Despois
Eugène Despois (1818-1876) était journaliste, professeur et traducteur, connu pour son opposition au régime de Napoléon III. Son Le Théâtre français sous Louis XIV fut publié en 1874 (Paris, Hachette) et connut trois autres éditions. C’est un bon exemple de la défaveur critique où tomba Quinault pendant la dernière moitié du XIXe siècle et la première du XXe.
Despois n’accepte pas que le même public ait pu apprécier Quinault et Racine – celui-ci a pu se préserver d’un « goût détestable » et donner au public « ce que ce public ne demandait pas » (p. 377). Il s’étonne, par exemple, qu’on « se disputait donc encore les rôles de Quinault » en 1680 (p. 383). Remarquons qu’il s’agit du théâtre parlé de Quinault, non pas de ces livrets.
Quant à l’opéra, c’est un « genre funeste » (p. 387). Il admet que Quinault a « de l’esprit, de la grâce, de l’harmonie », mais considère que les qualités appréciées par Voltaire – et la plupart du public du XVIIe et du XVIIIe siècle –font partie d’une « foule de qualités pernicieuses, très-propres à faire passer les absurdités fondamentales » (p. 376).
Il faut mettre ses remarques dans le contexte de la Troisième République : la « foule » à laquelle les œuvres de Quinault sont plus accessibles que celles des hommes de génie (p. 373), correspond mal au public de l’opéra sous Louis XIV, pour lequel l’opéra était « le goût dominant » (p. 333).
Voici quelques extraits (édition de 1874).
Nous reparlerons plus loin du goût du roi pour ce genre fastueux et assez équivoque, surtout tel qu'on le comprenait alors, et qui était presque toujours d'ailleurs sous l'apparence d'un sujet romanesque ou mythologique un hymne en son honneur, une apothéose périodiquement renouvelée et dont il ne se lassait point. On ne peut nier que Quinault, par ses qualités comme par ses défauts, ne fût admirablement propre à ce genre auquel il se consacra désormais tout entier ; il avait trouvé sa véritable voie. Il conserva jusqu'à la fin la faveur royale et n'eut jamais à subir ni des tracasseries comme Molière, ni l'oubli comme Corneille, ni comme Racine, une disgrâce plus ou moins dissimulée. [p. 81-82]
Ce furent les avantages que lui garantissait Lulli, et surtout sans doute le désir de plaire au roi, qui déterminèrent Quinault à écrire des tragédies en musique, quoiqu'en se mariant, dit son biographe, « il eût promis de renoncer à la poésie, parce que sa femme avait témoigné une grande répugnance à épouser un poëte ». C'est sans doute, de la part du roi, une preuve de tact d'avoir ainsi appliqué Quinault à un genre auquel son talent était propre : l'opéra, tel surtout qu'on le comprenait alors, mettait en relief les qualités brillantes d'un poëte, qui ne s'était jamais beaucoup préoccupé du naturel et de la vraisemblance. Molière avait mieux à faire que de composer des vers de ballets ou des pastorales langoureuses ; mais pour Benserade et Quinault1, qui furent successivement à la cour en possession de cet emploi, c'était suivre leur vraie vocation.
La tragédie-ballet, l'opéra ainsi compris, était aussi le goût le plus prononcé du roi. Il avait toujours aimé la danse ; et son éducation qui, en général, avait été fort négligée au dire de Saint-Simon, sur ce point ne laissait rien à désirer. [p. 328]
L'innovation de Lulli et de Quinault est donc d'avoir mêlé plus de musique, de chant et de poésie, de combinaisons dramatiques et aussi de grands effets de spectacle, aux fictions mythologiques, champêtres, courtisanesques, aux louanges obligées « du plus grand roi du monde », qui faisaient le fond des ballets de cour ou des pastorales chantées. L'opéra ainsi conçu devint bientôt le goût dominant, et tout le monde sacrifia plus ou moins à la passion du jour. Molière et Corneille avaient travaillé à l'opéra de Psyché. Plus tard, La Fontaine lui-même s'enquinauda, et mal lui en prit. Racine, entre Phèdre et Esther, ne rompit un silence de douze années que pour composer ce qu'on appelait un petit opéra, l'Idylle de la Paix, écrite pour une fête donnée au roi par Colbert. Ce fut encore comme opéra que l'on considéra d'abord Esther. Dangeau l'annonce en ces termes, à la date du 18 août 1688 : « Racine, par l'ordre de Mme de Maintenon, fait un opéra dont le sujet est Esther et /p. 334/ Assuérus ; il sera chanté et récité par les petites filles de Saint-Cyr. Tout ne sera pas en musique. C'est un nommé Moreau qui fera les airs. » [p. 333-334]
Quoiqu'on ait tout dit sur le goût de Louis XIV pour la flatterie, chaque fois qu'on y revient, l'étonnement est le même, et il reste aussi inépuisable que l'était l'orgueil du roi. Peut-être est-ce à cette passion, qui a été toujours en augmentant, qu'il faut attribuer cette indifférence finale pour toutes les œuvres de l'esprit qui gardaient un caractère plus général : jeune, il a pu apprécier Corneille, Molière, Racine ; en vieillissant, il n'a plus de goût que pour les apothéoses que la peinture, la poésie et la musique lui offrent sous les noms de Le Brun, de Quinault et de Lulli. [p. 340]
LE GOUT PUBLIC AU DÉBUT DU RÈGNE.
