Lenient

L’étude de Charles Lenient (1826-1908), parue en 1876, est une des plus complètes et des mieux informées avant le XXe siècle. La première des deux parties de l’article est consacrée surtout à Astrate et à La Mère coquette, la seconde aux livrets – surtout Isis (« opéra géographique ») et Armide – et à l’histoire de l’opéra avant Quinault.

 

Il connaît bien les sources du XVIIe et du XVIIIe siècles, non seulement Corneille, Molière, Racine et La Fontaine, mais aussi Loret, Furetière (la source de l'anecdote sur Charpentier), Ninon de l’Enclos et même la nouvelle où Quinault est supposé avoir décrit ses amours et qu’on trouve dans la vie manuscrite de Boscheron. Les comparaisons, souvent judicieuses, des pièces de Quinault à ceux de ses rivaux plus connus sont rarement favorables à notre poète ; il montre, par exemple, que sur le terrain de l’amour fatal, Quinault « a devancé Racine, qui devait bientôt l’éclipser » (p. 53).

 

Il connaît bien aussi l’histoire du ballet et de l’opéra, à laquelle il consacre autant de place qu’à l’analyse des livrets. Il est donc d’autant plus surprenant qu’il attribue l’idée de Molière de s’associer Quinault pour Psyché au « double succès de l’Astrate et de la Mère coquette » (p. 56), sans mentionner les contributions de Quinault au ballet et aux divertissements musicaux avant Les Fêtes de l’Amour et de Bacchus. Surprenant aussi qu’il appelle Alceste une « coquette » (p. 81).

 

Il ne partage pas toujours l’admiration de Voltaire pour les livets de Quinault, mais il avoue qu’ « au doux, au tendre, au gracieux, viennent s’ajouter parfois les notes graves, les couleurs sombres du grandiose, du sublime » (p. 82). Il conclut avec sa grande admiration pour Armide, qui lui a fait revivre quelques vers de l’Énéide. Ce n’est pas un mince compliment pour celui dont les héritiers « n’ont pu se vanter d’avoir fait mieux que lui ».

Je donne ici le texte de la Revue politique et littéraire du 15 janvier 1876 (no. 29, p. 49-56) et et du 22 janvier suivant (no. 30, p. 77-82). L'article de Lenient parut aussi à Paris, Revue Bleue, 1876.

[Première partie]

SORBONNE

POÉSIE FRANÇAISE

COURS DE M. LENIENT

Quinault. — L'homme et l’écrivain. — L’« Astrate »,  « La Mère coquette »

 

   Quinault est un de ces esprits faciles et charmants, prêts et prompts à tout, associant les fantaisies du poète romanesque aux instincts positifs du financier. Fils d’un boulanger, il parle le langage de la galanterie et du beau monde aussi aisément que s’il avait été élevé à l’hôtel de Rambouillet. Bonhomme placide et calme, toujours maître de lui-même, il exprime les délires de la passion, sans en avoir jamais senti beaucoup l’atteinte. De la même plume dont il écrit l’Armide, il rédige en prose et en chiffres ses rapports d'auditeur à la Cour des comptes. Parmi nous, Scribe, conservant au milieu de sa prodigieuse fécondité dramatique ses habitudes régulières de clerc d’avoué, écrivant une comédie ou un opéra aussi tranquillement qu’un acte notarié, offre plus d’une analogie avec Quinault, sans l’égaler pourtant ni par l’imagination, ni par le style.

   Tout réussit à l’habile et heureux poète, les affaires comme le théâtre, l’amour comme le mariage, dont Molière et Lafontaine avaient si peu à se louer. Ce bonheur, il le doit à sa bonne mine, à sa belle humeur, à son art de plaire en tout et partout. Somaize, qui le jalouse et le dépeint dans son Dictionnaire des précieuses sous le nom de Quirinus, avoue qu’il avait une belle encolure. Les contemporains, Perrault et autres, nous ont laissé de lui le plus aimable portrait. « Il était grand et bien fait ; il avait les yeux bleus, languissants et à fleur de tête, les sourcils clairs, le front élevé, large et uni, le visage long, l’air mâle, le nez bien fait et la bouche agréable [...]. Pour l’esprit, il l’avait adroit et insinuant, tendre et passionné. Il était complaisant sans bassesse, disant du bien de tout le monde, ce qui lui avait fait beaucoup d’amis, jamais ne disant de mal de personne, surtout des absents [...]. Il aimait la satire, mais fine et délicate. » [citation de la Vie imprimée de Boscheron; ndlr]

   Tout jeune encore, sa famille ne pouvant suffire aux frais d'une éducation prolongée, il avait été recueilli par le vieux poète Tristan, l'auteur de Marianne. Il devint son élève et non son valet, comme le prétendirent plus tard les ennemis et les envieux en jouant sur le mot de domestique, qui dans la langue d’alors voulait dire familier, habitué de la maison. Quand Tristan eut perdu son fils unique, il adopta Quinault et lui légua son humble fortune : celui-ci la refusa, dit-on, pour la rendre aux parents de son vieux maître. Dès l’âge de quinze ans, l’apprenti poète s’était mis à l’œuvre, rimant et bâtissant déjà des ébauches de comédies et de tragédies. A dix-huit ans, il donnait sa comédie des Rivales, en 1653, au moment où Molière faisait représenter à Lyon son Étourdi. Tristan était venu lire aux acteurs la pièce de son élève en leur laissant croire d'abord qu’il en était lui-même l’auteur : la pièce fût accueillie d’une commune voix par de grands éloges, et les comédiens convinrent d'en donner cent écus : un beau chiffre pour le temps. Mais quand Tristan leur eut appris quelle elle était l'œuvre d’un jeune homme inconnu, ils se récrièrent et n’offrirent plus que la moitié de la somme convenue. Tristan tint bon, et proposa un arrangement d’après lequel l’auteur toucherait le neuvième de la recette. Telle fut l’origine au théâtre du droit d’auteur, encore pratiqué aujourd’hui. La pièce réussit et fit couler un peu d’argent dans la poche de Quinault et dans le ménage de Tristan.

   Sans se laisser étourdir par ce premier succès et d’après les conseils de son maître, Quinault, esprit positif et prévoyant, entrait chez un avocat pour s’initier à la vie plus lucrative et plus sûre des affaires. Il menait de front alors son apprentissage de procureur et la composition de nouvelles comédies. Perrault, dans ses Vies des hommes illustres, nous raconte à ce sujet une histoire assez plaisante : celle d’un gentilhomme de province, client de l’élude, auquel Quinault offre de le conduire au spectacle, et qui se trouve tout étonné en arrivant de voir le jeune clerc de procureur accueilli et /p. 50/ fêté par les acteurs et le public, et plus stupéfait encore d'apprendre que la pièce représentée était son œuvre.

   Après avoir enterré Tristan et s’être acquitté envers lui, par un dévouement filial, des soins qu’il en avait reçus, Quinault se marie en 1660 avec la veuve d’un riche marchand, son ami, dont il avait si bien servi les intérêts, que la dame ne crut pouvoir mieux faire que de confier à l’habile gérant sa personne et sa fortune. Lui-même nous a raconté dans une nouvelle l’histoire de cet amour et de son heureux dénouement. Pour se donner plus d’assiette et d’aplomb, il achète alors une charge d’auditeur à la Cour des comptes. La Compagnie souleva bien quelque opposition contre l’écrivain de théâtre ; mais la voix publique réclama en faveur du poète. Un anonyme lança le quatrain suivant partout répété :

Quinault, le plus grand des auteurs,

Dans votre corps, messieurs, a dessein de paraître.

Puisqu’il a fait tant d’auditeurs,

Pourquoi l’empêchez-vous de l’être ?

   La Compagnie eut peur des sifflets, et céda. En 1670, Quinault, âgé de trente-cinq ans, entrait à l’Académie, alors que La Fontaine, son aîné, attendait et devait attendre longtemps encore à cette porte qui ne s’ouvrit jamais pour Molière. Une seule chose déparait aux yeux de bien des gens, et surtout des envieux, la fortune de Quinault : c’était la bassesse de son origine. Aussi l’abbé d’Olivet, dans son Histoire de l'Académie, entreprend-il de réparer à cet égard les torts de sa naissance : il nie d’ailleurs qu'il soit fils d’un boulanger, et ne voit là qu’une invention de Furetière. L’acte de naissance découvert depuis par l’infatigable M. Beffara, établit positivement que le poète a vu le jour entre le four et le pétrin. Quinault avait trop d’esprit pour ne pas s'en consoler, et trop de franchise et de cœur pour renier jamais ses parents. Furetière s’en amuse fort, et (trait honorable pour Quinault) ne trouve guère autre chose à lui reprocher.

   « Le sieur Quinault, dit-il, a quelque mérite personnel : c’est la meilleure pâte d’homme que Dieu ait jamais faite […]. Il oublie généreusement les outrages des ennemis et il ne lui en reste aucun levain sur le cœur. Il ne s’ensuit pas pour cela qu’il ait grande autorité dans la littérature. Il a eu quatre ou cinq cents mots de la langue pour son partage, qu’il blutte, qu’il ressasse, et qu’il pétrit le mieux qu’il peut. »

   On voit ici que Furetière tient absolument à faire de Quinault un garçon boulanger de la république des lettres.

   Un autre envieux du poète, l’académicien Charpentier, lui disait un jour brutalement qu’on devait s’étonner qu’avec si peu de mérite et une si basse naissance il eût fait une si grande fortune. L'illustre et savant M. Charpentier se regardait sans doute comme très-supérieur littérairement à l’aimable et heureux parvenu du théâtre : la postérité n’a pas été de son avis. Quinault laissait dire et jouissait de ces faciles triomphes au grand désespoir des jaloux. Il partageait avec Lulli les libéralités royales, et devenait l’âme des fêtes de Versailles après la mort de Molière. S'il avait des ennemis comme Furetière, des envieux comme Charpentier, des censeurs amers comme Boileau, il trouvait aussi des admirateurs et des prôneurs enthousiastes comme Perrault, qui l’élevaient aux nues. Sa bonne fortune le suivit même après sa mort. Voltaire, parfois si injuste et si dur envers Lafontaine, prend feu pour Quinault. En sa faveur, il s’est fâché un jour avec ce terrible Nicolas (Despréaux) dont il est, selon lui, si dangereux de médire.

