Du Bos

L'abbé Jean-Baptiste Du Bos (1670-1742) publia en 1719 ses Réflexions critiques sur la Poësie et sur la Peinture, essentielles pour bien comprendre l'esthétique du siècle des lumières. Les citations suivantes sont extraites de la septième édition (Paris, Pissot, 1770).

Les deux premières parties de l'édition de 1719 sont disponibles sur Gallica : Partie I   Partie II


PREMIERE PARTIE, SECTION XXI.

Du choix des sujets des Comédies. Où il en faut mettre la Scène. Des Comédies romaines.

[...]   Nos premiers faiseurs d'Opera se sont égarés, ainsi que nos Poëtes Comiques, pour avoir imité trop servilement les Opera des Italiens de qui nous empruntions ce genre de spectacle, sans faire attention que le goût des François ayant été élevé par les Tragedies de Corneille & de Racine, ainsi que par les Comédies de Moliere, il exigeoit plus de vrai-semblance, qu'il demandoit plus de régularité & plus de dignité dans les Poëmes dramatiques, qu'on n'en exige au delà des Alpes. Aussi nous ne sçaurions plus lire aujourd'hui sans dédain l'Opera de Gilbert & la Pomone de l'Abbé Perrin. Ces piéces écrites depuis soixante-huit [sic ; 45 dans l'édition de 1719, donc environ 1674] ans nous paroissent des Poëmes gothiques composés cinq ou six generations avant nous. Monsieur Quinault, qui travailla pour notre theâtre Lyrique après les Auteurs qui j'ai cités, n'eut pas fait deux Opera, qu'il comprit bien que les personnages de bouffons, tellement essentiels dans les Opera d'Italie, ne convenoient pas dans des Opera faits pour des François. Thesée est le dernier Opera où Monsieur Quinault ait introduit des bouffons ; & le soin qu'il a pris d'annoblir leur caractère, montre qu'il avoit déja senti que ces rôles étoient hors de leur place dans des Tragédies faites pour être chantées, autant que dans des Tragédies faites pour être déclamées. [...]

t. I, p. 176-177

PREMIERE PARTIE, SECTION XXV.

Des personnages & des actions allégoriques, par rapport à la Poësie.

[...] Les actions allégoriques ne conviennent qu'aux Prologues des Opera destinés pour servir d'une espece de Préface à la Tragédie, & pour enseigner l'application de sa morale. M. Quinault a montré comment il y falloit traiter ces actions allégoriques, & les allusions qu'on y pouvoit faire à des événemens récens dans les tems où les Prologues sont représentés.

t. I, p. 230

PREMIERE PARTIE, SECTION XLVII.

Quels vers sont les plus propres à être mis en Musique.

APRES cela j'oserai décider que généralement parlant, la musique est beaucoup plus efficace que la simple déclamation ; que la musique donne plus de force aux vers que la déclamation , quand ces vers font propres à être mis en musique. Mais il s'en faut infiniment que tous les vers y soient également propres, & que la musique leur puisse prêter la même énergie.

      Nous avons dit, en parlant de la poësie du style, qu'elle devoit exprimer avec des termes simples les sentimens; mais qu'elle devoit nous présenter tous les autres objets dont elle parle, sous des images & des peintures. Nous avons exposé, en parlant de la musique, qu'elle devoit imiter dans ses chants les tons, les soupirs, les accens , & tous ces sons inarticulés de la voix, qui font les signes naturels de nos sentimens & de nos paísions. Il est très-aisé d'inférer de ces deux vérités, que les vers qui contiennent des sentimens, font très-propres à être mis en musique; & que ceux qui contiennent des peintures, n'y font pas bien propres.

