La Harpe

Jean-François de La Harpe (1739-1803)

Auteur dramatique, journaliste, critique littéraire

Son Lycée, ou Cours de littérature ancienne et moderne parut pour la première fois entre 1798 et 1804 (16 vol.) ;  je cite le tome VI de l'édition de 1825, chez Depelafol (Paris). Je me permets de commencer par la fin, puisque les remarques de La Harpe sur le théâtre parlé de Quinault, qu'il estimait peu, font référence à ses livrets, qu'il admirait. Le chapitre VIII du livre premier de la seconde partie est intitulé De l'Opéra dans le siècle de Louis XIV, et particulièrement de Quinault. En voici quelques extraits.


[...] C'est en vertu de cet accord [entre la poésie et la musique] que la poésie, qui commandait sur le théâtre de Melpomène, vint obéir sur celui de Polymnie. Heureusement pour elle, ce fut Quinault qui le premier traita en son nom, et se chargea de la représenter. Il était précisément ce qu'il fallait pour ce personnage secondaire ; il n'avait ni la force, ni la majesté, ni l'éclat qui auraient pu faire ombrage à la musique. Celle-ci, en sa qualité d'étrangère, obtint d'abord tous les hommages, bien moins par sa beauté, qui était alors fort médiocre, que par une pompe d'autant plus éblouissante qu'elle était nouvelle ; mais avec le temps il en est résulté ce qui arrive quelquefois à une grande dame magnifiquement parée, suivie d'un cortège imposant, et qui se trouve éclipsée par une jolie suivante qui a de la fraîcheur, de la grâce, un air de douceur et de négligence, et des ajustements d'une élégante simplicité. Ce sont les atours de la muse de Quinault, et il a fait oublier Lulli. L'un n'est plus chanté, et l'autre est toujours lu.[...] (p. 338-339)

[...] Boileau [...] ne goûtait que la perfection de Racine.

   Quinault n’a sans doute ni cette audace heureuse de figures, ni cette éloquence de passion, ni cette harmonie savante et variée, ni cette connaissance profonde de tous les effets de rythme et de tous les secrets de la langue poétique : ce sont là les beautés du premier ordre, et non seulement elles ne lui étaient pas nécessaires, mais s’il les avait eues, il n’eût point fait d’opéra, car il n’aurait rien laissé à faire au musicien. Mais il a souvent une élégance facile et un tour nombreux : son expression est aussi pure et aussi juste que sa pensée est claire et ingénieuse. Ses constructions forment un cadre parfait, où ses idées se placent comme d’elles-mêmes dans un ordre lumineux et dans un juste espace ; ses vers coulants, ses phrases arrondies n’ont pas l’espèce de force que donnent les inversions et les images ; ils ont tout l’agrément qui naît d’une tournure aisée et d’un mélange continuel d’esprit et de sentiment, sans qu’il y ait jamais dans l’un ou dans l’autre ni recherche ni travail. Il n’est pas du nombre des écrivains qui ont ajouté à la richesse et à l’énergie de notre langue; il est un de ceux qui ont le mieux fait voir combien on pouvait la rendre souple et flexible. Enfin, s’il paraît rarement animé par l’inspiration du génie des vers, il paraît très familiarisé avec les Grâces; et comme Virgile nous fait reconnaître Vénus à l’odeur d’ambroisie qui s’exhale de la chevelure et des vêtements de la déesse ; de même, quand nous venons de lire Quinault, il nous semble que l’Amour et les Grâces viennent de passer près de nous. (p. 343-344)

    Personne n’a su mieux que Quinault donner à la galanterie cette grâce qui la rend intéressante. [Il cite ensuite Isis, « Le dieu puissant qui lance la tonnerre […] », « C’est ainsi que Mercure […] »] Quinault excelle aussi dans ce dialogue vif et contrasté, qui est si favorable à la musique, et qu’elle oblige le poëte de substituer aux grands mouvements du dialogue tragique. (p. 346)

    Il semble, en effet, qu'il n'y ait point de réponse à ce que dit Atys : il y en a une pourtant, et bien frappante :

    Cest peu de perdre en moi ce qui vous a charmé :

    Vous me perdez, Atys, et vous êtes aimé. [I, vi, v. 180-181]

Je ne connais point de déclaration (celle de Phèdre exceptée ) qui soit amenée avec plus d'art et d'intérêt. D'un aveu qui est le bonbeur le plus grand de l’amour faire le comble de ses maux, est une idée très dramatique, et pour en venir là il fallait toute la gradation qui précède. [...]

   Ce ne sont pas des fadeurs d'opéra ; et si l'on songe que l'auteur, travaillant dans un genre de drame où il ne pouvait rien approfondir, a trouvé le moyen de produire ces effets dans des scènes qui ne sont pour ainsi dire qu'indiquées, l’on conviendra que ces scènes prpuvent beaucoup de ressources dans l'esprit, et que Quinault avait un talent particulier, non pas seulement, comme le dit Boileau, pour faire des vers bons à être mis en chant, mais pour faire des drames charmants, d'un genre qu'il a créé et que lui seul a bien connu. (p. 351)

Après ces commentaires sur les livrets de Quinault en général, La Harpe passe en revue les livrets de Cadmus à Armide.

