Diderot
[…] Je vous avoue que le genre merveilleux me tient à cœur. Je souffre à la voir confondu avec le genre burlesque et chassé du système de la nature et du genre dramatique. Quinault mis à côté de Scarron et d’Assoucy. Ah, Dorval, Quinault !
Personne ne lit Quinault avec plus de plaisir que moi. C’est un poète plein de grâces, qui est toujours tendre et facile, et souvent élevé. J’espère vous montrer un jour jusqu’où je porte la connaissance et l’estime des talents de cet homme unique, et quel parti on aurait pu tirer de ses tragédies, telles qu’elles sont. Mais il s’agit de son genre que je trouve mauvais. […] »
Troisième Entretien sur le Fils naturel, éd. Lewinter, t. III, p. 192
L'Opéra d'Armide est le chef-d'oeuvre de Lulli, et le monologue d'Armide est le chef-d'oeuvre de cet opéra. [...] les scènes d'Armide ne sont en comparaison de celles de Nitocris qu'une psalmodie languissante, qu'une mélodie sans feu, sans âme, sans force et sans génie; [...] le musicien de France doit tout à son poëte, [...] au contraire le poète d'Italie doit tout à son musicien.
Au petit prophète de Boemischbroda, Oeuvres complètes, éd. Lewinter, t. II, p. 687-688
Diderot compare Armide au Sesotris de Zeno et Terradellas, que Diderot appelle Nitocris, d'après le nom d'un personnage
Louons publiquement l’ingénieux parallèle du jeune avocat entre Armide et la Donna superba, et lui enjoignons de faire (et ce dans l’espace de deux mois) le parallèle du Médecin malgré lui et de Polyeucte, et en outre celui de Pourceaugnac avec Athalie ; le tout afin de prouver que les farces de Molière sont mauvaises, parce que les tragédies de Corneille et de Racine sont bonnes.
Arrêt rendu à l’amphithéatre de l’opéra, sur la plainte du Milieu du parterre, intervenant dans la querelle des deux Coins (1753),
éd. Lewinter, t. II, p. 675 [Donna superba est un opéra de Rinaldo da Capoua]
Le Traité du mélodrame avait été écrit contre le chevalier. Le chevalier répond à son critique d'une manière charmante sans humeur, sans satire, avec les armes simples de l’expérience et de la raison.
La grande question entre le chevalier et son antagoniste est de savoir si le poème doit être fait pour la musique ou si le poète peut aller à sa fantaisie, et si le musicien est destiné à le suivre servilement comme son caudataire. C'est le sentiment de l'auteur du Mélodrame qui dès lors, ne peut assigner aucune distinction réelle entre la Comédie française et l'opéra. Puisqu'une tragédie lyrique et une tragédie ordinaire sont également propres à la musique, qu'il nous fasse faire de bonne musique sur une tragédie de Racine. Je ne sais comment l'auteur du Mélodrame n'a pu être arrêté tout court par un fait connu ; c'est que les poèmes de Quinault sont délicieux à lire, et que la musique de Lulli est plate, mais que cette plate musique ayant été composée pour ces poèmes, et ces poèmes pour cette plate musique, quiconque a tenté jusqu'à présent de musiquer Armide autrement que Lulli a fait de la musique plus plate encore que celle de Lulli.
Lettre au sujet des Observations du Chevalier de Chastelleux sur le traité du mélodrame, 1771 [début]
Éd. Lewinter, t. t. IX, p. 937-938
Diderot écrira à peu près la même chose dans une lettre à Burney, le 28 octobre 1771 :
La grande question entre le chevalier de Chastellux et M. de Garcin, son réfutateur, est, ce me semble, de savoir si le poème doit être fait pour la musique, ou si le poète peut aller à sa fantaisie, et si le musicien n’est que son caudataire. Dans ce dernier cas, toute comédie, toute tragédie peut être musiquée ; que M. de Garcin ait donc pour agréable de nous faire de la bonne musique, ou sur une comédie de Molière, ou sur une tragédie de Racine. Les poèmes de Quinault sont délicieux à lire, et la musique de Lulli est plate ; mais cette plate musique ayant été composée pour ces poèmes, et ces poèmes composés pour cette plate musique, quiconque a tenté jusqu'à présent de musiquer Armide autrement que Lulli a fait de la musique plus plate encore que celle de Lulli.
Éd. Lewinter, t. IX, p. 1126-1127
C'est nature, et nature seule qui dicte la véritable harmonie d'une période entière, d'un certain nombre de vers.