Zoïle de Quinault et flatteur de Louis,

est un de ces vers de représailles qui semblent plutôt une vengeance qu’un jugement. Depuis Voltaire, la critique s’est rangée du côté de Quinault contre son rigide censeur. Schlegel, qui comprend si peu Molière et lui conteste le génie comique, rend à l’auteur d’Armide largement justice.

   Quelle place lui ferons-nous ici? Quinault appartient à deux périodes littéraires du XVIIe siècle : à l’âge de Mazarin comme ponote tragique et comique ; au plein midi et même au déclin du règne de Louis XIV, comme créateur de l’opéra français. Il est vrai que l’opéra lui-même est un héritage de Mazarin. C’est l’écrivain de la première période que nous étudierons aujourd’hui.

 

I

   Par la précocité et la rapidité de ses publications et de ses succès, Quinault, né en 1635, un an avant Boileau et quatre ans avant Racine, les a de beaucoup devancés l’un et l’autre dans la carrière. Il a déjà produit onze tragédies ou comédies en 1660, à l’époque où Boileau publie sa première satire, où Racine n’a encore donné, comme prémices, que son ode intitulée la Nymphe de la Seine. Son premier grand triomphe dramatique fut la tragédie d’Astrate en 1664. L’histoire de cette représentation, de son succès prodigieux, des critiques et des controverses qu’elle souleva dans le monde des lettres, est peut-être plus intéressante que la pièce elle-même. L’engouement du public fut tel qu’il ne se lassa point de la voir sur l'affiche durant trois mois : honneur que n’obtinrent ni Britannicus, ni le Misanthrope. Le prix des places fût doublé, et, s’il faut en croire le naïf et bavard Loret, les comédiens, grâce à cette pièce, étaient devenus de petits Crésus. L’auteur avait aussi puisé sa part dans ce Pactole. Il y eut bien quelques protestations, quelques notes discordantes au milieu de cet immense triomphe. Boileau, que son amitié pour Racine rendait volontiers sévère à l'égard d’un rival gâté du public, fêté, applaudi outre mesure, malgré ses défauts, avait déjà lancé un premier trait dans sa deuxième satire :

Si je pense exprimer un auteur sans défaut,

La raison dit Virgile et la rime Quinault.

Cette maudite rime tombant sur une renommée si brillante et si heureuse jusque-là, fut un sujet de surprise pour le public comme pour l’auteur. L’étonnement fut plus grand encore lorsqu'au lendemain de l’Astrate, à travers ce concert d’éloges, on entendit une voix moqueuse s’écriant dans la satire du Festin ridicule :

Avez-vous vu l’Astrate ?

C'est un campagnard, un bel esprit de province qui trouve le Corneille joli quelquefois, et qui s’est amouraché de l’Astrate. Il en raffolle, et répète à tout venant, comme Lafontaine après avoir lu Baruch :

Avez-vous vu l’Astrate ?

cet Astrate, la merveille des merveilles, qui fait courir tout Paris !

/p. 51/

Si je vous demandais à mon tour, messieurs,

Avez-vous lu l’Astrate ?

Bien peu d’entre vous sans doute pourraient me répondre oui. Et pourtant la pièce est imprimée ; mail on ne la lit guère plus qu’on ne la joue. Il en est ainsi de certains succès dramatiques étourdissants et lucratifs, qui ne laissent souvent qu'un nom dans la mémoire de la postérité. Que reste-t-il aujourd’hui de l'Astrate ? Le souvenir de la flèche empoisonnée que lui a décochée Boileau :

Aves-vous vu l’Astrate ?

C’est là ce qu’on appelle un ouvrage achevé ;

Surtout l’anneau royal me semble bien trouvé.

Son sujet est conduit d’une belle manière,

Et chaque acte en sa pièce est une pièce entière.

   Boileau revint à la charge dans son Dialogue sur les héros du roman. Astrate, descendu chez les morts, demande à voir la Reine. Pluton l’accueille assez mal comme un grand benêt, et lui demande : « Qu’es-tu, toi? as-tu jamais été ? »

   Astrate: — «Oui dà, j'ai été, et il y a un historien latin qui dit de moi en propres termes, Astratus vixit, Astrate a vécu. » Pointe dirigée en passant contre un héros purement imaginaire, sans vraisemblance ni réalité.

   Les amis et les admirateurs de Quinault ripostèrent à l'attaque. Boursault, l’un des chefs de l’école romanesque, prenait la défense de l’Astrate dans une comédie intitulée la Satire des satires, faible imitation de la Critique de l'école des femmes. Une marquise qui vient de voir la pièce en est enchantée, ravie, déclare l’auteur un grand maître, mais elle en ignore le nom. C'est Quinault, lui dit-on :

Quoi ! le même Quinault que Despréaux déchire,

reprend Orthodoxe (c’est le nom de la dame), habituée à ne jurer que par Despréaux. L'Astrate alors ne vaut plus rien !

Je suis au désespoir de l’avoir trouvé beau.

Il me parait charmant, J’en admire le tendre ;

Mais si jamais j’y vais, j’en dirai pis que pendre ;

Il ne doit rien valoir, car Despréaux le dit.

Bien des gens ont fait comme Orthodoxe, et s’en sont tenus au jugement de Boileau, sans pousser plus avant la recherche, ni l’examen. Ma tâche de critique m’imposait d’autres devoirs. J’ai donc lu l’Astrate, et ne le regrette point. Si l’œuvre n’est pas sans défaut, elle n'est pas non plus sans mérite, ni sans intérêt. Le talent de Quinault s’y révèle déjà par certains côtés brillants. Voltaire y trouvait des scènes excellentes, des vers d’amour charmants, tendres et délicats comme ceux-ci :

Mais un cœur pour parler n'a-t-il qu’un interprète ?

Ne dit-on rien des yeux, quand la bouche est muette ?

L’amant qui craint le plus de rien faire éclater

N’en dit toujours que trop à qui veut l’écouter !

En vain pour se contraindre on prend un soin extrême ;

Tout parle dans l’amour, jusqu’au silence même. (Acte II, scène iii)

 

Jamais ce langage silencieux de l'amour qui n’ose s’avouer lui-même n’a été plus finement exprimé. Est-ce assez pour faire une tragédie ? Non sans doute. L’Astrate est un de ces imbroglios dramatiques mis à la mode par la lecture des romans, et que Corneille lui-même finit par adopter sous le nom de tragédies embarrassées, en les mêlant même à l’histoire : Rodogune et Héraclius en sont restés les plus parfaits modèles. Quinault a tiré toute sa pièce, sujet et personnages, de son imagination : il s’est lancé en pleine chimère sans s'appuyer ni sur l’histoire, ni sur la légende. Il n’y a de vrai, de réel dans son œuvre, que l’étude et l’analyse assez fidèle d’une passion qui est et restera l’unique ressort de son théâtre, l’amour.

   Élise, reine de Tyr par usurpation, a reçu de son père avec le trône un héritage de crimes qu’elle a continué. Elle a fait périr le monarque détrôné et deux de ses fils. Un troisième fils, Astrate, sauvé par un vieux serviteur de la famille, un prince syrien Sychée qu’il croit son père, est devenu plus tard le lieutenant glorieux et dévoué de cette reine qu’il devrait détester, s'il connaissait son origine. Loin de là, il en tombe amoureux. Élise de son côté, toute reine qu’elle est et fiancée à son parent Agénor, s’est éprise d’une violente passion pour son lieutenant et se prépare à l’épouser. A l’heure où les deux amants nagent dans la joie et l’ivresse d’un bonheur prochain, le vieux Sychée révèle à son prétendu fils le secret de sa naissance, lui rappelle son devoir et son père à venger. Astrate reste jusqu’au bout l’amant fidèle, sous le charme et l’ascendant d’une passion qu’il ne peut vaincre, même en face de ses amis indignés et frémissants et d’un peuple entier soulevé contre l’usurpatrice. Élise, en s’immolant elle-même, met fin par le poison à une situation impossible, et Astrate est proclamé roi.

   Vous retrouvez dans la trame de cette pièce si compliquée les caractères distinctifs du genre romanesque : la recherche des difficultés, le mépris de la vraisemblance, un soin extrême à embrouiller l’écheveau dramatique pour avoir le plaisir de le dévider. On ne saurait dire absolument avec Boileau que chaque acte en sa pièce est une pièce entière ; mais chaque acte est rempli de scènes épisodiques qu’on pourrait détacher ou transporter comme les morceaux d’un jeu de patience. Il n’y a pas là d’action fortement nouée, de lien logique donnant à l’œuvre son unité. L’oracle d’Ammon, qui semble devoir ici remplir le même office que le songe de Pauline dans Polyeucte, n’arrive qu’au second acte et prolonge ainsi sans fin l’exposition. L’anneau royal, dont se moque si fort Boileau, est une assez mince invention, qui ne vaut ni le mouchoir de Desdémone dans Othello, ni même la lettre de Zaïre. Cet anneau voyageant de main en main comme au jeu du furet, passant d’Agénor à Astrate, est tout au plus le symbole de la faveur royale, capricieuse et fugitive sous le règne du bon plaisir, surtout avec une femme. La France en avait fait l’épreuve sous Marie de Médicis et Anne d’Autriche. Les personnages n’ont guère plus de consistance que l’action elle-même. Êtres fantastiques plutôt que réels, ils se détachent sur le fond mobile du drame comme des pastels esquissés d’une main rapide et légère. En somme, on comprend que ces pastels dans leur jeunesse et leur fraîcheur aient pu séduire et tromper les yeux. La postérité, plus difficile, trouve les couleurs fanées et flétries.

   Élise est au début surtout une sœur cadette de Cléopâtre (la Cléopâtre de Rodogune bien entendu), hautaine, impérieuse, souillée de sang et de crimes, sur lesquels son trône est établi. Elle ne s’en repent point et s’apprête à couronner /p. 52/ l’œuvre commencée par son père en immolant l’ennemi invisible qui la menace, le troisième fils de l’ancien roi.

Le crime en ma famille a mis le diadème ;

L’ayant ainsi reçu, je l'ai gardé de même.

[...]

J’ai trop fait pour laisser ma fortune douteuse :

L’injustice imparfaite est la plus périlleuse.