    Cadmus est la première pièce qu'on ait appelée tragédie lyrique, et je ne sais pourquoi. C'est une mauvaise comédie mythologique, dont le sujet est la mort d'un serpent , et qui est remplie , en grande partie, des frayeurs ridicules que ce serpent cause aux compagnons de Cadmus. […] (p. 352)

    Alceste est fort supérieur à Cadmus : il y a un noeud attachant, du spectacle, une marche théâtrale, un dénoûment fort noble et digne du rôle d'Hercule, qui, étant amoureux d'Alceste, la délivre des enfers et la rend à son époux.[…] (p. 353)

    Le Style de Quinault s'affermit dans Thésée; il est plus soigné et plus soutenu: l'intrigue est bien menée , et le caractère de Médée est bien tracé. […] (p. 354)

    Madame de Maintenon préférait Atys à tous les autres poëmes de l'auteur ; c'est celui où l'amour est le plus intéressant, et le dénoûment le plus tragique. […] (p. 355)

    C’est dans Atys et Isis que le talent de Quinault parut avoir acquis toute sa maturité. (p. 356)

   Proserpine est un des opéra de Quinault les mieux coupés, et où l'on trouve le plus de cette variété sans disparate, qui est de l’essence de ce spectacle. C'est aussi celui où l'auteur s'est le plus élevé dans sa versification […].La douleur de Cérès après l'enlèvement de sa fille est touchante, et l'épisode des amours d'Alphée et d'Aréthuse est agréable et bien adapté au sujet. C'est un progrès que l’auteur avait fait, car, dans ses premiers opéra, les amours épisodiques sont froids et de mauvais goût. […] (p. 356-357)

[...] Dans Persée et dans Phaéton, où il a répandu plus que partout ailleurs les brillantes dépouilles d'Ovide et les merveilles de ses Métamorphoses, il a mis moins d'intérêt que dans la plupart de ses autres poëmes ; mais on trouve dans Persée un morceau fameux, qui, avec celui que j'ai rapporté de Proserpine , est ce qu'il y a dans Quinault de plus fortement écrit ; c'est ce monologue de Méduse : « J'ai perdu la beauté qui me rendit si vaine. […] ». […] (p. 358)

[…] rien n’est si rare dans les opéras de Quinault qu’une faute de langage : il est classique pour la pureté. (p. 360)

   Le prologue d’Amadis a l’avantage particulier d’être lié au sujet. […] (p. 361)

   Voltaire avait une admiration particulière pour le quatrième acte de Roland : il le regardait comme une des productions les plus heureuses du talent dramatique, et il est difficile de n'être pas de l’avis d'un si bon juge en cette matière. […] Mais il eût fallu se souvenir que Roland, quoique intitulé, suivant l'usage, tragédie lyrique, parce que les deux principaux personnages sont une reine et un héros, n'est pourtant pas une tragédie : c'est une pastorale héroïque, dont le sujet n'est autre chose que la préférence qu'une reine donne à un berger aimable sur un guerrier renommé. Rien dans ce sujet n'est traité d'une manière tragique, et le quatrième acte est du ton de tout le reste de la pièce. Il n'y a donc aucun reproche à feire au poëte, si ce n'est que, cet acte excepté, le fond de ce drame est un peu faible, […]. (p. 363-364)

    Qui n'a pas entendu répéter cent fois, par ceux qui ont l'oreille sensible à la mélodie des vers lyriques, ce monologue de Roland : « Ah ! j'attendrai longtemps : la nuit est loin encore. […] » […]. (p. 365)

   Ce n'est même que dans Roland et dans Armide que Quinault s'élève jusqu'au sublime des grands sentiments ; car on peut qualifier ainsi ce trait de Roland, lorsqu'il lit sur l'écorce des arbres le nom de Médor : « Médor en est vainqueur ! / Non, je n'ai point encor / Entendu parler de Médor ». Ce mouvement est d'un héros. (p. 365)

   Quinault eut, comme Racine, ce bonheur assez rare, que le dernier de ses ouvrages fut aussi le plus beau. Sa muse, qui mit sur la scène les fabuleux enchantements d'Armide, était la véritable enchanteresse : c'est là que l’élégance du style est la plus continue, que les situations ont le plus d'intérêt, qu'il y a le plus d'invention allégorique, le plus de charme dans les détails. […] (p. 366-367)

   Il suffit de rappeler cet admirable monologue : « Enfin il est en ma puissance , etc. » Peu de morceaux de notre poésie sont plus généralement connus, et il y a peu de tableaux au théâtre aussi frappants. C'est dans le rôle d'Armide que se trouvent les seuls endroits où le poëte ait osé confier à la musique des développements de passion qui se rapprochent de la tragédie. Tel est ce monologue ; et tel est encore la scène où Renaud se sépare d'Armide, et où l'auteur a imité quelques endroits de la Didon de Virgile. A la vérité, il ne l'égale pas; et qui pourrait égaler ce que Virgile a de plus parfait ? Mais il n'est pas indigne de marcher près de lui, et c'est beaucoup. (p. 368)