C'est elle qui fait dire à Quinault :
Au temps heureux où l'on sait plaire
Qu'il est doux d'aimer tendrement.
Pourquoi dans les périls, avec empressement,
Chercher d'un vain honneur l'eclat imaginaire ;
Et pour une trompeuse chimère,
Pourquoi quitter un bien charmant.
Au temps heureux où l'on sait plaire,
Qu'il est doux d'aimer tendrement ! [Armide, II, 4]
Salon de 1767, dans Oeuvres complètes, éd. Lewinter, t. VII, p. 309
Au vers 5, le "Et" au début ne figure pas dans le texte de Quinault.
MOI.
Quoi donc ! est-ce que Quinault, La Motte, Fontenelle n’y ont rien entendu ?
LUI.
Non pour le nouveau style. Il n’y a pas six vers de suite dans tous leurs charmants poëmes qu’on puisse musiquer. Ce sont des sentences ingénieuses ; des madrigaux légers, tendres et délicats ; mais pour savoir combien cela est vide de ressource pour notre art, le plus violent de tous, sans en excepter celui de Démosthène, faites-vous réciter ces morceaux, ils vous paraîtront froids, languissants, monotones. C’est qu’il n’y a rien là qui puisse servir de modèle au chant. J’aimerais autant avoir à musiquer les Maximes de La Rochefoucauld, ou les Pensées de Pascal. C’est au cri animal de la passion, à dicter la ligne qui nous convient. Il faut que ces expressions soient pressées les unes sur les autres ; il faut que la phrase soit courte ; que le sens en soit coupé, suspendu ; que le musicien puisse disposer de tout et de chacune de ses parties ; en omettre un mot, ou le répéter, y en ajouter un qui lui manque ; la tourner et retourner, comme un polype, sans la détruire ; ce qui rend la poésie lyrique française beaucoup plus difficile que dans les langues à inversions qui présentent d’elles-mêmes tous ces avantages… Barbare, cruel, plonge ton poignard dans mon sein. Me voilà prête à recevoir le coup fatal. Frappe. Ose… Ah, je languis, je meurs… Un feu secret s’allume dans mes sens… Cruel amour, que veux-tu de moi… Laisse-moi la douce paix dont j’ai joui… Rends-moi la raison… Il faut que les passions soient fortes ; la tendresse du musicien et du poète lyrique doit être extrême. L’air est presque toujours la péroraison de la scène. Il nous faut des exclamations, des interjections, des suspensions, des interruptions, des affirmations, des négations ; nous appelons, nous invoquons, nous crions, nous gémissons, nous pleurons, nous rions franchement. Point d’esprit, point d’épigrammes ; point de ces jolies pensées. Cela est trop loin de la simple nature. Et n’allez pas croire que le jeu des acteurs de théâtre et leur déclamation puissent nous servir de modèles. Fi donc. Il nous le faut plus énergique, moins maniéré, plus vrai. Les discours simples, les voix communes de la passion nous sont d’autant plus nécessaires que la langue sera plus monotone, aura moins d’accent. Le cri animal ou de l’homme passionné leur en donne.
[...]
LUI.
[…] Quel chemin nous avons fait depuis le temps où nous citions la parenthèse d’Armide : Le vainqueur de Renaud (si quelqu’un le peut être)…, l’Obéissons sans balancer, des Indes galantes, comme des prodiges de déclamation musicale ! À présent ces prodiges-là me font hausser les épaules de pitié. Du train dont l’art s’avance, je ne sais où il aboutira. En attendant, buvons un coup.
Le Neveu de Rameau, éd. Lewinter, t. X, p. 386-387
NOTE. Plusieurs des expressions que propose LUI se trouvent dans les livrets de Quinault. Par exemple, il y a plusieurs « Je meurs » dans Alceste, Thésée, et Atys. On trouve « Amour, que veux-tu de moi ? » dans Amadis (II, 1) et dans Amadis (IV, 5), « Jouissons à jamais / De la douce paix / Qui nous appelle ».
Une belle scène contient plus d’idées que tout un drame ne peut offrir d’incidents ; et c’est sur les idées qu’on revient. C’est ce qu’on entend sans se lasser, c’est ce qui affecte en tout temps. La scène de Roland dans l’antre où il attend la perfide Angélique ; le disours de Lusignan à sa fille ; celui de Clytemnestre à Agamemnon me sont toujours nouveaux.
Discours sur la poésie dramatique, éd. Lewinter, t. III, p. 422.