C’est erreur de tenter des crimes superflus

Et de n'en pas jouir pour un crime de plus.

   A qui fait-elle ces confidences ? À l'honnête Sychée, le père supposé d’Astrate et le futur vengeur de ses rois. Quand sa suivante Corisbe lui parle de l’oracle annonçant pour elle l’approche de l’heure fatale, et s’écrie épouvantée :

Quoi ! vous ne tremblez pas?

Elise lui répond fièrement :

Que sert-il de trembler ?

   Pourtant ce cœur de roche que l’ambition seule paraît remplir, va se trouver entamé par une autre passion plus tendre et plus dévorante encore. Élise en fait l'aveu :

Crois-tu pour être fier qu’un cœur soit insensible,

Et quelque fermeté qu’on ait pu mettre au jour,

Qu’auprès d’un grand mérite on échappe à l’amour ?

Corisbe s’en étonne à bon droit, et se demande comment l’amour a pu trouver place dans l’âme de la reine :

Cet amour me surprend, et je croyais, madame,

Que l'ambition seule avait toute votre âme.

La Cléopâtre de Corneille s’en contente. Élise a le cœur assez vaste pour loger deux grandes passions à la fois. Mais, quoi qu’elle fasse, l’une aura bientôt effacé l'autre. L’amour régnera sans partage ; il lui fait oublier tout d’abord les pudeurs de la femme et l’orgueil de la reine. C’est elle qui va hâter, provoquer l’aveu timide qu’Astrate n’ose laisser échapper :

Les inégalités ne sont rien quand on aime,

Et quelque rang divers où deux cœurs soient placés,

Quand l’amour les unit, il les égale assez.

Aux scrupules, aux hésitations d’Astrate effrayé de son bonheur et rappelant les droits d’Agénor, elle répond impatientée :

Sied-il bien à l'amour d’être si raisonnable ?

En devenant amante, elle devient coquette, comme le sont toujours les héroïnes de roman, et use de ses droits de reine pour mettre à l’épreuve ses deux soupirants, en offrant de se dédoubler, de donner à l’un sa main, à l’autre son cœur, genre de partage mis à la mode par l’Astrée et le grand Cyrus. Elle dupe le pauvre Agénor avec cet anneau royal qui ressemble fort au billet de Ninon à La Châtre.

   Jusqu’alors cette novice de l’amour n’en a connu que les douceurs, les caprices et les joies : elle en ressentira toutes les angoisses et les désespoirs, quand elle entendra de la bouche même d’Astrate cette fatale révélation :

Ce dernier fils d’un roi par votre ordre égorgé,

Ce fils, par son devoir, à vous perdre engagé,

[...]

Qui l’eût pu croire? hélas, madame, c’est moi-même.

A partir de ce moment la reine a disparu, l'amante seule survit en elle et s’offre comme victime expiatoire de ses forfaits passés. Elle conjure en vain Astrate de l’immoler. Cependant on entend le bruit de l'émeute populaire qui gronde et assiège le palais. Élise ne songe point à se défendre. Qu’elle perde le pouvoir et la vie, qu’elle soit honnie, maudite par le peuple, déshonorée dans l’histoire, qu'importe, si Astrate l’aime encore :

Astrate, s’il se peut, ne me haïssez pas !

Elle aura du moins la consolation de voir son amant lui rester fidèle et s’armer du fer contre ses propres amis pour défendre sa maîtresse. Elle peut mourir maintenant sans regret. Au moment où Astrate s’efforce encore de la sauver, elle reparaît pour lui dire adieu et l’avertir quelle porte la mort dans son sein.

Adieu, j’ai trop de peine à mourir à vos yeux,

[...]

Qu’on m’emporte!

Cette scène de mort sur le théâtre avait déjà produit son effet dans la Sophonisbe de Mairet, et plus tard dans la Rodogune de Corneille, où Cléopâtre s’écrie en dérobant, comme Élise, la vue de son dernier soupir aux spectateurs :

Sauve-moi de l'affront de tomber à leurs pieds !

Le XVIIe siècle en général use discrètement de ces moyens, et les atténue ou les efface autant qu’il peut. De nos jours au contraire, on les prolonge à dessein, et une agonie bien conduite fait la fortune d’une pièce, d'une actrice et parfois d'un auteur.

   Le rôle d’Élise est sans contredit le plus tragique et le plus intéressant de la pièce. Astrate est moins un héros qu’un amoureux ; plus proche parent de Céladon que du Cid. Nous croyons à son héroïsme sur parole, sans en avoir aucune preuve. Sa plus grande audace est d'aimer une reine, et il l'avoue ingénument au futur époux d’Élise, à cet Agénor dont il va devenir le rival :

J’aime, je le confesse, avec témérité :

J'aime en dépit du sort, dont l’aveugle puissance

De moi jusqu’à la reine a mis trop de distance.

[...]

Aujourd'hui que le théâtre s’est démocratisé comme tout le reste, nous avons vu Ruy Blas, un valet, devenir l'amant d’une reine, et ne pas trop s'en étonner. Mais au temps de Quinault, un héros même n’osait guère prétendre à une pareille fortune. Malgré sa gloire, ses services et les lauriers qui couvrent son front, Astrate reste confus, balbutiant devant la reine qui l’honore de ses faveurs. Bientôt il revient, fou de joie, raconter à son père le bonheur qui l’attend :

Qu’est-il plus glorieux que l'hymen d’une reine ?

Sychée, grave et triste, lui rappelle en vain d’abord que la main de celle reine est tachée de sang. Mais,

L’éclat de deux beaux yeux adoucit bien un crime ;

Aux regards des amants, tout parait légitime.

Avec une étourderie digne du Lélie de Molière, Astrate va compromettre la vie de son père adoptif et de ses amis en dénonçant le complot qui doit lui rendre le trône. Il nous offre ici la contrepartie du Cid. Rodrigue oublie ou s’efforce d'oublier un instant Chimène pour venger l’honneur de son père outragé :

A qui venge son père, il n’est rien d'impossible !

/p. 53/

Astrate oublie son père, son devoir, son honneur, pour ne songer qu’à sa maîtresse :

Tout mon devoir s’oublie aux yeux de ce que j’aime.

   En face de ce caractère faible et impuissant, se dresse la mâle figure de Sychée, un de ces vieux et fidèles serviteurs des causes perdues ou proscrites que rien ne décourage, et qui poursuivent lentement, obstinément leur œuvre de vengeance et de revendication. Il essaye de rallumer peu à peu dans l’âme d’Astrate la haine de l’injustice et de l’usurpation. Enfin, déchirant le voile tout à coup, dans une scène qui devait être d’un grand effet sur le théâtre, il lui apprend sa naissance et son devoir, et lui dit avec un accent qui semble être un écho lointain de don Diègue et du vieil Horace :

La vengeance d’un père à vous seul était due ;

Je vous l’ai réservée, et l’heure en est venue.

L’objet vous en fût-il cent fois plus précieux,

Levez le bras, seigneur, et détournez les yeux.

Aux résistances, au désespoir d’Astrate qui s’emporte et veut à tout prix sauver sa maîtresse, il oppose l’inflexible rigueur de ses principes :

Je ferai mon devoir, dussiez-vous m’en punir !

Ce n’est là, si l’on veut, qu’un pastiche cornélien, mais qui a bien son relief et sa grandeur : disons mieux, c’est le seul caractère vraiment héroïque de la pièce.

   Parlerons-nous d’Agénor, le cousin et le fiancé d’Élise, personnage piteux s’il en fut, le plus triste et le plus ridicule des amants malheureux, qui joint à toutes ses mésaventures celle d’être massacré par le peuple à la fin du quatrième acte ?

   En somme, l’Astrate est une pièce médiocre, impossible à reprendre aujourd’hui, mais qui n’en a pas moins eu son heure et sa vogue. Elle a charmé, ravi un moment les contemporains. Comment et pourquoi ? par ses qualités comme par ses défauts. Par l’alliance du romanesque et du galant qui plaisait tant alors ; par la bizarrerie des situations, par l’effet dramatique de certaines scènes, par la souplesse et l'élégance d’un style coulant et facile ; enfin et surtout par le triomphe de cette passion, à laquelle les plus sages, comme Turenne, les plus sceptiques, comme La Rochefoucauld, n’avaient pas su résister, et qui, de nos jours encore, fait pardonner tant de choses aux créatures les plus déchues, les moins dignes de nos sympathies et de nos larmes. L’amour fatal et invincible, plus fort que la volonté, que la vertu, que le devoir, voilà ce qu’a exprimé Quinault en face de Corneille, le poète du sacrifice et de l’héroïsme. Il a sur ce terrain devancé Racine, qui devait bientôt l’éclipser.

III [sic pour II]

   La comédie partage avec la tragédie la première période de la vie dramatique de Quinault. Le succès de l’Astrate a pour pendant celui de la Mère coquette, l’année suivante, 1665. Cette pièce avait déjà fait grand bruit avant sa représentation. Deux auteurs s’en disputaient d’avance la paternité : Quinault et de Visé. Robinet, dans sa gazette, nous a conservé le souvenir de cette querelle, qui mettait en émoi la cour et la ville :

On se plaint du vol d’un ouvrage

Sur lequel chacun d’eux fait rage,

Et partout crie en sa douleur

Sur l’autre : Au voleur ! au voleur !

Quinault, si fameux au théâtre,

Où le beau sexe l’idolâtre,

Est l’un de ces deux mécontents :

L’autre est un auteur de vingt ans.

Et c’est l’auteur de vingt ans qui se plaint ici d’avoir été volé par son aîné. Cela s’est vu quelquefois au théâtre comme ailleurs, où les gros poissons mangent les petits. De Visé, dans sa préface, rappelle qu’il a fait part à Quinault de sa pièce chez une personne de qualité. Robinet s’efforce de rester impartial :

Attendons, lecteur, qu’on la joue.