     La nature fournit elle-même, pour ainsi dire, les chants propres à exprimer les sentimens. Nous ne sçaurions même prononcer avec affection les vers qui contiennent des sentimens tendres & touchans, fans faire des soupirs, fans employer des accens & des ports de voix qu'un homme doué du génie de la musique, réduit facilement en un chant continu. Je suis certain que Lulli n'a pas cherché longtems le chant de ces vers que dit Medée dans l'Opera de Thésée.

Mon cœur auroit encore sa premiere innocence

S'il n'avoir jamais eu d'amour.

      II y a plus. L'homme de génie, qui compose sur des paroles semblables, trouve qu'il a fait des chants variés, même sans avoir pensé à les diversifier. Chaque sentiment a ses tons, ses accens & ses soupirs propres. Ainsi le Musicien, en composant sur des vers, tels que ceux dont nous parlons ici, fait des chants aussi variés que la nature même est variée.

     Les vers qui contiennent des peintures & des images, & ce qu'on appelle souvent par excellence de la poësie, ne donnent pas au Musicien la même facilité de bien faire. La nature ne fournit presque rien à l'expression. L'art seul aide le Musicien qui voudroit mettre en chant des vers tels que ceux où Corneille fait une peinture si magnifique du Triumvirat.

Le méchant par le prix au crime encouragé,

Le mari dans son lit par sa femme égorgé:

Le fils tout dégoûtant du meurtre de son pere

Et sa tète à la main demandant son salaire

&c.

      En effet, le Musicien obligé de mettre en musique de pareils vers, ne trouveroit pas beaucoup de ressource pour sa mélodie dans la déclamation naturelle des paroles. II faut donc qu'il se jette dans des chants, plutôt nobles & imposans qu'expressifs ; & parce que la nature ne lui aide pas à varier ces chants, il faut encore qu'ils deviennent à la fin uniformes. Comme la musique n'ajoute presque point d'énergie aux vers, dont la beauté consiste dans des images, quoiqu'elle en émousse la force en rallentissant leur prononciation. Un bon Poëte Lyrique, quelque riche que sa veine puisse être, ne mettra guéres dans ses ouvrages de vers pareils à ceux de Corneille que j'ai cités. Ainsi le reproche qu'on faisoit à M. Quinault, quand il composa ses premiers Opera : Que ses vers étoient dénués de ces images & de ces peintures qui font le sublime de la Poësie, se trouve un reproche mal fondé. On comptoit pour un défaut dans ses vers ce qui en faisoit le mérite. Mais on ne connoissoit pas encore en France en quoi consiste le mérite des vers faits pour être mis en musique. Nous n'avions encore composé que des chansons ; & comme ces petits Poèmes ne sont destinés qu'à l'expression de quelques sentimens, ils n'avoient pas donné lieu à faire sur la Poësie Lyrique les observations que nous avons pu faire depuis. Dès que nous avons eu fait des Opera, l'esprit philosophique, qui est excellent pour mettre en évidence la vérité, pourvu qu'il chemine à la suite de l'expérience, nous a fait trouver que les vers les plus remplis d'images, & généralement parlant, les plus beaux, ne font pas les plus propres à réussir en musique. II n'y a pas de comparaison entre les deux Strophes que je vais citer, quand elles font déclamées. La premiere est de l'Opera de Thesée écrite par Quinault.

Doux repos, innocente paix,

Heureux, heureux un cœur qui ne vous perd jamais.

L'impitoyable amour m'a toujours poursuivie ,

N'étoit-ce point assez des maux qu'il m'avoit faits ?

Pourquoi ce Dieu cruel avec de nouveaux traits,

Vient-il encore troubler le reste de ma vie ?

      La seconde est de l'Idille de Sceaux, par Racine.

Déja grondoient les horribles tonnerres

Par qui sont brisés les remparts,

Déja marchoit devant les étendards

Bellone les cheveux épars,

Et se flattoit d'éterniser les guerres

Que ses fureurs souffloient de toutes parts.

