l'Alceste d'Euripide une scène merveilleuse, où Alceste, qui se meurt et qui ne peut plus se soutenir, dit à son mari les derniers adieux. Admète, tout en larmes, la prie de reprendre ses forces, et de ne se point abandonner elle-même. Alceste, qui a l'image de la mort devant les yeux, lui parle ainsi :

Je vois déjà la rame et la barque fatale. J'entends le vieux nocher sur la rive infernale. Impatient, il crie " On t'attend ici-bas ; Tout est prêt, descends, viens, ne me retarde pas. "

J'aurais souhaité de pouvoir exprimer dans ces vers les grâces qu'ils ont dans l'original. Mais au moins en voilà le sens. Voici comme ces Messieurs les ont entendus. Il leur est tombé entre les mains une malheureuse édition d'Euripide, où l'imprimeur a oublié de mettre dans le latin à côté de ces vers un Al. qui signifie que c'est Alceste qui parle, et à côté des vers suivants un Ad. qui signifie que c'est Admète qui répond. Là-dessus il leur est venu dans l'esprit la plus étrange pensée du monde. Ils ont mis dans la bouche d'Admète les paroles qu'Alceste dit à Admète, et celles qu'elle se fait dire par Charon. Ainsi ils supposent qu'Admète (quoiqu'il soit en parfaite santé) pense voir déjà Charon qui le vient prendre. Et au lieu que dans ce pas sage d'Euripide, Charon impatient presse Alceste de le venir trouver, selon ces Messieurs, c'est Admète effrayé qui est l'impatient, et qui presse Alceste d'expirer, de peur que Charon ne le prenne. Il l'exhorte, ce sont leurs termes, à avoir courage, à ne pas faire une lâcheté, et à mourir de bonne grâce ; il interrompt les adieux d'Alceste pour lui dire de se dépêcher de mourir. Peu s'en faut, à les entendre, qu'il ne la fasse mourir lui-même. Ce sentiment leur a paru fort vilain. Et ils ont raison. Il n'y a personne qui n'en fût très scandalisé. Mais comment l'ont-ils pu attribuer à Euripide ? En vérité, quand toutes les autres éditions où cet Al. n'a point été oublié ne donneraient pas un démenti au malheureux imprimeur qui les a trompés, la suite de ces quatre vers, et tous les discours qu'Admète tient dans la même scène, étaient plus que suffisants pour les empêcher de tomber dans une erreur si déraisonnable Car Admète, bien éloigné de presser Alceste de mourir, s'écrie que " toutes les morts ensemble lui seraient moins cruelles que de la voir en l'état où il la voit. Il la conjure de l'entraîner avec elle. Il ne peut plus vivre si elle meurt. Il vit en elle. Il ne respire que pour elle ".

Ils ne sont pas plus heureux dans les autres objections. Ils disent, par exemple, qu'Euripide a fait deux époux surannés d'Admète et d'Alceste, que l'un est un vieux mari, et l'autre une princesse déjà sur l'âge. Euripide a pris soin de leur répondre en un seul vers, où il fait dire par le chœur qu'a Alceste, toute jeune, et dans la première fleur de son âge, expire pour son jeune époux ".

Ils reprochent encore à Alceste qu'elle a deux grands enfants à marier. Comment n'ont-ils point lu le contraire en cent endroits, et surtout dans ce beau récit où l'on dépeint " Alceste mourante au milieu de ses deux petits enfants qui la tirent, en pleurant, par la robe, et qu'elle prend sur ses bras l'un après l'autre pour les baiser " ?

Tout le reste de leurs critiques est à peu près de la force de celles-ci. Mais je crois qu'en voilà assez pour la défense de mon auteur. Je conseille à ces Messieurs de ne plus décider si légèrement sur les ouvrages des Anciens Un homme tel qu'Euripide méritait au moins qu'ils l'examinassent, puisqu'ils avaient envie de le condamner. Ils devaient se souvenir de ces sages paroles de Quintilien : " Il faut être extrêmement circonspect et très retenu à prononcer sur les ouvrages de ces grands hommes, de peur qu'il ne nous arrive, comme à plusieurs, de condamner ce que nous n'entendons pas. Et s'il faut tomber dans quelque excès, encore vaut-il mieux pécher en admirant tout dans leurs écrits, qu'en y blâmant beaucoup de choses. '' Modeste tamen et circumspecto judicio de tantis viris pronuntiandum est, ne (quod plerisque accidit) damnent quae non intelligunt. Ac si necesse est in alteram errare partem, omnia eorum legentibus placere quam multa displicere maluerim.

N'oublions pas que l'Alexandre de Racine (1665) est aussi galant que certaines pièces de Quinault, et que Villiers (Épître sur l'opéra) voit le même "mauvais goût" dans Alexandre, Mithridate et Bérénice" que dans les livrets d'opéra :

   Racine après Corneille au Theatre admiré,

Apporta sur la Scene un vers plus épuré,

Plus exact, garda mieux l'égalité du stile,

Et du goût ancien à profiter habile,

Conduisant avec art la même passion,

Dans sa simplicité conserva l'action,

Bannit les jeux de mots, les pointes & les stances,

Et du faux merveilleux abolit les licences.

   Heureux, si le Theatre au bon sens ramené,

N'avoit point, de l'amour aux intrigues borné,

Crû devoir inspirer, d'une aveugle tendresse

Aux plus sages Heros la honte & la paresse,

Peindre aux bords de l'Hydaspe Alexandre amoureux,

Negligeant le combat pour parler de ses feux,

Et du jaloux dessein de surprendre une ingrate,

Au fort de sa défaite occuper Mithridate,

Faire d'un Musulman un Amant delicat,

Et du sage Titus un imbecile, un fat,

Qui coëffé d'une femme, & ne pouvant la suivre,

Pleure, se desespere, & veut cesser de vivre.

   Ce fut pour condescendre au mauvais goût du tems

Qu'on se permit encor ces défauts éclatans [...].