Les deux pièces furent représentées en même temps et sous le même titre : la Mère coquette ou les Amants brouillés, l’une à l’hôtel de Bourgogne, l’autre au théâtre du Palais-Royal. La pièce de Quinault disparut la première de l’affiche pour faire place à l’Alexandre de Racine. Elle n’en est pas moins restée comme l’une des meilleures comédies du temps, même à côté de celles de Molière, tandis que la pièce de de Visé, très-inférieure pour l’exécution et pour le style, est rentrée dans l’oubli. Voltaire, grand admirateur de Quinault, nous semble pourtant avoir un peu surfait la valeur de la Mère coquette en l’offrant comme un modèle de la comédie de caractères et d’intrigue, alors que Molière a déjà donné au public l’École des maris et l'École des femmes. Il ne se trompe pas moins quand il prétend que cette pièce fut la première où l'on vit paraître les marquis. Avait-il donc oublié le Mascarille des Précieuses (1659), le marquis de la Critique de l’École des femmes et de l’Impromptu de Versailles (1663). Mais ce qu’on ne saurait contester à l’auteur, c’est la vivacité, l’aisance, la gaieté, un style alerte, et surtout des scènes charmantes et d’un vrai comique.

   L’amour est ici, comme dans l’Astrate, le grand ressort de l'action : tout le monde est atteint de la même maladie, maîtres et valets, jeunes gens et vieillards. Deux amants fâchés sans motif sérieux, une mère coquette qui essaye de voler à sa fille son futur époux, un père ridicule qui prétend se substituer à son fils dans ses droits à la main d’une jeune fille, une soubrette friponne brouillant les cartes et les amants au profit de sa maîtresse, dont elle flatte la vanité ; un valet étourdi et bavard divulguant tous les secrets qu’on lui confie ; un marquis grotesque, tranchant du brave et du galant, et n’étant, en somme, qu’un sol, un fat et un poltron : tels sont les personnages de ce plaisant imbroglio. Quoi qu’en dise Voltaire, les caractères n’ont rien de bien creusé ni de bien profond : c’est toujours le dessin au pastel rapide et léger, sur un canevas flottant. Ce qu’il y a peut-être de plus nouveau dans la pièce est le personnage de la mère, ainsi livrée aux rires de la comédie.

   Le rôle de la mère, si pathétique, si touchant et parfois si tragique chez les anciens sous les traits d'Alceste, de Médée, de Clytemnestre, n’a pour ainsi dire jamais été traité à fond par Molière ni par Corneille : Tous deux nous ont présenté des pères tantôt austères et héroïques, comme don Diègue et le vieil Horace ; tantôt pusillanimes et lâches, comme Prusias et Félix ; crédules et dupes, comme Argan et Géronte ; avares, comme Harpagon ; naïvement égoïstes, comme Sganarelle ; /p. 54/ entêtés, comme Orgon ; faibles et bons, comme Chrysale. La galerie est des plus complètes. Il n’en est point ainsi des mères. Peut-être Corneille regardait-il ce rôle comme trop tendre, trop faible ou trop délicat pour l’associer aux grandes passions et aux sombres terreurs de la tragédie. Sa Médée n’est qu’une amante furieuse qui sc venge, et n’éprouve pas ce combat de l’amour maternel si poignant dans Euripide. Sa Cléopâtre est un monstre d’ambition prêt à sacrifier ses fils comme, son époux, jouant la tendresse maternelle sans l’éprouver. Peut-être aux yeux de Molière le caractère de la mère était-il trop respectable, trop voisin des larmes et de l'attendrissement pour le mêler aux rires et aux profanations de la comédie. Il avait pu dans Géronte peindre l’humeur grondeuse du vieux Poquelin, son père ; mais l'image de Marie Cressé, cette mère délicate et distinguée, qu’il avait à peine eu le temps de connaître (il avait dix ans quand elle mourut), était restée sans doute dans sa mémoire comme une douce et chère vision de son enfance qu’il eût craint de déflorer. Quoi qu’il en soit, le rôle de la mère est chez lui toujours très-effacé. Mme Jourdain aime bien sa fille et son futur gendre : mais c’est avant tout une femme de tête dans son ménage, une bourgeoise armée de son bon sens pour résister aux sottises de son mari. La Philaminte des Femmes savantes planant dans son empirée songe à la grammaire et à l’astronomie plus qu’à l’amour maternel. Mme de Sottenville, comme Mme d’Escarbagnas, sont des caricatures plutôt que des mères. C’est à Racine et à Voltaire que reviendra plus tard l’honneur d’avoir mis en relief le caractère maternel dans Andromaque et Iphigénie comme dans Mérope et Sémiramis.

   Quinault n’y touche qu’en passant. Ismène n’est point une marâtre, mais une femme vaniteuse et coquette qui ne peut se résigner à vieillir : bonne au fond, aimable, avenante pour tout le monde, excepté pour sa fille, à qui elle ne peut pardonner le grave tort d’avoir déjà seize ans :

Une fille à seize ans défait bien une mère.

J’ai beau, par mille soins, tâcher de rétablir

Ce que de mes appas l’âge peut affaiblir,

Et d'arrêter par art la beauté naturelle

Qui vient de la jeunesse et qui passe avec elle,

Ma fille détruit tout dès qu’elle est près de moi ;

Je me sens enlaidir sitôt que je la voi. (Acte II scène ii)

Mariée à un époux vieux, grondeur, désagréable, qui a disparu depuis cinq ans, enlevé, dit-on, par les pirates, elle se croit veuve, et ce veuvage a réveillé chez elle des ardeurs et des prétentions qui ne sont plus de son âge. Elle voudrait prendre sa revanche du bonheur qu’elle n’a pu trouver dans un premier hymen, et qu’un second pourrait lui donner. Si l’on en croit le médisant et indiscret Champagne, elle appelle à son aide le pot aux roses et aux lys pour se refaire une nouvelle jeunesse. Du reste, elle ne demande qu’à être trompée et croit volontiers Lancette lui disant à propos de sa fille :

Elle ne vous fait pas tant de tort qu’il vous semble ;

On vous prend pour deux sœurs quand vous êtes ensemble,

ISMÈNE.

Sans mentir ?

LAURETTE.

Je vous parle avec sincérité.

ISMÈNE (se regardant avec un miroir de poche).

Comment suis-je aujourd’hui? Mais dis la vérité.

LAURETTE.

Vous ne fûtes jamais plus jeune ni plus belle ;

Surtout votre beauté parait fort naturelle.

ISMÈNE.

  Est-il bien vrai, Laurette ?

LAURETTE.

Il n'est rien plus certain.

ISMÈNE.

Tu peux prendre pour toi cette jupe demain :

Je viens d’apercevoir que la tienne se passe. (Acte II, scène ii)

Le vieux Crémante, de son côté, n’est pas moins ridicule avec sa toux, ses rhumatismes et ses prétentions à la galanterie :

Courbé sur son bâton, le bon petit vieillard

Tousse, crache, se mouche et fait le goguenard ;

Des contes du vieux temps étourdit Isabelle :

C’est tout ce que je crois qu’il peut faire auprès d’elle.

Les bons parents sont convenus de troquer entre eux leurs enfants, pour assurer leur bonheur à eux-mêmes ; Ismène aura le fils et Crémante la fille en mariage, et tout sera pour le mieux dans le meilleur des mondes qu’aient jamais rêvé l’égoïsme et la sottise. Acante et Isabelle sont les deux victimes destinées au sacrifice : amants naïfs, crédules et sincères, ayant toutes les grâces de la jeunesse et aussi son inexpérience, séparés par une brouille passagère qui risque de les faire tomber dans le piège tendu autour d’eux. Mais l’amour triomphe de tout : comme un aimant invincible, il les attire et les rapproche au moment où ils jurent de ne plus se revoir.

   Le rôle principal appartient ici à la servante Laurette : c’est elle qui dirige, noue et dénoue l'intrigue. La soubrette de Quinault n’a pas le désintéressement loyal des Toinette et des Dorine de Molière. Celles-ci tancent, rabrouent, sermonnent vigoureusement leurs maîtres, et les trompent quelquefois, mais par sympathie pour les jeunes gens, par dévouement à la famille, qu’il faut débarrasser d'un hôte incommode, d'un Tartufe, d’un Diafoirus ou d’un Trissotin. Laurette songe à faire d'abord ses affaires plus encore que celles de sa maîtresse : elle a déserté la cause des jeunes gens qui ne rapporte guère, pour sc ranger du côté des vieillards et des écus :

La fourbe qui nous sert est notre vrai partage :

Elle est pour nous sans honte, et jusqu’ici jamais

La probité ne fut la vertu des valets.

Les gens d'esprit surtout ont leur profit en tète. (Acte II, scène iii)

L’esprit positif du financier se révèle ici comme il se révélera bientôt chez les valets et les soubrettes de Regnard et de Lesage avec les Crispin et les Frontin. Les compliments et les cajoleries dont elle comble sa maîtresse ; la douleur comique avec laquelle elle lui apporte l’heureuse nouvelle de /p. 55/ son veuvage désormais facile à constater ; les raisons politiques par lesquelles elle invite Champagne à se mettre de moitié dans sa fourberie, au risque de trahir son maître ; l'adresse infernale qu’elle emploie à brouiller les deux amants ; les faux rendez-vous où elle engage le marquis, dont elle se sert comme d’un comparse en flattant sa vanité ; tous ces agissements et ces allures font de Laurette un type à part et nouveau dans la comédie. Champagne, son acolyte et son instrument, a la malice et la niaiserie du paysan champenois, songeant au solide comme Laurette. C’est lui qui s’est chargé de trouver un bonhomme vieux et cassé, venu du Levant, qui, pour deux mille écus, attestera par serment que l'époux d’Ismène est bien mort. En recevant un diamant pour prix de son zèle, il demande à Laurette si c’est bien là un vrai diamant ;

Enfin, s'il n’est pas bon, le défunt n'est pas mort.

   Tout ce monde n'est, il faut le dire, ni très-moral, ni très-scrupuleux, et ressemble déjà fort à celui de Regnard : son excuse, c’est qu’il n’a guère plus de réalité. Le marquis lui-même est moins un vrai marquis qu’un faquin auquel on pourrait crier déjà :

Allons, saute marquis !

Ses familiarités avec Champagne, qui lui répond presque sur le pied d’égalité, ses plaisanteries de mauvais goût à propos du soin qu’Acante semble prendre de la santé de son père :

Le bonhomme pour toi ne vivra que trop tard.

[…]

Nous savons ce que c’est que la perte d’un père :

Jamais de ce malheur fils ne se désespère, etc.