      II s'en faut beaucoup que ces deux Strophes n'ayent réussi également en musique. Trente personnes ont retenu la premiere pour une qui aura retenu la seconde. Cependant l'une & l'autre sont mises en chant par Lulli, qui même avoit dix années d'expérience de plus, lorsqu’il composa l'Idille de Sceaux. Mais les premiers renferment les sentimens naturels d'un cœur agité d'une nouvelle passion. II n'y entre qu'une image des plus simples, celle de l'amour qui décoche ses traits sur Médée. Les vers de Racine contiennent les images les plus magnifiques dont la Poësie se puisse parer. Tous ceux qui pourront oublier un moment l'effet que font ces vers, lorsqu'ils sont chantés, préféreront avec raison, Racine à Quinault.

      On convient donc généralement aujourd'hui que les vers Lyriques de Quinault sont très propres à être mis en musique, par l'endroit même qui les faisoit critiquer dans les commencemens des Opera ; je veux dire par le caractere de la Poësie de leur style. Que ces vers y soient très propres par la mécanique de la composition, ou par l'arrangement des mots regardés en tant que de simples sons, c'est de quoi il a fallu convenir dans tous les tems.

t. I, p. 502-507

SECONDE PARTIE, SECTION III.

Que l'impulsion du génie détermine à être Peintre ou Poëte, ceux qui l'ont apporté en naissant.

[…] Tous les grands Poëtes François, qui font l’honneur du siécle de Louis XIV, étoient éloignés par leur naissance & par leur éducation, de faire leur profession de la Poësie. […] Quinault travaillait chez un Avocat, quand il se jetta entre les bras de la Poësie. Ce fut sur des papiers à demi-barbouillés du griffonnage de la chicane qu’il fit les brouillons de ses premieres Comédies. […]

II, p. 29-30

SECONDE PARTIE, SECTION V.

Des Etudes & des progrès des Peintres & des Poëtes.

[…] Comme Quinault étoit l’auteur& l’inventeur de ce style propre aux Opera, ce style montre que Quinault avoit un génie particulier ; mais ceux qui ne peuvent faire autre chose que de les répéter, en manquent. […]

II, 57-58

SECONDE PARTIE, SECTION XIII, Seconde Réflexion.

Qu'il est probable que les causes physiques ont aussi leur part aux progrès surprenans des Arts & des Lettres.

[...]    Nous avions en France une Scéne tragique depuis deux cens ans, quand Corneille fit le Cid. Quel progrès avoit fait parmi nous la Poësie dramatique ? Aucun. Corneille trouva notre théâtre presque encore aussi barbare qu'il pouvoit l'avoir été sous Louis XII. La Poësie dramatique fit plus de progrès depuis 1635 jusques en 1665, elle se perfectionna plus en ces trente années-là qu'elle ne l'avoit fait dans les trois siécles précédens. Rotrou parut en même tems que Corneille : Racine, Moliere & Quinault, vinrent bientôt après. [...]

II, 192

SECONDE PARTIE, SECTION XXVIII.

Du tems où les Poëmes & les Tableaux sont appréciés à leur juste valeur.

    ENFIN le tems arrive où le public apprécie un ouvrage, non plus sur le rapport des gens du métier, mais suivant 1’impression que fait cet ouvrage. Les personnes qui en avoient jugé autrement que les gens de l'art, & en s'en rapportant au sentiment, s'entre-communiquent leurs avis, & l'uniformité de leur sentiment change en persuasion l'opinion de chaque particulier. II se forme encore de nouveaux maîtres dans l'art, qui jugent sans intérêt & avec équité des ouvrages calomniés. Ces maîtres désabusent le monde méthodiquement des préventions que leurs prédécesseurs y avoient semées. Le monde remarque encore de lui-même, que ceux qui lui avoient promis quelque chose de meilleur que l'ouvrage dont le mérite a été contesté, ne lui ont pas tenu parole. Les contradicteurs obstines meurent d'un autre côté. Ainsi l'ouvrage se trouve généralement estimé à sa valeur véritable.

