Chatelain

Urbain-Victor CHATELAIN, Le Surintendant Nicolas Foucquet protecteur des lettres des arts et des sciences

Paris, Perrin, 1905 ; Genève, Slatkine, 1971


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    Nicolas Foucquet suivit le courant qui entraînait tous les esprits et les amenait à préférer aux horreurs d'une sombre scène les élégants et spirituels dialogues qui faisaient entendre aux oreilles du monde les propos que, dans la vie quotidienne, le monde recherchait et savourait par dessus tout. Les pensées profondes fatiguent, les sentiments violents troublent les cœurs et l'émotion que donnent les grandes beautés arrache en quelque sorte à l'existence réelle et fait oublier le souci de soi-même et des occupations qui nous asservissent. Mais quel besoin pouvait avoir cette société amoureuse d'elle-même et qui vivait dans les fêtes continuelles de se distraire de soi, de s'arracher à sa vie et de s'imposer la mâle contemplation des chefs-d'œuvre ? Combien il lui valait mieux ne point sortir du cercle que la joie semblait avoir tracé autour d'elle et, puisque l'heureuse fortune de la cour lui offrait Quinault tout à point pour remplacer Corneille, pourquoi ne serait-elle pas allée à Quinault avec des chuchotements admiratifs et des applaudissements étouffés sous des gants de néroli ?

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IV

Quinault, chéri de la cour, fut le favori de Foucquet. On sait avec quel succès il avait débuté au théâtre, à l'âge de dix-huit ans, l'année même où le surintendant prenait possession de sa charge1.Trois ans ne s'étaient pas écoulés que déjà Quinault avait fait école. Des hommes, depuis longtemps en possession de la scène et bien venus du publie, ne croyaient pouvoir conserver sa faveur qu'en suivant les traces de leur jeune rival. Aussi bien les Rivales, la Généreuse Ingratitude, la Comédie sans Comédie, le Mariage de Cambyse, malgré les protestations des envieux qui « prétendoient qu'un jeune homme ne pouvoit entendre le théâtre et qu'il n'y avoit point d'art ni de conduite dans ses pièces », avaient été d'incontestables succès2. Habile à profiter de ce qui pouvait soutenir sa vogue prodigieuse, Quinault s'était assuré de nouvelles chances de triomphe, en empruntant aux romans de Mlle de Scudéry l'intrigue de ses dernières pièces. Ceux qui avaient lu avec transport le grand Cyrus le revoyaient avec plaisir sur la scène aussi puérilement amoureux et naïvement insensé3.

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    1. Sa première pièce était Les Rivales, comédie. Voir la Vie de Philippe Quinault en tête de l'édition de ses œuvres de théâtre (Paris, Pierre Ribou, 1715, 5 in-12).

    2. Ibidem, p. 7. « Il se fit dans ce temps-là, dit son biographe, une cabale de gens envieux de la réputation de Quinault qui décrièrent partout ses ouvrages. Bien loin d'en être découragé, il redoubla son application. »

    3. Il meurt en parlant d'amour, si bien que ce récit de sa mort est vrai à la lettre:

« Dites-lui que je meurs... A ce mot tout de flamme,

Un funeste soupir a fait sortir son âme

Et l'amour encor même en ce dernier effort

A semblé dérober ce soupir à la mort. »


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    La Mort de Cyrus, représentée en 1656 et imprimé seulement en 1659, — marque assurée de son succès au théâtre, — fut dédiée à Mme la surintendante.

    En termes flatteurs, Quinault s'excusait de ne point importuner sa protectrice par l'interminable dénombrement de ses qualités1. Ajoutez qu'il était, au rapport de son biographe, fort honnête homme, adroit, insinuant, complaisant sans bassesse, prompt à dire du bien de tous, même des absents et, s'il se permettait la satire, c'était une satire si fine et si délicate qu'elle flattait même ceux qui en étaient les objets. Avec cela bien fait de sa personne, la taille haute, les yeux bleus et doux, les sourcils clairs, le front élevé, large et uni, le nez bien fait, la bouche agréable, la physionomie souriante et distinguée. Il se disait amoureux de toutes les femmes ; mais c'était d'un amour si délicat et si discret qu'elles lui savaient un gré infini de ses complaisances et recherchaient sa conversation aussi aisée qu'agréable2.

On devine l'accueil qu'on lui fit à la cour de Vaux. Il fut admis à répéter comme tant d'autres qu'il avait reçu des bienfaits sur lesquels on lui avait enjoint de garder le silence, mais qu'il lui était impossible de taire3. Il commit consciencieusement la faute impardonnable de divulguer une estime et des faveurs qui ne faisaient pas moins la gloire de son bienfaiteur que la sienne propre et on la lui pardonna si bien qu'il ne tarda pas, en dédiant une nouvelle pièce, à la commettre de nouveau. Il eût pu dire comme son Odatirse que la gratitude pareille à l'amour « justifiait son crime en le faisant commettre4. »

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    1. « N'appréhendez pas toutefois, Madame, que je vous fasse ici rougir par le dénombrement de toutes les qualités qui vous font admirer avec justice... » Dédicace de la Mort de Cyrus, tragédie, Paris, A. Courbé, 1659, in-12.

    2. Biographie citée en tête de l'édition de 1715, pp. 9-10. Né en 1635. Quinault n'avait guère plus de vingt ans au temps de la faveur de Foucquet.