   Toutes ces pointes sans cœur ni délicatesse sont du monde de la farce plutôt que de la comédie. L’histoire des deux cents écus perdus chez une dame dont il se vante à faux d’avoir obtenu un dédommagement t; le soufflet qu’il s’est fait donner par un marquis d’occasion pour avoir l’air de croiser le fer et de se poser en brave, sont des charges, et non des saillies vraiment comiques. Certains traits, je le sais, se retrouvent dans le Misanthrope, mais bien autrement exprimés. Tels sont les reproches qu’Acante adresse au marquis, son cousin, sur ses bruyantes protestations d'amitié et tout ce fatras de politesses cl de civilités intempérances dont on abusait alors :

Estimez-vous beaucoup l’air dont vous affectez

D’estropier les gens par vos civilités,

Ces compliments de mains, ces rudes embrassades,

Ces saluts qui font peur, ces bonjours à gourmades;

Ne reviendrez-vous point de toutes ces façons. (Acte I, scène iii)

Alceste dira de même à Philinte :

Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode

Qu'affectent la plupart de nos gens à la mode,

Et je ne hais rien tout que les contorsions

De tous ces grands faiseurs de protestations ;

Ces affables donneurs d’ambassades frivoles,

Ces obligeants diseurs d’inutiles paroles. (Acte I, scène i)

Il y a là évidemment chez les deux poètes une pensée commune de critique et de parodie. Mais sans parler du style, quelle distance entre l'infatuation des Oronte, des Acaste et des Clilandre, ces véritables marquis du bel air, et le faquin grotesque de Quinault !

   Si nous voulons trouver la vraie comédie délicate et fine, il faut la chercher ici dans quelques scènes très-habilement conduites : celle où Ismène, attendant une déclaration d'Amante, ne l’entend parler que d’Isabelle ; celle où Crémante essaye vainement d'attirer sur lui les regards et l’attention de la belle, qui se portent toujours vers Acante ; enfin cette jolie scène des explications et du raccommodements si souvent reprise par Molière depuis le Dépit amoureux, et dont Quinault sait encore tirer un si heureux parti.

   Acante, attiré dans le piège par Laurette, se trouve en face d’Ismène et débute par une déclaration dont les premiers mots doivent chatouiller agréablement l’oreille de la coquette :

Madame, il est certain : jamais, je le confesse,

L'amour n’a fait aimer avec tant de tendresse,

N’a jamais inspiré dans le cœur d’un amant

Rien qui fût comparable à mon empressement,

Rien d’égal à l’ardeur pure, vive, fidèle,

Dont mon âme charmée adorait …. Isabelle.

Chute fatale, qui gâte l'effet de ce bel exorde. Cependant Ismène ne renonce pas encore à l’espoir de recueillir ce cœur affligé : elle lui offre un refuge dans la maturité de son âge et de son affection. Sa fille n’est qu’une pensionnaire qui n’entend rien à l’amour :

La jeunesse, monsieur, n’est que légèreté.

Au sortir de l’enfance une âme est peu capable

De la solidité d’un amour raisonnable :

Un cœur n’est pas encore assez fait à seize ans,

Et le grand art d’aimer veut un peu plus de temps.

C’est après les erreurs où la jeunesse engage,

Vers trente ans, c’est-à-dire environ à mon âge,

Lorsqu'on est de retour des vains amusements

Qui détournent l’esprit des vrais attachements,

C’est alors qu’on peut faire un choix en assurance,

Et c’est là proprement l’âge de la constance. (Acte IV, scène viii)

Mais elle a beau faire : Acante ne songe qu’à Isabelle, ne voit qu’isabelle, ne parle que d’Isabelle :

Isabelle inconstante ! Isabelle infidèle !

Isabelle perfide ! […]

Madame, obligez-moi, ne me parlez plus d’elle,

ISMÈNE.

C'est vous qui m’en parliez.

Mot de dépit et de colère, qui échappe à la coquette trompée dans son attente.

   La scène où Isabelle se trouve entre Crémante qui la cajole et Acante qui la boude, aboutit à la même conclusion. Crémante rappelle son fils au respect de sa future belle mère :

[...] J'entends qu’il considère

Sa belle-mère en vous.

ACANTE.

Elle, ma belle-mère !

/p. 56/

CRÉMANTE.

Vous voyez à ce nom comme il est irrité.

ISABELLE.

Je ne l’aurais pas eu, s’il l’avait souhaité ;

Il sait bien à quel point il avait su me plaire. (Acte V scène v)

Et l’amour mal dissimulé perce encore à travers les reproches. Aussi, quand le vieux Crémante, appelé subitement par Champagne, a disparu, les deux amants restés seuls ont beau dire qu’ils s’en vont, ils demeurent ou reviennent sur leurs pas :

ISABELLE.

Vous n’êtes pas sorti ?

ACANTE.

Vous n’êtes pas rentrée,

Qui peut vous retenir?

ISABELLE.

Qui vous fait demeurer?

Ils le savent bien tous deux sans vouloir se l’avouer. On se rapproche tout en ayant l’air de se fuir, on se rappelle, le passé, on songe à l’avenir. Enfin tout s’explique: les deux amants s'aperçoivent qu’ils n’ont jamais cessé de s’adorer et qu’ils ont été dupes d’une intrigue de Laurette.

   Au moment où l’on s’indigne contre elle, la soubrette reparaît, toujours enjouée et maligne comme un lutin, tenant en main le dernier fil de la trame si bien ourdie. En fille prudente, elle réclame d’abord son pardon et celui de Champagne pour la bonne nouvelle qu’elle apporte en annonçant que le mari d’Ismène, le père d’Isabelle, est revenu. C’est lui précisément le pauvre diable que Champagne croyait avoir suborné comme faux témoin. Ce retour est un coup de foudre comique qui met fin à toutes les prétentions ridicules des grands parents. L’auteur s’est bien gardé de mettre en scène le mari, qui reste comme un Deus ex machina invisible ; et aussi de faire reparaître la coquette Ismène, assez punie par le retour de son époux ; et le vieux Crémante, honteux et raillé sans doute par son ami. Père et mère vont rentrer dans leur rôle naturel et ne s'opposeront plus au bonheur de leurs enfants. Le dénouement est aussi vif et aussi gai que la pièce elle-même.

   Après le double succès de l’Astrate et de la Mère coquette, on comprend que Molière ait eu l’idée de s’associer Quinault en même temps que Corneille et Lulli pour la composition de Psyché. Ce fut là d’ailleurs un apprentissage et comme un acheminement vers cette carrière inexplorée où Quinault allait trouver une gloire et une fortune nouvelles : nous voulons parler de l’opéra.

C. LENIENT.


[Seconde partie]

SORBONNE

POÉSIE FRANÇAISE

COURS DE M. LENIENT

Quinault (2). — L’Opéra : son origine, son histoire, ses destinées nouvelles (Suite et fin. — Voy. le numéro précèdent)

 

   Quinault avait atteint dans l’Astrate et la Mère Coquette l’apogée de son talent tragique et comique. Tout ce qu'il fit depuis dans ce double genre resta au-dessous. La gloire naissante de Racine menaçait de l'éclipser : assez habile, assez prévoyant pour savoir s’arrêter et se retirer à temps, chose si difficile aux auteurs et aux acteurs usés, il songeait à tourner ses voiles d’un autre côté. Les sifflets qui avaient accueilli sa tragédie de Bellérophon et le succès médiocre de son Pausanias étaient pour lui un avertissement. En même temps, sa femme, tourmentée par des scrupules dévots, le pressait de quitter le théâtre. L’Opéra s’ouvrit à lui fort à propos comme un refuge, avant de devenir le champ d’une nouvelle et brillante fortune. Quinault, homme d’expédients et de combinaisons en toutes choses, dans son ménage comme au théâtre, démontra à sa femme que l’opéra n’était point, à vrai dire, une comédie ; que ces pièces, d’un genre particulier, lui étaient commandées par le Roi, et que travailler pour le Roi ne saurait être un péché ; enfin que le venin de sa poésie galante et profane se trouvait noyé et perdu dans la musique. Il trouvait moyen de contenter ainsi tout le monde, le Roi, sa femme, lui-même, et le public par-dessus le marché ; sans compter les profits qu’il en tirait, une pension de 2000 livres et 4000 livres pour chaque opéra nouveau. C’était là les conditions d’un marché tel que ni Corneille ni Racine n'en obtinrent jamais de si avantageux.

   Avant de parler des opéras de Quinault, il nous faut rappeler en peu de mots ce qu’avait été jusqu’alors le genre auquel il allait, avec Lulli, attacher son nom. L’opéra n’est point une création française, mais une importation italienne, qui eut d’abord assez de peine à s’acclimater dans notre pays. Bien des obstacles s’y opposaient. Notons d’abord les préventions contre un spectacle originaire de ce pays d’où étaient venus les Concini, les Mazarin, tous ces aventuriers de fortune, ces ministres et ces financiers odieux ou suspects à la nation. Puis, l’instinct musical peu développé en France. Est-il vrai que nous soyons encore aujourd’hui des Chinois en musique (Histoire de l’Académie de musique, par Castil-Blaze) comme le prétendent certains raffinés ? Le succès des Concerts populaires, où l’on joue non des opérettes, mais de grands morceaux de Beethoven, de Mendelssohn et de Mozart, prouve du moins que noire éducation a fait des progrès sous /p. 78/ ce rapport. Au XVIIIe siècle, J.-J. Rousseau disait encore : « Les Français n'auront jamais de musique, et, s’ils en ont une, ce sera tant pis pour eux. » Rameau, Méhul, Boïeldieu, Hérold, Auber et bien d’autres se sont chargés de lui répondre. Enfin, dernier obstacle, la langue française avec ses syllabes sourdes, ses voyelles muettes ou à demi éteintes, n’avait pas la sonorité musicale de l’italien, de l’espagnol ou de notre vieille langue d’oc. Nouvelle raison pour douter de l’avenir de l'opéra dans notre pays.

