Brunetière

Ferdinand Brunetière (1849-1906) eut une influence considérable  à la fin du 19e siècle comme historien de la littéatrure. Professeur à la Sorbonne, membre de l'Académie Française, il vit le classicisme comme un mouvement rationaliste, ce qui exclue la galanterie et le lyrique et, par conséquent, Quinault. Le texte ci-dessous est extrait de la septième conférence de ses Époques du théâtre français (1636-1850), prononcée à l'Odéon le 17 décembre 1891. Je cite ici l'édition publiée chez Hachette en 1896, p. 168-178.

 

Brunetière annonce sa thèse dans le résumé qui précède cette conférence : « Que l’on assiste dans Phèdre à la transformation de la tragédie en grand opéra. ». Que savait-il des opéras de Quinault et Lully ? A quel point les confondait-il avec le « grand opéra » de la fin de son siècle ? Quoi qu'il en soit, et malgré son dédain pour l'« étrange manière » de Quinault et pour l'opéra, il faut lui reconnaître le mérite d'en avoir reconnu l'importance.

 

   Le [silence de Racine après Phèdre] regretterons-nous, Messieurs ? Regretterons-nous ce long silence ? tant de chefs-d'œuvre étouffés, pour ainsi dire, avant de naître, cette Alceste, cette autre Iphigénie dont il avait déjà formé le plan?... Oui, puisque enfin l'auteur de Phèdre devait être celui d'Esther et d'Athahie. Non ! s'il est vrai, comme je le crois, que, dès le temps de Phèdre, il fût engagé dans une voie déjà dangereuse, et au bout de laquelle, comme autrefois Corneille après sa Rodogune et son Héraclius, il fût allé lui-même, s'il avait continué d'écrire pour la scène ; — et qu'il y ait des pentes que le génie lui-même ne saurait remonter. 

 […]

    Une autre influence, — très différente, à la vérité, — n'agissait pas moins sur [Racine], si vous vous rappelez qu'il était homme, et très homme, très vaniteux, et un peu envieux. Je veux parler de celle de Quinault, ce même Quinault dont nous avons eu l'occasion de prononcer le nom. Précisément en ce temps-là, Quinault, renonçant à la tragédie et à la comédie, n'écrivait plus que des tragédies lyriques. Il créait le grand opéra, l'opéra mythologique : Cadmus, Alceste, Thésée, Atys. Remarquez bien ces titres, Messieurs ; ce sont ceux des sujets de Racine ; et notez également les dates. Cadmus est de 1672 [sic pour 1673], Alceste de 1674, Thésée de 1675, Atys de 1676. L’Iphégénie de Racine est de 1674, Phèdre est de 1677, et, entre sa Phèdre et son Iphigénie, vous savez qu'il n'a rien donné. Sensible comme il l'était aux beautés de ces sujets grecs, est-il téméraire de croire qu'il a voulu montrer à Quinault comment on les devait traiter ? Car, pour celui-ci, vous n'ignorez pas de quelle étrange manière il les travestissait. Mais, si vous l'aviez par hasard oublié, permettez-moi de vous rappeler un chœur de son Atys. Ce sont des « dieux de fleuves, des divinités de fontaines et de ruisseaux, chantant et dansant ensemble » :

La beauté la plus sévère

Prend pitié d'un long tourment,

Et l’amant qui persévère

Devient un heureux amant,

Tout est doux et rien ne coûte

Pour un cœur qu'on veut toucher :

L'onde se fait une route

En s'efforçant d'en chercher :

L'eau qui tombe goutte à goutte

Perce le plus dur rocher.

 

L'Hymen seul ne saurait plaire,

Il a beau flatter nos vœux,

L'Amour seul a droit de faire

Les plus doux de tous nos nœuds.

Il est fier, il est rebelle,

Mais il charme tel qu'il est ;

L'Hymen vient quand on l'appelle,

L'Amour vient quand il lui plaît.

 

Il n'est point de résistance,

Dont le temps ne vienne à bout

Et l'effort de la constance

A la fin doit vaincre tout.

Tout est doux et rien ne coûte

Pour un cœur..., etc.

   Aurons-nous beaucoup de peine à nous figurer l'indignation de Racine, quand il entendait de semblables couplets ? celle qu'excitait en lui le succès scandaleux de Quinault ? et la tentation qui lui venait, assez naturellement, de remettre Quinault à sa place, le public dans la vérité, et l’antiquité dans son jour ?

 

   Malheureusement, pour y réussir, il allait être obligé d'emprunter à son rival quelques-uns des moyens plus qu’artificiels dont celui-ci abusait* : cet appareil mythologique, ces « pompeuses merveilles » ; cette élégance molle et cette fluidité de style qui sont celles de Quinault, chez qui, d'ailleurs, elles se traduisent elles-mêmes inconsciemment par la nature des comparaisons qui reviennent à chaque instant sous sa plume. Hiérax se plaint de l'infidélité de la nymphe Io:

Notre hymen ne déplaît qu'à votre cœur volage ;

Répondez-moi de vous, je vous réponds des Dieux.

