Mercure, juillet 1767

   Cet article parut dans le second volume du numéro de juillet 1767, p. 18-30. On peut lire le texte complet sur GoogleBooks.

   Les passages sur la versification de Quinault sont remarquables, avec des détails sur les sons utilisés par le poète. Et la conclusion qu'il est bon d'étudier les livrets "dans son cabinet", sans musique, pourrait surprendre.

   La lettre citée dans la note 1 figure dans le numéro de la Gazette littéraire du 2 décembre 1764. Il s'agit d'un supplément au Tome Troisième, septembre-novembre 1764. "Le B... de H..." est sans doute Holbach, auteur d'une Lettre à une dame d’un certain âge sur l’état présent de l’opéra de 1752. Cliquer ici pour quelques extraits de cette lettre.

   Pour les variantes de Thésée, voir la page Taillefer.


 De l'Opéra, de QUINAULT, & de la musique.

  ON a avancé dans un ouvrage periodique (1), que les sujets véritablement tragiques sont ceux qu'il faut choisir pour faire des opéra ; que la poésie forte est celle qui convient à la musique ; que Quinault n'a point excellé dans son genre, & qu'il a manqué de la vigueur nécessaire pour le bien traiter. Ces paradoxes, présentés par un homme de beaucoup d'esprit, qui voit finement, & qui écrit avec chaleur, ont dû faire impression ; mais comme il est déraisonnable & même dangereux d'adopter quelque opinion que ce soit, & de quelque part qu'elle nous vienne, sans l'avoir examinée & sans vouloir écouter les objections qu'on y peut faire, j'ai pensé que les partisans les plus déclarés des propositions qui m'ont paru fausses, me verroient sans peine tâcher de les détruire ; si je n'y parviens pas, mes efforts ne seront pas au moins sans utilité. […]

(1) Voyez un supplément à la Gazette Littéraire, du 2 décembre 1764, page 337 ; il renferme la lettre qui a donné lieu à cette dissertation.

[…]


  Je ne sais pas s'il est possible que la poésie, la musique, la peinture & la danse, prodiguant tous leurs charmes pour un seul spectacle, se lient assez parfaitement pour ne composer qu'un tout régulier, & s'il deviendra jamais vraisemblable que des expressions si diverses ne tendent qu'au même but, & ne produisent qu'un seul effet ; mais je suis bien convaincu que l'homme amoureux des arts, ne les trouvera pas rassemblés sans ravissement, & que leur concours lui en imposera au point de l'empêcher de s'offenser des bisarreries & des inconséquences qui ne sont peut-être que des conditions absolues des beautés qui touchent le plus. Il est donc indispensable pour le plaisir, & il n'est ici question que de lui, de laisser entrer dans un opera des vers, de la musique, des décorations, & des ballets ; ce qui ne pourra se faire qu'autant que l'on excluera le grand tragique, que l'on conviendra qu'en général la poésie forte est incompatible avec la musique, que Quinault a excellé dans son genre, & qu'aucun poëte n'a été plus énergique que /21/ lui lorsqu'il a sçu l'être sans nuire au musicien.

[…]


  Je serois très-surpris si l'on parvenoit à mettre en musique une scène de Corneille, je n'en dirai pas autant de celles de Racine ; & les morceaux de ce poëte délicieux, dont l'artiste s'emparera, fortifieront mon sentiment : il ne s'arrêtera pas aux plus forts, mais aux plus tendres. On cite souvent ces quatre vers pour lesquels Lulli trouva une harmonie si vraie, qu'il effraya ceux qui les lui entendirent réciter (2).

Un prêtre environné d'une foule cruelle

Portera sur ma fille une main criminelle,

Déchirera son sein, & d'un œil curieux,

Dans son cœur palpitant, consultera les dieux !

(2) Acte 4, scène 4 d'Iphigenie,

Mais où trouve-t-on des vers aussi bien préparés pour la musique ? Le sentiment y est en image, les rimes féminines sont coulantes, l'aprêté des r s'évanouit par la répétition des l : il n'y a point de danger, pour un homme habile, à faire des épreuves sur de tels passages. En voici un dont on ne me contestera pas l'énergie (3):

Ce colosse effrayant dont le monde est foulé,

En pressant l'univers, est lui-même ébranlé ;

Il penche vers sa chûte, & contre la tempête,

Il demande mon bras pour soutenir sa tête.