   Telle a été parmi nous la destinée des Opera de Quinault. Il étoit impossible de persuader au public qu'il ne fût pas touché au [sic] représentations de Thésée, d'Athys ; mais on lui faisoit croire que ces Tragédies étoient remplies de fautes grossieres qui ne venoient pas tant de la nature vicieuse de ce poème, que du peu de talent qu'avoit le Poëte. On soutenoit qu'il étoit facile de faire beaucoup mieux que lui, & que si l'on pouvoit trouver quelque chose de bon dans ses Opera, il n'étoit pas permis, sous peine d'être réputé un esprit médiocre, d'en louer trop l'Auteur. Nous avons donc vu Quinault plaire durant un tems, sans que ceux ausquels [sic] il plaisoit, osassent soutenir qu'il fût un Poëte excellent dans son genre. Mais le public s'étant affermi dans son sentiment par l'expérience, il est sorti de l'espece de contrainte où on l'avoit tenu, & il a eu la constance de parler enfin, comme il pensoit déja depuis longtems. II est venu de nouveaux Poëtes qui ont encouragé le public à dire que Quinault étoit un homme excellent dans l'espéce de poësie lyrique qu'il a traitée. La Fontaine & quelques beaux esprits ont fait encore mieux pour bien convaincre le public que certains Opera de Quinault fussent des poëmes aussi excellens que le peuvent être des Opera. Eux-mêmes ils en ont fait qui se sont trouvés inferieurs de beaucoup à ceux de Quinault. II y a soixante ans [sic ; i. e., environ 1660, la date n’ayant pas changé depuis l'édition de 1719] qu'on n'osoit dire que Quinault fût un Poëte excellent en son genre. On n'oseroit dire le contraire aujourd'hui. Parmi les Opera sans nombre qui se sont faits depuis lui, il n'y a que Thétis & Pélée, Iphigénie, les Fêtes Vénitiennes & l'Europe Galante, que le monde mette à côté des bons Opera de cet aimable Poëte.

   Si nous voulons examiner l'histoire des Poëtes qui font l'honneur du Parnasse François, nous n'en trouverons pas qui ne doive au public la fortune de ses ouvrages. Les gens du métier ont été longtems contre lui. Le public a longtems admiré le Cid, avant que les Poëtes voulussent convenir que la piéce fût remplie de choses admirables. Combien de méchantes Critiques & des Comédies encore plus mauvaises, /411/ les Rivaux de Moliere ont-ils composées contre lui ? Racine a-t'il mis au jour une Tragédie dont on n'ait pas imprimé une Critique qui la rabaissoit au rang des piéces médiocres, & qui concluoit à placer l'Auteur dans la classe de Boyer & de Pradon. Mais la destinée de Racine a été la même que celle de Quinault. La prédiction de Monsieur Despréaux sur les Tragédies de Racine, s'est accomplie en son entier. La postérité équitable s'est soulevée en leur faveur. Il en est de même des Peintres. Aucun d'eux ne parviendroit que longtems après sa mort à la distinction qui lui est due, si sa destinée demeuroit toujours au pouvoir des autres Peintres. Heureusement ses Rivaux n'en sont les maîtres que pour un tems. Le public tire peu à peu le procès d'entre leurs mains, & l'examinant lui-même, il rend à chacun la justice qui lui est due. [...]

t. II, p. 408-411

SECONDE PARTIE, SECTION XXXVIII.

Des défauts que nous croyons voir dans les Pöëmes des Anciens.

[... ] Si Quinault ne fait pas tirer l'épée à Phaëton dans la conversation qu’il lui fait avoir avec Epaphus, c’est qu’il introduit sur la scène deux Egyptiens, & non pas deux Bourguginons ou deux Vandales. [...]

    [Note de Du Bos] : « Opera de Phaëton, Acte 3. »

II, 570