Quel était le goût dominant à l'avénement de Molière et de Racine ?
Ce qui caractérise le mieux la moyenne des sentiments littéraires à chaque époque, c'est beaucoup moins le succès des hommes de génie, quand il s'en trouve, que celui des hommes de talent, plus accessibles à la foule, et qui d'ailleurs se plient à ses dispositions au lieu de lui faire violence. C'est à ces hommes de talent que sont réservés les succès brillants, incontestés, moins contestés du moins que ceux des écrivains de génie ; ils n'ont pas à lutter, ce sont les favoris de la foule. Ils ont pourtant leur mérite, leur originalité même : elle consiste à exprimer, mieux que personne, les idées et les sentiments de tout le monde. Ces habiles gens se sont appelés de nos jours Scribe et Casimir Delavigne ; à l'époque qui précède immédiatement l'avénement de Molière et de Racine, ils s'appelaient Quinault et Thomas Corneille. [p. 373]
[…]
Une autre merveille, c'est Quinault ; il a débuté à l'Hôtel de Bourgogne en 1653, et il ne compte que des triomphes. C'est un esprit facile comme Thomas, et plus brillant ; il fait des comédies agréables ; mais ses tragédies, ses tragi-comédies surtout, enlèvent tous les suffrages. Ce sont ou des pastorales, genre radicalement faux ; ou des intrigues romanesques et compliquées. On y voit des déguisements de femmes sous des habits d'hommes (il y en a deux dès sa première pièce, les Rivales), des déguisements de rois sous un costume de berger, de mystérieux inconnus auxquels, selon la règle qu'établira Madelon dans les Précieuses, « quelque aventure vient un jour développer une naissance illustre » ; en un mot, ce sont les romans de la Calprenède et de Mlle de Scudéry, mis en vers et transportés sur la scène. Tout y est fade et langoureux. Prenez la Gėnéreuse Ingratitude : la scène est en Afrique, « dans la forêt d'Alger » - Afrique, disait Rabelais, fut toujours coutumière de produire choses nouvelles et monstrueuses ; c'est la patrie d'Othello, le terrible Maure. Mais Afrique s'est bien corrigée depuis Rabelais, à en juger par la pièce de Quinault ; les lions y sont devenus tendres, et ont des roucoulements de colombes amoureuses. Écoutez Almanzor apostrophant les yeux de sa maîtresse qui fait semblant de dormir, et qui l'écoute avec intérêt :
Beaux yeux, charmants auteurs de ma captivité,
Jouissez du repos que vous m'avez ôté,
Et parmi les pavots qui ferment vos paupières,
Ne vous offensez point de perdre vos lumières :
L'astre le plus brillant ne s'en peut dispenser,
Et souvent comme nous on le voit s'éclipser.
Je ne sais ce qu'ont prétendu prouver les champions de Quinault, les adversaires de Boileau, qui fut, dit-on, le Zoïle du moins homérique des auteurs, en faisant observer qu'après tout Quinault a de l'esprit, de la grâce, de l'harmonie. Eh ! oui, sans doute, et c'est là le mal ; il a précisément une foule de qualités pernicieuses, très-propres à faire passer les absurdités fondamentales, et c'est ce qui a irrité Boileau. Ce n'est point toutefois que ce délicat n'ait parfois des crudités singulières. Dans son chef-d'œuvre, Astrate, Agénor nargue son rival, auquel il enlève la reine, et lui dit : « Vous pouvez vous consoler en vous disant que la reine vous aime toujours ; mais moi,
Moi, sans m'embarrasser d'un scrupule inutile,
J'en vais être à vos yeux le possesseur tranquille,
Et vais enfin au gré de mes transports puissants
M'assurer d'être heureux sur la foi de mes sens.