    3. Dédicace de la Mort de Cyrus, in fine.

    4. La Mort de Cyrus, acte I, sc. V.


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     Le Feint Alcibiade avait eu l'honneur d'être joué (1658) devant le surintendant : Foucquet avait témoigné à l'auteur le plaisir que cette représentation lui causaitl. Une pareille marque d'admiration appelait des éloges hyperboliques et Quinault n'en était pas avare le moins du monde : force fut donc à cette tragi-comédie d'emprunter « quelque chose de la gloire de cet illustre nom2 » et de se présenter au public (1661) sous l'égide de son éminent approbateur. Entre temps le succès de Stratonice (1657), des Coups de l'amour et de la fortune (1658), d'Agrippa roi d'Albe (1660), et surtout d'Amalasonthe (1659) avaient d'ailleurs confirmé Quinault dans la réputation d'être le plus grand de tous ceux qui se donnaient alors au théâtre.

     C'est à lui que M. de Lyonne, l'ami de Foucquet, s'adressait pour composer, sur le sujet de la négociation de la paix et du mariage du roi, une pastorale allégorique, Lisis et Hespérie, qui fut jouée au Louvre devant Leurs Majestés, le 9 décembre 16603.Quinault avait donc atteint la fin qu'il se proposait. Comme il l'avait proclamé lui-même dans la Comédie sans Comédie, « le but du théâtre » n'était plus « de plaire au vulgaire ignorant. » Il ne destine plus, disait-il,

« Ses beautés sans égales

Qu'aux esprits éloignés et qu'aux âmes royales

Est-il honneur plus grand que d'avoir quelquefois

Le bien d'être agréable au plus fameux des rois,

De mêler quelque joie aux importantes peines

De la plus vertueuse et plus grande des reines,

Et de donner relâche aux soins laborieux

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    1. Dédicace du Feint Alcibiade, comédie, Paris, A. Courbé, 1661, in-12.

    2. Ibidem.

    3. Biographie citée, p. 8. Ajoutez que Mazarin offrant à la reine Christine un dîner à Petit Bourg, fait jouer chez lui le même jour Amalasonthe (Gazette de Loret, 1er déc. 1657).

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Du plus brillant esprit qui soit dessous les cieux,

D'un ministre animé d'une âme peu commune

Et grand par sa vertu plus que par sa fortune ?1 »

     Ces vers qui, sans doute faisaient allusion à Mazarin, pouvaient sans difficulté être appliqués au surintendant. Quinault les ravissait l'un et l'autre2, mais il charmait tout spécialement le dernier. Quel plaisir pour le héros de la Clélie de saluer et d'applaudir sur la scène les Cyrus, les Thomiris, les Clodomante et les Clidarice ! Quelle joie d'y voir transporter ce qu'il admirait chez Brébeuf, chez Perrault, chez Acante et chez Sapho ! C'étaient les mêmes distinctions savantes de casuistique amoureuse: les fautes innocentes de la passion, les vérités qui trompent sans être des mensonges3, les aveux ambigus qui posent d'insolubles énigmes aux amants infortunés4, des cas de conscience si étranges5 que l'histoire de l'humanité n'en offre point de pareils. Çà et là comme

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    1. Vers de la Comédie sans Comédie, débités par l'acteur La Roquc (éd. de 1715, tome I, p. 273).

    2. Je ne sais pourtant si Mazarin goûtait fort cet Odatirse qui, dans la mort de Cyrus, déclare à la reine Thomiris qu'il ne la combat qu'à cause de son amant et, peut-être qu'il trouvait fort audacieuse cette apologie de la Fronde :

« Votre amour vous trahit, et lorsque je conspire

C'est contre votre amour, non contre votre empire,

Et, sans être infidèle à Votre Majesté,

C'est contre Cyrus seul que je suis révolté. »

    En dépit de cette hardiesse passagère, Quinault n'en était pas moins une sorte de poète officiel et, par là même, il se recommandait à Foucquet.

    3. La Mort de Cyrus, acte I, scène II.

    4. La Mort de Cyrus, acte I, scène I.

    5. La Mort de Cyrus, acte IV, scène VI. Inutile de dire que toute cette métaphysique amoureuse plaisait beaucoup. Boursault, qui admira la société de Vaux, sans peut-être y pénétrer, se fait l'écho du monde quand il écrit (1er août 1665) :

« Il conjugue Amo galamment

Jamais auteur, hormis lui-même

N'a dit tant de fois : « Je vous aime. »

Et de plus, selon le goût mien,

On ne l'a jamais dit si bien. »

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un souvenir1 et presque une parodie2 de Corneille ou comme un avant-goût un peu sucré de Racine3. C'étaient, pour le plaisir des yeux, des femmes travesties en cavaliers et laissant, dès la première scène, deviner aux spectateurs le secret qu'on cache soigneusement aux personnages ; c'étaient les ruses de l'amour, ses marches, ses contre-marches savantes, toute la tactique timide et hardie à la fois d'une femme qui aime et veut, sans l'avouer, faire partager sa passion4. C'était enfin un style affecté sans doute et mignard, mais d'une harmonie et d'une précision soutenue, languissante parfois, délicat toujours, et, quand l'auteur consentait à être simple, véritablement exquis5.

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    1. Le Feint Alcibiade, acte I, scène III.

    2. Cyrus, acte II, scène III.

    3. Cyrus, acte I, scène V ; acte V, scène V.

    4. Telle est l'intrigue du Feint Alcibiade.

    5. Voyez par exemple la deuxième scène de l'acte II du Feint Alcibiade.