Pour conclure, après une quarantaine de pages, La [Harpe en consacre trois à d'autres librettistes, comme Campistron, Th. Corneille et Fontenelle, en commençant par :

    Si vous lisez, après Quinault, les opéra faits de son temps, vous ne rencontrez que de froides et insipides copies qui ne servent qu'à mieux attester la supériorité de l'original. Des hommes qui ont eu de la réputation dans d'autres genres ont entièrement échoué dans le sien. (p. 370)


Le chapitre VII, Des Comiques d'un ordre inférieur dans le siècle de Louis XIV, commence par Quinault :

    Le premier qui, profitant des leçons de Molière, quitta le romanesque et le bouffon pour une intrigue raisonnable et la conversation des honnêtes gens, fut le jeune Quinault, qui donna sa Mère coquette en 1665, sous le titre des Amants brouillés. Elle s’est toujours soutenue au théâtre, et fait voir que Quinault avait plus d’un talent : elle est bien conduite : les caractères et la versification sont d’une touche naturelle, mais un peu faible. […]


La section III du chapitre V (Des Tragiques d'un ordre inférieur dans le siècle de Louis XIV) est consacré à Quinault et à Campistron. Il commence ainsi :

    Le grand Corneille vieillissait, et la jeunesse de Racine était encore ignorée, lorsqu’un homme qui se fit depuis un grand nom en devenant le créateur et le modèle d’un nouveau genre de poëme dramatique, se rendait déjà célèbre au théâtre par des ouvrages qui eurent à la vérité plus de succès que de mérite, mais qui annonçaient de l’esprit et de la facilité. C’était Quinault, qui, avant de faire ses opéras, qui lui ont donné un beau rang dans le siècle de Louis XIV, s’essaya d’abord dans la comédie, la tragédie, et la tragi-comédie. Quoique dans ces deux derniers genres il n’ait rien produit qui ait pu se soutenir jusqu’à nous, cependant la grande réputation qu’il s’est faite sur la scène lyrique m’autorise à dire un mot des efforts qu’il fit sur un autre théâtre, ne fût-ce que pour montrer par un exemple de plus qu’avec beaucoup de talent on peut ne pas s’élever jusqu’à la tragédie. D’ailleurs, deux de ses pièces ont eu l’honneur, assez rare, d’être jouées pendant quatre-vingts ans, le Faux Tibérinus et Astrate. Le peu de réussite qu’elles eurent aux dernières reprises les a fait disparaître de la scène, il y a environ trente ans. […]

   […] Le résultat de ces observations, c’est qu’avec de l’esprit on peut arranger des ressorts dramatiques, mais qu’il faut du talent pour les mettre en œuvre ; et Quinault en avait très-peu pour la tragédie.

    En résumant ce que j’ai dit des auteurs qui viennent de passer sous nos yeux, on voit que Quinault eut des conseptions théâtrales, mais que la force tragique lui manqua entièrement. […] (p. 164, 172)


Avant d'écrire son Lycée, La Harpe participa à la Querelle des Gluckistes et des Piccinistes. Voici un extrait de sa lettre à Gluck, au sujet d'Armide :

[…] Les Drames de Métastase, très-agréables à lire, ainsi que ceux de Quinault, offroient toujours sur le théâtre une intrigue double qui, détruisant l’unité, détruisoit l’intérêt. […]

   D’un autre côté, l’Opéra François surchargé de Ballets, le plus souvent étrangers à l’action, & dénué d’airs, n’étoit guère qu’un récitatif éternel. […]

   […] tous les Musiciens s’accordent à penser que les Opéra de Quinault, quoique pleins de beautés, sont coupés d’une manière très-peu favorable à la Musique, M. Gluck seul n’est point frappé de cette difficulté.

[…]

    « Quand je viens à l’Opéra, c’est pour entendre la musique ». Quand il vient à la Comédie-Française, il s’attend « à pleurer sur les malheurs de l’amour, & à entendre des vers charmans ».

[...]

[il parle à Gluck] Vous êtes revenu à Armide qui est un fort beau Poëme, & un mauvais Opéra, pour établir le règne de votre Mélopée, soutenue de vos Chœurs & de votre Orchestre.

Journal de Politique et de Littérature, 5 octobre 1777

Il parle déjà de Quinault dans son "Discours sur les préjugés et les injustices littéraires"

Boileau crut que Lulli, qu'on a tant surpassé,
Faisait valoir Quinault, qu'on n'a point effacé.
Il fallait que le temps vengeât l'auteur d'Armide.
Ce juge des talents en sa faveur décide;
Chaque jour à sa gloire il paraît ajouter,
Aux dépens du poëte on n'entend plus vanter

Ces accords languissants, cette faible harmonie,
Que réchauffa Quinault du feu de son génie.

Œuvres de La Harpe, t. III, Paris, Verdière, 1820, p. 283-284