   Pourtant, dès le XVIe siècle, on connaissait en France les ballets mêlés de chants, de récits et de dialogues. L’influence italienne s’était fait sentir à la cour des Médicis et des Valois réunis. Les fêtes mythologiques données au château de Meudon par le cardinal de Lorraine, les bergeries et mascarades de Ronsard, Remy Belleau, Jodelle, etc., étaient déjà presque des ébauches d’opérettes. Aux noces du duc de Joyeuse, en 1577, on admira fort le ballet comique de Circé, dont le libretto (canevas et vers) avait été composé par d’Aubigné, et la musique par Beaujoyeux, chef des violons de la cour. Ce ballet n’a pu être retrouvé par les derniers éditeurs de d’Aubigné, MM. Réaume et de Caussade : il n’ajouterait rien, du reste, à la gloire du vieux chef huguenot un peu compromis dans ce monde de courtisans. Ces fêtes coûtèrent 1 200000 livres, plus de 3 millions de notre monnaie. L’opéra était déjà un plaisir coûteux, même à l’état d’embryon : il n'a guère cessé de l’être. On ne saurait lui reprocher d’avoir dérogé en se mettant à la portée de toutes les bourses : aussi n'a-t-il jamais été un divertissement populaire et national.

   Antoine de Baïf, qui avait vu des opéras à Venise, voulut en doter la France. Dans celte intention, il composa des drames en vers métriques à l’imitation des anciens, et les mit en musique pour les faire entendre dans les concerts qu’il donnait à sa maison du faubourg Saint-Marceau, où venaient parfois Charles IX et Henri III. Par réminiscence italienne, il intitula ses concerts Académie de musique, titre qui «figure encore aujourd’hui au frontispice de notre Opéra. En 1640, un sieur Chappotau faisait représenter le Mariage d’Orphée et d’Eurydice ou la Grande journée des machines, tragédie en vers alexandrins, mêlés de chants et de danses. Mais ce n’était point là encore l’opéra. En 1647, Mazarin, pour égaler le jeune roi, fit venir une troupe italienne, qui joua une comédie lyrique, sorte d’opéra bouffe, intitulée la Finta Pazza. Le premier acte finissait par un ballet de singes et d’ours, le second par un ballet d’autruches, le troisième par un ballet de perroquets. Bientôt on y ajouta la tragi-comédie d’Orfeo et Euridice. Toujours ce sujet d’Orphée qui revient tenter le génie des musiciens et des poètes depuis Jodelle jusqu’à Gluck, et qui a subi de nos jours une dernière et grotesque métamorphose. La Gazette de France, journal officiel d’alors, complaisante et véridique comme les journaux officiels de tous les temps, fait le plus magnifique éloge de cette représentation. Les Mémoires de Monglat sont moins enthousiastes et expriment assez franchement l’ennui public. « Cette fête qui coûta beaucoup d’argent, dit Voltaire, fut sifflée, et bientôt après, les plaisants de ce temps-là firent le grand ballet et le branle de la fuite de Mazarin dansé sur le théâtre de la France par lui-même et ses adhérents. Voilà toute la récompense qu’il eut d’avoir voulu plaire à la nation (Voltaire, Siècle de Louis XIV). » Après la Fronde, Mazarin, chargé encore une fois de faire le bonheur du roi et du royaume, tenta une nouvelle épreuve en offrant au public parisien les Nozze di Peleo e di Tetide, sujet repris plus tard par Fontenelle. Louis XIV y dansa. « La nation, dit Voltaire, fut charmée de voir son roi jeune, d'une taille majestueuse et d’une figure aussi aimable que noble, danser dans sa capitale après en avoir été chassé ; mais l’opéra du cardinal n’ennuya pas moins Paris pour la seconde fois. » Mazarin, entêté dans son entreprise, profita du mariage du roi pour ramener une nouvelle troupe italienne à Paris. Il fit dresser aux Tuileries un magnifique théâtre avec grand luxe de décors et de machinés, et l’on y joua l’Ercole amante du signor Cavalli. Le public français bâilla encore une fois et se crut délivré de l’opéra par la mort de Mazarin, arrivée en 1661. Mais le jeune monarque, ami du faste et de la pompe, recueillit l'héritage de son ministre. Il suffit de la faveur royale pour donner bientôt à l’opéra un succès extraordinaire.

   Le goût des pièces à machines avait gagné Corneille lui-même. Dès 1650, il donnait Andromède sur le théâtre du Petit-Bourbon. Dix ans plus tard, la Toison d'or était représentée au château de Neubourg en Normandie par les soins et aux frais du marquis de Sourdéac, grand machiniste et grand dépensier, qui finit par se ruiner au service du théâtre. Louis XIV, par lettres patentes de 1661, avait fondé une Académie de danse, à laquelle il accordait les mêmes droits et privilèges qu’a l'Académie de peinture et de sculpture. N'oublions pas que le maître à danser du jeune roi touchait 2000 livres, et son maître d’écriture 300 : ce qui explique la haute estime attachée au corps de ballet. En 1669, un certain abbé Perrin, fanatique de l’opéra, obtenait du roi des lettres patentes avec permission d’établir par tout le royaume des Académies d’opéra ou représentations de musique en langue française sur le pied de celles d’Italie. L'opéra se trouva ennobli dès sa naissance par une faveur spéciale du roi : « Voulons et nous plaît que tous gentilshommes, demoiselles et autres personnes puissent chanter auxdits opéras, sans que pour ce ils dérogent au titre de noblesse ni à leurs privilèges. » Servir aux plaisirs du monarque, n’était-ce pas en effet le plus grand honneur auquel on pût prétendre ? C’est ainsi que nous verrons Lulli devenir gentilhomme et conseiller du roi.

   L’abbé Perrin, poète d’occasion et de pacotille, comme l'ont été souvent les librettistes ou paroliers d’opéra, s'associa à Cambert, maître de chapelle et intendant des douze violons de la reine-mère, pour la musique ; au marquis de Sourdéac pour les machines, et au financier Champeron pour les fonds, élément indispensable à l'opéra. Pomone fut le premier opéra français représenté le 8 octobre 1671, dans l’ancien jeu de paume de la Bouteille, rue Mazarine. Pour recruter une troupe suffisante, Perrin et Cambert avaient fait une sorte de levée en masse sur les choristes de cathédrale, hommes et femmes. Aujourd’hui, c'est le théâtre qui prête à l’église ses chanteurs. Quant aux danseuses, jusqu’en 1681, elles furent représentées par de jeunes garçons habillés en en femmes. Le contraire se passe également aujourd’hui ; ce sont les femmes qui s’habillent en garçons. Ces premières représentations excitèrent plus de curiosité que d’enthousiasme. « On vit, dit Saint-Evremond, les machines avec surprise, les danses avec plaisir ; on entendit le chant avec agrément, les paroles avec dégoût. » Dans ce siècle où l’art de bien dire était si goûté, le public se montrait à cet égard plus /p. 79/ difficile que de nos jours. Si l'abbé Perrin recueillit peu de gloire poétique de son entreprise, il gagna au moins pour sa part 30 000 livres bientôt dissipées. Mais l’appât du gain lui suscita des concurrents : il se vit un matin supplanté par un rival plus habile et plus entreprenant que lui. Un de ces étrangers insinuant et intrigants, comme la France en a nourris et choyés à toutes les époques, Lulli, chef de la musique de la cour, avec l’appui de madame de Montespan, obtint du roi un privilège qui mit bientôt entre ses mains le monopole de l’opéra. Cambert se relira désolé en Angleterre; l’abbé Perrin et le marquis de Sourdéac achevèrent de se ruiner, Lulli resta seul debout, triomphant et souverain. On ne chanta bientôt plus en France qu’avec sa permission. L’adroit Florentin s’était mis en quête non plus seulement d’un librettiste vulgaire, d'un gâcheur de vers comme l’abbé Perrin, mais d’un vrai poète, à l’imagination gracieuse et féconde, au talent souple, élégant, facile, qu’il pût associer à ses conceptions musicales sans avoir à craindre de lui les résistances ou les caprices d'un génie supérieur et indépendant. Un moment il crut avoir trouvé son homme dans La Fontaine : nous savons comment ils s’étaient trompés tous deux. Quinault avec son humeur accommodante, sa prodigieuse fécondité de ressources et d'expédients, son aisance à rimer, à prendre toutes les mesures, tous les rythmes et tous les tons, était bien l’auxiliaire dont il avait besoin. Aussi prit-il soin de se rattacher et de le garder pour lui seul, en s'assurant d’avance tous les opéras qu’il pourrait faire.

   Dans ce travail de collaboration, quelle part revient à chacun? Il est difficile de le préciser pour l’invention. Quinault composait-il ses vers, comme on l’a dit, sur les airs de Lulli ? J'en doute un peu. Apportait-il au musicien son canevas et son premier jet poétique, laissant ensuite Lulli tailler, rogner, supprimer les vers qui ne lui plaisaient point, marquer ceux qui devaient être allongés ou raccourcis pour répondre aux besoins de la mélodie? Je le croirais volontiers. Nous n’essayerons point ici d’apprécier la valeur musicale de Lulli : un tel sujet n’est point de notre compétence. Il nous suffira de prendre dans cette association ce qui nous revient de droit, la partie littéraire.

   Quinault mérite-t-il le titre de créateur? L’opéra forme-t-il un genre nouveau et à part en littérature ? Voltaire n’en doute pas un instant et déclare la poésie de Quinault fort supérieure à la musique de Lulli. De tous les opéras du XVIIe siècle, il ne reste, selon lui, qu’une chose qui mérite de vivre : les vers de Quinault.

   Il ne craint pas de le comparer aux poètes grecs, à Pindare, à Sophocle, à Euripide. D’autres critiques vous diront, avec M. Castil-Blaze (Histoire de l'Académie de musique), que les paroles ne sont rien et ne doivent rien être dans un opéra. Rameau, très-dédaigneux pour les écrivains et très-fier de son art, se vantait de pouvoir mettre en musique la Gazette de Hollande. L'opéra est en somme un plaisir complexe, qui ne saurait offrir l’unité et la simplicité d'une jouissance purement littéraire. Les uns y vont pour les machines, qui font déjà fureur au XVIIe siècle ; les autres, pour le chant et les belles voix qu’on y entend ; quelques-uns pour les vers galants et les passions tendres qui s’y trouvent exprimés ; les ballets ont aussi leurs fanatiques partisans. La Fontaine, bien qu’il se soit lui-même aventuré sur ce terrain, sans grand succès il est vrai, pense et dit beaucoup de mal de l’opéra, il y voit un genre hybride et faux dont la complexité l’embarrasse et le fatigue. L’épître à M. de Niort est une protestation contre la vogue de cette nouveauté, dont raffolent la cour et la ville :

On ne va plus au bal, on ne va plus au cours;

Hiver, été, printemps, bref, opéra toujours

   Si grand ami qu’il soit des fictions, les merveilles de l’opéra obtenues par le jeu des machines provoquent son rire et son incrédulité :

Souvent au plus beau char le contrepoids résiste,

Un dieu pend à la corde et crie au machiniste,

Un reste de forêt demeure dans la mer,

Ou la moitié du ciel au milieu de l'enfer.

