Chabanon

Michel-Paul-Guy de Chabanon (1730 - 1792) parle en connaissance de cause, étant auteur de traités sur la musique et de livrets (Sabinus, avec Gossec en 1773, par exemple). Néanmois, il faut se rappeler que, comme le dit Catherine Kintzler (https://sites.google.com/a/quinault.info/www/Home/bibliographie#ouv-art, 1ère. éd., p. 502), Chabanon « inverse complètement les rapports par lesquels le classicisme pensait la relation entre musique et langue : il considère que la musique plaît par elle-même et indépendamment de toute imitation et avance que "L'idée la plus destructive de toute mélodie est celle d'asservir les procédés du chant à ceux de la parole" (De la musique considérée en elle-même et dans ses rapports avec la parole, les langues, la poésie et le théâtre, Paris, Pissot, 1785, II, chap. 1, p. 205) ». On ne pourrait pas être plus loin de Quinault.

Ces citations sont extraites de ses Oeuvres de théatre et autres poésies, Paris, Prault et Pissot, 1788, ou de son De la musique, Paris, Pissot, 1785.

OEUVRES

J’ai entendu dire à des Gens de lettres, et d’un goût reconnu, que le mérite distinctif des vers de Quinaut, est d’être lyrique. Si c’est de la clarté, de l’élégance, et de la douceur qui y regnent, que l’on fait dériver cette propriété, elle n’appartient pas moins aux Vers de Racine et de Voltaire qu’à ceux de Quinaut. On ne l’y a cependant jamais sentie, ni relevée.

Avant-propos au livret La Toison d’or, dans Œuvres, p. 280


[…] lisons et Racine, et Voltaire ;

Ils ont pour mon oreille un charme si touchant !

De leurs vers cadencés l’harmonie est un chant.

[…]

Vois planer Timocrate, et tomber Agrippine,

Vois le Maître de l’Art insulter à Quinaut :

Il forma notre goût ; le sien est en défaut.


Extrait d'un dialogue imaginaire avec Rousseau, qui nie la possibilité d’une musique française, 

dans « Réponse d’un jeune poète qui veut abandonner les Muses, à un ami qui lui écrit pour l’en détourner », 

Dans Œuvres, p. 354-355

Note de Chabanon : « Voyez l’Épitre de M. Sanrin, imprimée à la suite de l’Anglomanie. 

Cette Reponse est de feu mon frere de Maugris. »


Le chant, au marcher grave, au parler symétrique,

Fuit, des faits entassés, le concours peu lyrique.

L'Opéra qui, du vrai, brave le plus les loix,

Embrasse, dans son plan, peu de faits à la fois.

Quinaut toujours fidele au bon goût qui le guide,

Compliqué dans l'Astrate, est simple dans Armide.*

* L'une de ces Tragédies se déclame, l'autre se chante. [note de Chabanon]

« Essai sur la Tragédie lyrique », première épître, dans Œuvres, p. 421.


J’ai lu de nos Censeurs les accusations.

Le développement des grandes passions,

Des sentimens filés les nuances subtiles,

Sont de l’art dramatique un des points difficiles.

Mais ces rares beautés, qui nous les interdit !

Moins le plan est chargé, mieux on l’approfondit.

Des fibres du sujet vu sous le microscope,

Découvrez savamment la plus fine enveloppe.

-- Quinaut le n’a point fait ; -- eh ! faites mieux que lui.

Ce qu’il n’a pu savoir, on le sait aujourd’hui.

L’art timide et naissant, dont Quinaut fut l’esclave,

N’enchaîne plus vos pas dans une dure entrave ;

Cet art rampoit alors ; il plane maintenant.

Extrait d'une conversation pendant un déjeuner, « Essai sur la Tragédie lyrique », Seconde épitre, dans Œuvres, p. 428

.

DE LA MUSIQUE

Quand Quinault eût été l'égal de Racine, ce que nous sommes loin de penser, l'un créoit son Art, l'autre perfectionnoit le sien ; & le chant, coopérateur de la Poésie pour l'institution d'un Théâtre lyrique, ne l'y secondoit qu'imparfaitement. Ce Théâtre s'accrédita cependant, & la Tragédie chantée parut une merveille ajoutée à toutes celles du siècle de Louis XIV. Despréaux, ennemi du genre, en décria, il est vrai, la mollesse efféminée ; mais en réprouver les dangers, n'étoit-ce pas en reconnoître le mérite? Un spectacle sans charme & sans illusion eût moins alarmé ce Rigoriste sévère. 

[p. 262]

Quinault, lorsqu'il travailla pour le Théâtre lyrique, envisagea la Tragédie sous un point de vue différent de celui où il l'avoit envisagée jusqu'alors. Il mit, si j'ose ainsi parler, la Tragédie en apprentissage sous la Musique. L'Auteur de Tiberinus & d’Astrate (1), avoit compliqué les événemens ; Quinault le lyrique évita toute complication. Il chercha le merveilleux dans les sujets, & la simplicite dans la manière de les traiter, (procédé tout-à-fait semblable à celui des Grecs.) il affecta enfin la plus grande vraisemblance dans des sujets souvent invraisemblables.

Je dois choquer quelques-uns de mes Lecteurs en paroissant restreindre l'Opéra au merveilleux : je sais qu'il peut s'en passer, & que le trouble des passions favorise la Musique autant & plus que l'illusion des prodiges. Mais les prodiges n'excluent pas les passions. Celles-ci parlent à l'ame, les autres parlent aux yeux : pourquoi séparer ces deux enchantemens, au lieu de les réunir pour les compléter par un troisième, celui de la Musique?

La Tragédie parlée a ses avantages; la Tragédie lyrique peut avoir les siens. Celleci, dans les sujets fabuleux, a peut-être autant de supériorité sur l'autre, que l'autre sur celle-ci dans les sujets de politique & dé raisonnement.

Quinault, dans ses premiers Opéras, allia le bouffon au Tragique : étoit-ce pour ménager des contrastes à la Musique ? Le principe étoit bon, mais l'application fut mauvaise ; Quinault s'en apperçut lui-même, & n'employa plus ces disparates ridicules.

Quinault, l'on ne sauroit en douter, s'étoit fait l'esclave de l'Art auquel il consacroit ses compositions lyriques. Cet Art, borné dans ce tems à d'étroites ressources, rétrécit celles de la poésie ; & quelquefois, par ce qu'il exigeoit d'elle, il la déprava sans s'améliorer. Je n'en veux d'autres preuves que ces Madrigaux commandés à Quinault par Lulli: ils déparent les scènes tragiques où ils sont placés, & n'ont produit de la part du Musicien que d'insipides Chansonnettes, dont les partisans même de Lulli ne se seroient pas aujourd'hui les défenseurs.

Une singularité me frappe : Lulli. & Quinault, par leur droit d'inventeurs, avoient consacré le Madrigal, au point qu'il fut longtems regardé comme nécessaire à la Tragédie lyrique. Certes, c'est lorsque ce principe étoit en vigueur, qu'on étoit autorisé à soutenir l'absurdité du tragique chanté ; ce principe seul la démontroit : personne alors ne s'avisa de la soupçonner. Le Madrigal & les fadaises lyriques, font place à des choses qui sont plus du genre tragique ; c'est de ce moment que la Tragédie chantée essuie la proscription, & qu'on la relègue au rang des choses impossibles.

(1)  Quinaut (Note de Chabanon)

[p. 277-279]