Bauderon de Sénecé

Antoine Bauderon de Senecé (1643-1737)

Lettre de Clément Marot à M. de***, touchant ce qui s'est passé à l'arrivée de Jean Baptiste de Lulli aux Champs Élisées.

Paris, Cologne : P. Marteau, 1688

[…] il [Anacréon] soutint que c'était une injustice criante de considérer comme le principal moteur de ces grands spectacles, celui qui n'y avait droit, tout au plus, que pour la cinquième partie ; que le peintre qui ordonnait les décorations, le maître de danse qui disposoit les ballets, et même le machiniste, ainsi que celui qui dessine les habits, entraient pour leur part dans la composition totale d'un opéra, aussi bien que le musicien qui en composait les chants ; que le véritable auteur d'un opéra était le poète ; qu'il était le nœud qui assemblait toutes ces parties, et l'ame qui les faisait mouvoir ; que l'invention du sujet produisait toutes ces beautés différentes, selon qu'elle était plus ou moins fertile ; que les événemens qu'elle faisait naître les attiraient à leur suite par une heureuse nécessité, et que si la musique avait de l'élévation et de la grandeur, si elle exprimait d'une manière pathétique les mouvemens des passions, elle en avait la principale obligation à l'énergie des vers qui la conduisaient par la main ; qu'à la vérité, la poésie recevait, par un secours mutuel, quelques agrémens de la musique, mais qu'il ne s'ensuivait pas que celle-ci dût lui être préférée; qu'ainsi, quoiqu'il soit vrai de dire qu'une belle personne reçoive quelque avantage de la façon galante dont elle est coiffée, on serait pourtant ridicule de préférer une jolie coiffure à un beau visage ; qu'il demeurait d'accord que, dans l'autre monde, on n'avait pas tout-à-fait décidé de cette manière, et qu'il semblait, dans le fait particulier dont il s'agissait, qu'on eût donné la préférence au musicien sur le poète, du moins par l'inégalité des récompenses, puisque Lulli s'était fait tout d'or dans une affaire où Quinault avait été réduit à se contenter de quelques centaines de pistoles ; qu'enfin, c'était par là qu'il prétendait avoir sujet de se plaindre au nom de tout son corps, et de demander que, pour rendre justice aux poètes on leur fît aux Champs-Élysées une part de gloire (qui est ce qui fait vivre les morts) proportionnée à celle que, dans l'autre monde, on avait faite au musicien en argent (qui est ce qui fait subsister les vivans). […]

Lettre de Clément Marot. Lyon, Durand et Perrin, 1825, p. 20-21.

Avertissement de de P[aul] A[ntoine] C[ap]