   La Fontaine aime les plaisirs, comme les accords, simples et naturels. Les notes douces et moyennes du théorbe, de la viole, de la flûte ou du hautbois lui semblent bien préférables à ce branle-bas musical où l’on court risque d’être étourdi par les tambours et les trompettes :

La voix veut le théorbe et non pas la trompette,

Et la viole, propre aux plus tendres amours,

N'a jamais jusqu'ici pu se joindre aux tambours.

[...]

Ce n'est plus la saison de Raymon ni d’Hilaire ;

Il faut vingt clavecins, cent violons pour plaire ;

On ne va plus chercher au fond de quelque bois

Des amoureux bergers la flûte et le hautbois.

   Pour lui, un seul clavecin touché par une main habile et charmante, comme celle de Mlle Certain, vaut mieux que tout le vacarme d’Isis, cet opéra si vanté. Qu’eût dit La Fontaine s’il eût vécu de nos jours et entendu ces tempêtes de sons et d’instruments déchaînés par le génie puissant et tumultueux d’un Meyerbeer ou d’un Verdi ? Tout au plus Mozart l'eût-il fléchi et charmé aux accords de sa Flûte enchantée.

   La Bruyère a traité, lui aussi, cette question de l’opéra et semble hésiter dans son jugement. « L'on voit bien, dit-il, que l’opéra est l’ébauche d’un grand spectacle : il en donne l'idée. » Puis il ajoute : « Je ne sais pas comment l’opéra, avec une musique si parfaite et une dépense toute royale, a réussi à m’ennuyer. » Ce qui manque, selon lui, c’est 1 action, l'intérêt. « L'opéra, jusqu'à ce jour, n’est pas un poème, ce sont des vers […], c’est un concert. »

   Au chapitre des Jugements, parlant de Quinault, il l’appelle le phénix de la poésie chantante, qui a vu sa gloire mourir et renaître dans un même jour. « Celui qui penserait, dit-il, que Quinault, en un certain genre, est un mauvais poète, parlerait presque aussi mal que s’il avait dit, il y a quelque temps : il est bon poète. » On voit par là que celte gloire était déjà très-débattue et très-contestée aux yeux des contemporains.

   Furetière dépouille Quinault au profit de Lulli : « Il a fait des opéras fort agréables quand on les met en musique, de même que le droguet est éclatant quand il est couvert de broderies. » N’oublions pas que Furetière était l’ami de Boileau, et l'on sera moins étonné de retrouver la même opinion dans ces vers si connus et si injustes sur

[…] Tous ces lieux communs de morale lubrique,

Que Lulli réchauffa des feux de sa musique.

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   Voltaire se fâche et crie : « C’est, au contraire, Quinault qui réchauffait Lulli ! »

   Boileau attaque l’opéra, au point de vue littéraire, comme une œuvre fausse et bâtarde, et, au point de vue moral, comme une œuvre dangereuse. Il l’associe aux malédictions chagrines de sa dernière satire contre les femmes :

Par toi-même bientôt conduite à l'Opéra,

De quel air penses-tu que ta Sainte verra

D’un spectacle enchanteur la pompe harmonieuse,

Ces danses, ces héros à voix luxurieuse ;

Entendre ces discours sur l’amour seul roulants,

Ces doucereux Renauds, ces insensés Rolands,

Saura d’eux qu’à l’amour, comme au seul Dieu suprême,

On doit immoler tout, jusqu’à la vertu même.

   Quand plus tard il s’est réconcilié avec Quinault, il garde encore une partie de ses préventions et s’exprime ainsi dans ses Réflexions critiques : « Quinault avait beaucoup d’esprit et un talent tout particulier pour faire des vers bons à être mis en chant ; mais ces vers n’étaient pas d’une grande force ni d’une grande élévation. C’était leur faiblesse même qui les rendait d’autant plus propres pour le musicien, auquel ils doivent leur principale gloire. » Voltaire, de son côté, renvoie, cette fois encore, la balle à Boileau : « Il manquait à Boileau d’avoir sacrifié aux Grâces : il chercha en vain toute sa vie à humilier un homme qui n’était connu que par elles. Le véritable éloge d’un poète, c’est qu’on retienne ses vers. On sait par cœur des scènes entières de Quinault : c’est un avantage qu’aucun opéra d’Italie ne pourrait obtenir. Si l’on trouvait dans l’antiquité un poème comme Armide ou comme Atys, avec quelle idolâtrie il serait reçu ! Mais Quinault était moderne » (Siècle de Louis XIV).

   La Harpe s’efforce de tenir la balance égale entre les deux extrêmes. Quinault, à ses yeux, n’est pas du nombre de ces écrivains qui ont ajouté à la richesse et à l’énergie de la langue ; il est de ceux qui ont le mieux fait voir combien on pouvait la rendre souple et flexible. Enfin ses opéras lui semblent répandre autour d’eux un parfum analogue à celte odeur d’ambroisie qui s’exhale de la chevelure de Vénus dans Virgile :

Ambrosiaeque comae divinum vertige odorem

Spiravere.

C’est bien quelque chose, après tout, de pouvoir dire au poète, comme La Fontaine aux beaux orangers de Versailles :

Vos fleurs ont embaumé tout l’air que l’on respire,

même quand ces fleurs sont venues en serre.

   Une pièce inédite d’André Chénier, récemment publiée (Œuvres poétiques d’André de Chénier, publiés par M. Gabriel de Chénier. — A. Lemerre, éditeur) est venue s’ajouter aux sévérités de Boileau et protester contre l’engouement de Voltaire pour ce poète heureux, si gâté du roi, des femmes, du public et de la postérité :

La couronne toujours ne fait pas la victoire.

Que Voltaire partout, à l’encens immortel

Aille de son Quinault recommander l’autel ;

A juger des bons vers les oreilles bien nées,

De ces hymnes pompeux justement étonnées,

Ne trouvent, quoi qu’ait dit un si grand défenseur,

Dans cet amas d’écrits humbles, nus, sans couleur,

Se traînant sur leur molle et rampante harmonie,

Rien qu’un rimeur glacé sans verve et sans génie,

Que trente vers charmants, dans un recueil épars,

N’auraient point dû si fort grandir à nos regards.

   On comprend qu’André Chénier, avec son goût exquis de l’art sobre, pur et discret, avec son amour de la ciselure littéraire et du fini dans l’expression, n’ait vu en Quinault qu’un représentant du genre facile et négligé, un imprésario hâtif plutôt qu’un véritable écrivain.

   Il faut avouer que l’auteur d’Armide a joui de son vivant, et même après sa mort, d’une fortune supérieure à son talent, si on le compare aux grands écrivains qui l’entourent. Mais on ne saurait non plus lui refuser sa place et sa part dans les splendeurs et les enchantements du XVIIe siècle. Voltaire va trop loin sans doute en le plaçant à côté de Corneille, de Molière et de Racine. Les vrais ancêtres de Quinault sont Desportes et Bertaut, nos pêtrarquisants français, tous deux auteurs de mascarades cl de ballets. L’un, dans l’Hymne à la nuit :

O nuit, jalouse nuit !

repris plus tard par Quinault dans son Roland ; l’autre, dans la charmante chanson de Rosette :

Rosette, pour un peu d’absence,

Votre cœur vous avez changé ;

nous offrent de vrais motifs d’opéra. Joignez-y toute l’école italienne, qui part de l’Amante du Tasse et du Pastor fido de Guarini, puis se prolonge à travers les faveurs galantes, voluptueuses et sensuelles du cavalier Marin. Quinault, esprit positif et pratique dans sa conduite, excelle à distiller dans ses vers cette subtile quintessence de l’Elisir d’amore. De là s’épanche tout un courant de poésie imagée, brillante, étincelante de paillettes et de clinquant, plus riche de sons et de couleurs, de soupirs et de molles tendresses que d’idées fortes ou de sentiments vrais, parlant aux sens et à l’imagination plus qu’à la raison, faite pour s’associer aux mélodies vagues et ondoyantes de la musique. Aussi Quinault a-t-il trouvé le style et le mètre le mieux appropriés à l’opéra.

   Cette perfection relative, il ne l’a pas atteinte du premier coup. Il s’avance, d’abord en tâtonnant, sur les pas des Italiens. Son premier essai commun avec Lulli fut une pastorale intitulée : Fêtes de l’Amour et de Bacchus (1672). Bacchus et l’Amour sont restés les deux divinités favorites de l'opéra et occupent encore aujourd'hui une place d’honneur dans les peintures du foyer. Cette première œuvre, assez médiocre, offrait un mélange de fadeur et de bouffonnerie. Suivant l’exemple des Italiens, Quinault avait d’abord uni le sérieux et le comique, malgré la distinction des genres proclamée partout ailleurs. Peu à peu, cédant au goût du temps, il rentra dans la règle la plus conforme au titre de tragédie lyrique, que conservèrent longtemps les opéras. Dans Alceste, son premier grand succès en ce genre, Strabon et Lycas sont encore des personnages comiques. Quinault pouvait invoquer l’exemple du poète grec, qui, même dans une tragédie sérieuse et légendaire, n’avait pas craint de mêler les deux éléments du rire et du pathétique. Mais il avait fait subir à la pièce comme aux personnages d’Euripide une complète transformation.

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   Vous vous rappelez, messieurs, cet admirable type de l’époux et de la mère sous les traits d’Alceste ; cet Hercule buveur, héroïque et généreux, qui tout à coup, revenu de l’ivresse, s’impose l’obligation de lutter contre la Mort en personne pour sauver la femme de son hôte Admète. Tout ici a bien changé. Alceste est une coquette comme Astrée, qui supplie Alcide de ne point s’éloigner si vite : Alcide est un Céladon qui conjure Alceste de ne point le retenir, tant il craint le pouvoir de ses beaux yeux :

Gardez-vous bien de m'arrêter ;

Laissez, laissez-moi fuir un charme qui m’enchante;

Non, toute ma vertu n'est pas assez puissante

Pour répondre d’y résister.