Agénor représentait le type créé par Mlle de Scudéry, « l'amant brutal et incivil » (Horatius Coclès, dans Clélie) ; ce contraste est un attrait de plus. C'était un habile homme que Quinault, et il faut bien convenir qu'il avait le genre de talent le mieux fait pour justifier aux yeux de ses contemporains un goût détestable, dont Racine même a eu quelque peine à se préserver. Car, à en juger par ses premiers essais, celui-ci avait peu à faire pour être un Quinault incomparable, vraiment prestigieux, et capable de faire illusion à de meilleurs juges que ceux qui applaudissaient l'auteur d'Astrate. Il faut lui pardonner les concessions trop nombreuses qu'il a faites au goût du jour ; il faut aussi lui savoir gré, quand le succès lui eût été si facile dans une autre voie, d'avoir donné au public ce que ce public ne demandait pas, et de s'être fait de son art une idée austère et élevée. Corneille alors, le grand Corneille lui-même, a été faible à cet égard et a résisté moins bien que lui.
Après un silence prolongé, en 1659, l'auteur du Cid fait représenter son OEdipe; c'est un succès éclatant et soutenu. Les premiers vers de la pièce annoncent déjà que ses héros sont devenus aussi tendres que ceux de Quinault. Thésée, le dompteur de monstres, dit à son amante qui, par tendresse pour lui, veut l'éloigner de Thèbes où la peste exerce ses ravages :
N'écoutez plus, madame, une pitié cruelle,
Qui d'un fidèle amant vous ferait un rebelle:
La gloire d'obéir n'a rien qui me soit doux,
Lorsque vous m'ordonnez de m'éloigner de vous.
Quelque ravage affreux qu'étale ici la peste,
L'absence aux vrais amants est encor plus funeste...
Je ne vous ferai point ce reproche odieux
Que, si vous aimiez bien, vous conseilleriez mieux ;
Je dirai seulement qu'auprès de ma princesse
Aux seuls devoirs d'amant un héros s'intéresse.
Corneille, dans son avis au lecteur, se félicite d'avoir introduit « cet heureux épisode des amours de Thésée et de Dircé », et altéré l'antique et terrible légende ; car elle « ferait soulever la délicatesse de nos dames qui composent la plus belle partie de notre auditoire, et dont le dégoût attire aisément la censure de ceux qui les accompagnent ». [p. 375-378]
[…]
On a parlé des victimes de Boileau : laissons de côté Quinault, homme de mérite d'ailleurs, et qui n'a jamais paru souffrir dans sa considération littéraire des critiques de son détracteur. Il est à croire même qu'on ne les a pas comprises ; les organes officiels (il ne pouvait y en avoir d'autres alors), la Gazette, et plus tard le Mercure galant lui ont prodigué les éloges ; et le Journal des savants, qui, comme la Gazette, n'a jamais, que je sache, nommé même Molière de son vivant, débute, dès son premier numéro, par un éloge de l'Astrate2, qui venait d'être imprimé. Il constate le grand succès de la pièce à la représentation et affirme qu'il se soutiendra à la lecture ; et en effet, si l'on en juge par le nombre des représentations de cette pièce pendant tout le règne, l'éditeur de Quinault avait le droit d'écrire en 1715 que « l'envie ne peut mordre sur Astrate». Au moins est-il certain que la réputation de la pièce n'a pas paru trop souffrir de ces morsures.
Quinault pourtant avait un vrai talent dans un genre funeste et dont Racine même a subi la contagion : c'est là ce qui l'a fait vivre et lui a valu même plus tard les éloges bien exagérés de Voltaire et ses récriminations contre Boileau.
2. Il ne faudrait pas que ce titre de Journal des savants, ni le caractère d'érudition que ce journal a pris depuis, fît illusion sur son caractère à ses débuts. Il est si peu dédaigneux de la littérature, même de la littérature au moins frivole, qu'il consacre un article, dès ce même numéro, à un conte de La Fontaine. Voir 23 mars 1665.
[p. 386-387]