Vous juriez autrefois que cette onde rebelle

Se ferait vers sa source une route nouvelle,

Plutôt qu'on ne verrait votre cœur dégagé.

Voyez couler ces flots dans cette vaste plaine.

C'est le même penchant qui toujours les entraîne,

Leur cours ne change point, et vous avez changé...

   N'est-il pas vrai que ces vers ne nous paraîtraient point si déplacés dans la bouche d'Hippolyte ou dans celle d'Aricie ? Vous songerez également que, s'il n'y a nulle part plus de souvenirs mythologiques que dans la Phèdre de Racine, nulle part aussi n'y a-t-il plus de métaphores ou de périphrases dont l'objet n'est vraiment que de hausser ou d'ennoblir le style. Et qu'est-ce encore que le récit de Théramène, sinon comme qui dirait un récitatif de grand opéra ? Pour rivaliser avec Quinault, il a donc fallu que Racine lui empruntât quelques-uns de ses procédés. S'il avait continué d'écrire pour la scène, je ne doute pas qu'il lui en eût emprunté davantage. Et qui sait si ce n'est pas à Quinault que l'on doit les chœurs d'Esther et d'Athalie ?

 [...]

    Rassemblons tous ces traits maintenant : un personage unique, entouré de comparses qui n'ont d'être et de réalité que ce qu'il leur en communique ; l'amour pour tout ressort, et un amour où, pour ainsi parler, les hommes et les dieux, le ciel et la terre s'intéressent à la fois ; des décors, autour de tout cela, la Crète, le Labyrinthe, les Enfers, tous les dieux évoqués tour à tour ; ces décors et cet amour, Phèdre et toute cette mythologie, fondus ensemble dans une même tonalité par l'harmonie dés vers, tout cela, messieurs, nous le connaissons, c'est le grand opéra qui se dégage de la tragédie, tandis qu'elle-même, nous le verrons bientôt, retournant aux exemples de Corneille plutôt que de Racine, va chercher, avec Crébillon et Voltaire, dans un pathétique nouveau, des ressources nouvelles, et lentement, mais sûrement, par Diderot, par Beaumarchais, par Mercier, s'acheminer vers le mélodrame1.

 

Note 1.

Comme je doute que j'aie l'occasion d'y revenir, je note donc ici que si l'on voulait étudier d'un peu près la décomposition de la tragédie française au XVIIIe siècle, il faudrait faire une large place à l'influence de l'opéra, dont on ne parle pourtant jamais dans nos histoires littéraires.

 

* Dans l'édition de 1893, ce paragraphe commence de façon différente : "Malheureusement, pour y réussir, il allait être obligé d'emprunter à son rival quelques-uns des moyens et au besoin des défauts qui en faisaient le succès :".

 

 ***

Voici un autre extrait de ces Époques du théâtre français, où Brunetière avoue que Quinault possède quelques qualités, malgré ses défauts :

Enfin, si l’on voulait, — et bien qu'il semble que l’on en dût être saturé par la tragi-comédie, — si l‘on voulait, jusque dans la comédie;, du tendre et du langoureux, du galant, des soupirs et des flammes, des madrigaux et des pointes, de tendres mouvements, des amants transis, de belles inhumaines, dont le teint de « roses et de lys » Portât en même temps, avec trop de rigueur Des neiges à la vue, et des flammes au cœur, enfin tout le jargon des précieuses, Quinault était là, Philippe Quinault, l'élève préféré de Corneille, Quinault, le futur inventeur de la « tragédie lyrique », que nous avons depuis lors appelée le livret d'opéra... Je lui dois d'ajouter que les siens sont très supérieurs, pour le style, à ceux de Scribe et de M. de Jouy. Que d'ailleurs tous ces fournisseurs eussent des qualités parmi tous leurs défauts, je n'ai garde de le nier. Thomas Corneille avait de l'abondance ; il avait de l'adresse et de l'invention. N'ai-je pas lu quelque part que Destouches en faisait le plus grand cas ? Il est vrai /88/que c'était Destouches... Scarron, de son côté, pouvait manquer de goût, de mesure, de décence ; il avait de la verve, de l'éclat, de la drôlerie, le sens du comique, encore qu'il le fit sortir plutôt de la rencontre ou du choc des mots que du fond des choses. Et Quinault avait de l'esprit, de la grâce ; il avait surtout quelque chose de cette poésie qu'insinue souvent dans le madrigal la vivacité même du désir de plaire. Mais le procédé qu'ils employaient tous, de parti pris et de propos délibéré, tantôt dans le sens du romanesque et du faux idéal, tantôt dans le sens du burlesque et de la caricature, c'était de s'éloigner à plaisir de la nature et de la vérité.

      Quatrième conférence, L’École des femmes, 26 novembre 1981, p. 87-88