   Voltaire ne connaît rien de plus sublime que le chœur des suivants de Pluton dansant, volant et chantant.

Tout mortel doit ici paraître :

On ne peut naître

Que pour mourir.

De cent maux le trépas délivre :

Qui cherche à vivre

Cherche à souffrir.

   Peut-on dire que ces vers soient vraiment sublimes ? C’est aller trop loin. Sans doute il y a là un beau thème musical ; le contraste de ces chants lugubres avec le cœur joyeux des bergers est d’un heureux et dramatique effet. Mais dans une pièce où l’amour conjugal remporte un si éclatant triomphe, on est étonné d’entendre cette vieille calomnie contre le mariage :

L'hymen détruit la tendresse,

Il rend l’amour sans attraits ;

Voulez-vous aimer sans cesse,

Amants, n’épousez jamais.

   Si Mme Quinault était là pour entendre ces étranges maximes, elle devait douter un peu de l’innocence de l’opéra, qui faisait ainsi parler le plus tendre et le plus régulier des époux. Les nécessités du genre et du temps justifiaient sans doute ces lieux communs de morale lubrique dénoncés par Boileau et qui reviennent à chaque instant, comme cet autre de l’opéra d’Atys :

Il faut souvent pour devenir heureux

Qu'il en coûte un peu d’innocence.

   Le merveilleux étant le fond et le principe même de l’opéra, c’est dans l’immense et antique répertoire des Métamorphoses d’Ovide que l’auteur ira puiser ses sujets : c’est de là qu’il tire successivement Atys, Isis, Proserpine, Persée, Phaéton. La mise en action n'était pas toujours facile, il est vrai. La métamorphose d’Atys en pin pouvait s’opérer encore par un de ces coups de théâtre devenus bien vite familiers aux machinistes. Les aventures d’Io, changée en vache et poursuivie par un taon, étaient plus difficiles à rendre ; aussi l’auteur s’en est-il abstenu. Il s’est contente de nous peindre les longues promenades d’Io à travers le monde. Nous avons là un opéra géographique, où les descriptions et les décors tiennent une grande place.

   Le premier tableau représente d’agréables prairies, à travers lesquelles serpente le fleuve Inachus.

   Le deuxième, Io transportée dans les nuages, où elle rencontre Jupiter.

   Le troisième, une solitude habitée par Argus.

   Le quatrième, une vue de la Scythie avec ses neiges, ses frimas et ses populations grelottantes, qui chantent pour s’échauffer sans y réussir :

L’hiver qui nous tourmente

S'obstine à nous geler ;

Nous ne saurions parler

Que d'une voix tremblante.

   Tout près de là, les forges des Chalybes battant le fer en cadence.

   Au cinquième acte, les rivages du Nil où aborde Io, mourante, épuisée, implorant le secours de Jupiter, qui l’élève au rang des dieux sous le nom d’Isis.

   Ce vieux fonds mythologique, exploité et rebattu depuis si longtemps, finit par s’user comme tout le reste. Quinault, toujours entreprenant et fécond en ressources, a recours alors au merveilleux moderne, au monde de la chevalerie, des fées et des sorciers. L’Arioste, le Tasse et les Espagnols vont remplacer Ovide : il leur emprunte ses trois derniers opéras, Amadis, Roland, Armide. Il s'abstient de sujets historiques, l’opéra étant à ses yeux le pays des enchantements et des fictions. La Harpe l’en félicite. Sans doute le sérieux, la dignité, la gravité de l’histoire conviennent moins que la fable à ce genre de représentation plein de prestiges et de surprises où La Bruyère lui-même regarde l’emploi des machines comme naturel et nécessaire. Cependant les Huguenots, Guillaume Tell, Charles VI et le Prophète ont prouvé depuis que les époques et les personnages historiques n’étaient pas interdits non plus à l’opéra.

   S’il est une chose que nous puissions demander ici au poète obligé de compter avec le musicien, ce n’est ni une action fortement nouée, ni une étude de caractères approfondie et creusée, mais à travers des négligences, des longueurs et des redites inévitables, sur un canevas mobile et flottant, des élans et des éclats de passion, des cris de joie, de colère ou de douleur, des peintures vives et pittoresques, un style à la fois coloré et harmonieux, où se reflètent la pompe des décors et les accents de la musique, style à part, dont Quinault a eu le secret mieux que personne. Écoutez ces plaintes d’un amant trahi dans l’opéra d’Isis :

Ce fut dans ce vallon où par mille détours

Inachus prend plaisir à prolonger son cours,

Ce fut sur son charmant rivage

Que sa fille volage

Me promit de m’aimer toujours.

Le zéphyr fut témoin, l’onde fut attentive,

Quand la nymphe jura de ne changer jamais ;

Mais le zéphyr léger et l’onde fugitive

Ont bientôt emporté les serments qu’elle a faits.

   C’est par l’opéra surtout que la nature extérieure se trouve associée aux émotions de l’âme dans notre poésie. Il y a là du moins une porte ouverte et une source nouvelle de sentiments trop négligée au XVIIe siècle.

   La grâce et la tendresse sont les traits saillants et ordinaires du style de Quinault. Aimable et gentil babil, qui rappelle le ramage des oiseaux sous la fouillée ; refrains cadencés, dont le retour nous charme et nous berce, comme ce chant des bergers de Roland :

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Quand on vient en ce bocage,

Peut-on s'empêcher d'aimer ?

Que l’amour sous cet ombrage

Sait bientôt nous désarmer !

 

Sans effort il nous engage

Dans les nœuds qu'il sait former.

Quand on vient dans ce bocage,

Peut-on s’empêcher d’aimer?

   Au sein de cette douce mélodie énervante et voluptueuse on est tenté de s’endormir comme Roland. D’ailleurs les contrastes ne manquent pas non plus. Au doux, au tendre, au gracieux, viennent s’ajouter parfois les notes graves, les couleurs sombres du grandiose, du sublime. Tel est ce couplet de Proserpine que Voltaire ne craint pas d’opposer aux plus belles odes de Pindare, qu’il avait peu lues :

Ces superbes géants armes contre les dieux

Ne nous donnent plus d’épouvante :

Ils sont ensevelis sous la masse pesante

Des monts qu’ils entassaient pour attaquer les deux.

Nous avons vu tomber leur chef audacieux

Sous une montagne brûlante.

Jupiter l'a contraint de vomir à nos yeux

Les restes enflammés de sa rage mourante :

Jupiter est victorieux,

Et tout cède à l’effort de sa main foudroyante.

   Le cliquetis sonore des épithètes tombant en rime à la fin des vers ajoute ici à l’harmonie, loin d’être une cause de faiblesse, comme il arrive le plus souvent. Tel est encore ce monologue de Méduse où le peintre lutte avec le musicien :

Je porte l’épouvante et la mort eu tous lieux ;

Tout se change en rocher à mon aspect horrible

Les traits que Jupiter lance du haut des deux

N’ont rien de si terrible

Qu’un regard de mes yeux.

   Comme Racine, Quinault eut la bonne fortune de terminer sa carrière dramatique par son œuvre la plus parfaite, Armide. Il a trouvé là non plus seulement l’harmonie, la grâce la variété du rythme des couleurs et des tons, ce style diapré et brillant que nous avons déjà signalé, mais des éclats de passion admirables. Qui ne connaît encore, même aujourd'hui, ces beaux vers d’Armide que tout le monde chantait au XVIIe et au XVIIIe siècle ? Armide a rencontré Renaud endormi et se prépare à le frapper comme son ennemi :

Enfin il est en ma puissance

Ce fatal ennemi, ce superbe vainqueur ;

Le charme du sommeil le livre à ma vengeance ;

Je vais percer son invincible cœur.

[...]

Quel trouble me saisit ! Qui me fait hésiter ?

Qu’est-ce qu’en sa faveur la pitié me veut dire ?

Frappons. — Ciel ! qui peut m’arrêter ?

Achevons. — Je frémis ! — Vengeons-nous. — Je soupire,

   Ces coupes, ces suspensions, ces frisures soudaines du vers sont déjà une partie de la musique.

   Plus tard, quand Renaud se prépare à la quitter, Armide fait entendre des adieux menaçants qui rappellent, sans les égaler il est vrai les beaux vers de Virgile, les dernières paroles de Didon à Enée :

Ingrat ! sans toi je ne puis vivre ;

Mais après mon trépas, ne crois pas éviter

Mon ombre obstinée à te suivre.

Tu la verras s’armer contre ton cœur sans foi

Tu la trouveras inflexible

Comme tu l’as été pour moi ;

Et sa fureur, s’il est possible,

Egalera l’amour dont j’ai brûlé pour toi.

Sans doute, je préfère encore les paroles de Didon :

 [...] Sequar atris ignibus absens,

Et cum frigida mors anima seduxerit artus,

Omnibus ombra locis abero : dabis, improbe, poenas.

   Mais n’est-ce pas beaucoup déjà de les avoir fait revivre ainsi ? Hermione et Phèdre nous feront entendre des cris encore plus déchirants et plus terribles ; Armide n’en tient pas moins sa place auprès d’Ariane, entre ces illustres victimes de l'amour dont le nom ne s’oubliera plus à travers les siècles.

   Quinault a été, lui aussi, un de ces grands enchanteurs qui émeuvent, séduisent et passionnent : c’est assez pour faire vivre sa mémoire. Trop rabaissé par Boileau, trop exalté par Voltaire, il tient le second rang dans un siècle où le premier appartient à des génies tels que Corneille, Molière, Racine et La Fontaine. Créateur d’un genre nouveau, il en a fait son domaine, sa province ; il a donné à l’opéra la forme littéraire la plus parfaite qu’il ait jamais atteinte, alors que le génie musical de l’avenir sommeillait encore. Les successeurs de Lulli l’ont effacé et fait oublier depuis longtemps : les héritiers de Quinault n’ont pu se vanter d’avoir fait mieux que lui.

C. LENIENT.