(3) Acte, scene 4 de la Mort de César.

  Fera-t-on de la musique même passable pour ces vers ? Ils ne peignent point la passion, me direz-vous. Eh bien, je vous en indique une très-violente dans la quatrième scène du quatrième acte de Semiramis. Musicien, je ne vous prie point d'ajouter à son effet ; ne l'altérez pas, & votre succès sera décidé.

  Je n'appréhende point d'être réfuté par des raisonnemens solides, & encore moins par des faits, en affirmant que Quinault a atteint le but de la carrière qu'il a ouverte ; qu'il a laissé très-peu de chose à désirer ; qu'il a créé une langue musicale dont, sans lui, on n'eût peut-être jamais soupçonné l'existence, & qu'ayant embrassé toutes les parties de son genre, il a disposé ses productions avec un tel art, qu'elles appellent tous les ornemens dont un opéra est susceptible. Mais de son temps quel fut l'homme en état de contribuer dignement à son entreprise ? Ses contemporains le négligeoient, il étoit l'objet des sarcasmes sans goût d'un juge redouté que la postérité a mis au-dessous de lui. Lulli, fait pour lui obéir, le dominoit, & la psalmodie du compositeur écrasoit la mélodie du poëte. Vous lui refusez la force parce qu'il n'en employa que dans les circonstances où elle étoit placée. Pour vous convaincre combien son faire étoit mâle & ressenti, lisez ces vers :

Esprits malheureux & jaloux,

Qui ne pouvez souffrir la vertu qu'avec peine,

Vous, dont la fureur inhumaine,

Dans les maux qu'elle fait, trouve un plaisir si doux :

Démons, préparez-vous à seconder ma haine,

Démons, préparez-vous à servir mon courroux.

  Et ceux-ci:

Sortez, ombres, sortez de la nuit éternelle,

Voyez le jour pour le troubler ;

Que l'affreux désespoir, que la rage cruelle..

Prennent soin de vous rassembler.

Avancez, malheureux coupables,

Soyez aujourd'hui déchaînés ;

Goûtez l'unique bien des cœurs infortunés ;

Ne soyez pas seuls misérables.

Ma rivale m'expose à des maux effroyables ;

Qu'elle ait part aux tourmens qui vous sont destinés :

Non, les enfers impitoyables

Ne pourront inventer des horreurs comparables

Aux tourmens qu'elle m'a donnés.

Goûtons l'unique bien des cœurs infortunés;

Ne soyons pas seuls misérables.

  Encore ce couplet de Méduse.

Je porte l'épouvante & la mort en tous lieux ;

Tout se change en rochers à mon aspect horrible :

Les traits que Jupiter lance du haut des cieux

N'ont rien de si terrible

Qu'un regard de mes yeux.

Les plus grands Dieux du ciel, de la terre & de l'onde,

Du soin de se venger, se reposent sur moi ;

Si je perds la douceur d'être l'amour du monde,

J'ai le plaisir nouveau d'en devenir l'effroi.

  Ce seul vers de Cérès, il fait frissonner :

J'entendrai sans pitié les cris des innocens.

  Le dirai-je ? Ce n'est pas à l'opéra qu'il faut entendre ce lyrique divin, c'est dans son cabinet qu'il est bon de l'étudier ; dans Persée, Renaud, Atis, Armide, &c. II parcourt tous les tons de l'âme : il est bouillant, hardi, tendre, voluptueux & continuellement nombreux & sonore : sa poésie, riche en images & en sentimens, alloit au-devant de la mélodie, les fêtes étoient préparées par des sujets brillans, il provoquoit le décorateur par la variété, l'opposition & le pittoresque de ses scènes. Sans doute qu'il se distingue par le coulant, la mollesse & la sensibilité de la diction ; mais ce caractère n'est le sien que parce qu'il est celui du genre dont il connoissoit l'étendue & les limites.