Segrais

Jean Regnaud de Segrais (1624-1701

La musique jouait un grand rôle dans la vie de Segrais, connu aujourd’hui surtout comme le collaborateur de Mme de Lafayette. Il connaissait bien la musique et fréquentaient les compositeurs les plus importants de son époque, qui mirent en musique plusieurs de ses poésies. Celles-ci proviennent non seulement des airs et des chansons qui figurent dans ses Œuvres et dans des recueils, mais aussi des vers qu’il insérait dans ses Nouvelles françoises.

Sur Segrais et la musique, voir Anne-Madeleine Goulet, "Segrais sous le charme d'Euterpe", dans Jean Regnaud de Segrais. Actes du Colloque de Caen (9 et 10 mars 2006), éd. Suzanne Guellouz et Marie-Gabrielle Lallemand, Tübingen, Narr, 2007, p. 223-248.

Vers 1677, au moment où il était question de remplacer Quinault après le scandale d’Isis, Segrais proposa à Lully L’Amour guéri par le temps. C’est un livret en cinq actes sans prologue, avec plus ou moins le même sujet que le Roland de Quinault. Le livret fut publié dans le Segresiana en 1721 (p. 95-160) et 1722 ; l'édition de 1721 a été numérisée par la Bibliothèque nationale de France.

Lully le refusa, pour des raisons personnelles et professionnelles :

L’Amour guéri par le tems n’avoit pas encore [avant la publication du Segresiana en 1721] été imprimé ; M. de Segrais avoit composé cette Piece pour être mise en chant, & l’avoit donné à M. Lulli pour cela : mais ce Musicien se souvenant d’un petit chagrin qu’il croioit avoir autrefois reçû de M. de Segrais chez Mademoiselle, la garda trois mois entiers, après lesquels il la renvoya, comme ne pouvant y travailler, parce que les Vers, disoit-il, en étoient trop durs & rebelles au chant.

"Vie de Monsieur de Segrais", dans Oeuvres de Monsieur de Segrais, Paris, Durand, 1755, p. x.

Segrais et Lully étaient tous les deux dans l'emploi de Mlle de Montpensier (fille de Gaston d'Orléans) aux environs de 1650. D’après l’auteur de la préface du Segraisiana, les raisons personnelles étaient les plus importantes :

Je croyois finir, lorsqu’il m’est tombé entre les mains trois piéces exquises, l’une en vers, les deux autres en prose, venues fort à propos toutes trois pour entrer dans ce volume, avec d’autant plus de droit, que celle qui est en Vers, est de Mr. de Segrais lui-même, & qu’il est parlé des deux autres avec éloge dans le SEGRAISIANA. Celle que j’ai dit être de Mr. de Segrais, est précisement l’Opera dont il faisoit son chef-d’œuvre. Mr. Huet à la vérité parlant de cette pièce, témoigne, comme on vient de le voir, qu’elle n’eut pas le succès que l’Auteur s’en étoit promis. Mais ces termes sont équivoques ; ils paroissent signifier qu’on en donna une représentation qui ne fut pas heureuse : & ce n’est point du tout cela, puisqu’on n’en donna jamais aucune. Le vrai sens est que Mr. de Segrais, qui avec justice avoit bonne opinion de son Opera, choisit Lulli pour la composition des airs. Ce Musicien quinteux, & vindicatif, fier d’ailleurs de la Surintendance qu’il avoit alors de la Musîque du Roi, se souvenant d’un petit chagrin qu’il croyoit avoir autrefois reçu de M. de Segrais chez Mademoiselle, garda l’Opera trois mois entiers, après quoi il le renvoya comme ne pouvant y travailler, parce que les vers, disoit-il, en étoient durs, & rebelles au chant. Jamais défaite ne fut plus mal fondée que celle-là. Des Juges compétens, que j’ai consultez là-dessus, m’ont tous dit que la versification en étoit aisée. &par consequent très-susceptible de tous les agrémens de la Musîque, en sorte qu’ils ne doutoient point, si l’on mettoit cet Opera en état d’être joué, qu’il ne fut autant applaudi que l’ont été les meilleurs qui aient paru sur le théâtre.

Oeuvres diverses de Mr. de Segrais. Tome I. Amsterdam, François Changuion, 1723, préface, p. xvii-xx

On trouve sensiblement la même chose dans la préface du Segraisiana. Dans les deux cas, l’auteur s’inspire d’un ouvrage de Huet, archévêque d’Avrances, sur les origines de la ville de Caen.

M. de Segrais qui avec justice avoit bonne opinion de son Opera, choisit Lully pour la composition des airs. Ce Musicien quinteux, & vindicatif, fier d’ailleurs de la Surintendance qu’il avoit alors de la Musique du Roi, se souvenant d’un petit chagrin qu’il croyoit avoir autrefois reçu de M. de Segrais chés Mademoiselle, garda l’Opera trois mois entiers, après quoi il le renvoya comme ne pouvant y travailler, parce que les vers, disoit-il, en étoient durs, & rebelles au chant. Jamais défaite ne fut plus mal fondée que celle-là. Des Juges compétens que j’ai consultés là-dessus, m’ont tous dit que la versification en étoit aisée, & par conséquent très susceptible de tous les agrémens de la Musique […]

Segraisiana ou melange d’histoire et de litterature, Paris, Compagnie des Libraires Associés, 1721

D’après deux lettres au prince de Condé par le père Des Champs, son confesseur , Mme de Lafayette préféra le « Roland » de son collaborateur à celui de Quinault :

A Paris, ce 23e Janvier 1685.

Monseigneur,

     Mad. de La Fayette m’a chargé d’envoyer à V. A. S. un nouveau conte de La Fontaine, qu’elle croit que vous n’avez point veu.

     Elle m’a dit en même temps que, dans peu de jours, elle me donnerait [sic, pas donneroit] trois actes d’un opéra de Roland commencé par Mr de Segrais il y a huit ou neuf ans et qu’il n’a point achevé.

    S’il l’avoit esté elle croit qu’à en juger par ce qui est fait, il auroit esté fort au-dessus de celuy de Quinaut. Si tost qu’elle me l’aura donné, je ne manqueray pas de l’envoyer à Chantilly.

Je suis avec respect

Le très-humble et très-obéissant serviteur, Monseigneur de V. A. S.

Des Champs.

DU MÊME AU MÊME Ce 30e Janvier 1685.

Monseigneur,

     J’envoye à V. A. S. les trois actes de l’opéra de Roland dont j’eus l’honneur de luy parler dans ma dernière lettre. Elle verra qu’il n’y en a de copie que celle-là, qu’elle prie V. A. S. de vouloir bien renvoyer quand elle ne voudra plus les lire.

     Cela est accompagné d’une lettre sur le mariage de Mlle Pellssari avec un Anglois.

Je suis avec respect, &c.

Des Champs

Je cite ces deux lettres d'après l'édition d'André Beaunier de la Correspondance de Mme de Lafayette, Paris, Gallimard, 1942, t. II, p. 124-125. Beaunier donne comme source les Archives du Château de Chantilly, mss., série P.T., XCIC,  f. 159. Elles sont disponibles en ligne dans H. Ashton, Madame de La Fayette, sa vie et ses œuvres, Cambridge University Press, 1922, p. 109