Clément

Jean Marie Bernard Clément (1742-1812)

Troisieme Lettre à Monsieur de Voltaire. La Haye et Paris, Moutard, 1773


    Voir aussi l'article sur Quinault dans les Anecdotes dramatiques, que Clément compila avec l'abbé Joseph de La Porte en 1775. Au contraire du jugement sévère et sans appel de cette lettre à Voltaire, il est beaucoup plus positif, même s'il trouve peu de choses à louer dans les pièces parlées de Quinault.

   Pour les variantes de Thésée, voir la page Taillefer.


Voici un petit résumé du contenu de cette lettre, suivi d'une transcription des pages consacrées à Quinault.

Clément ne partage pas l’admiration de Voltaire pour Quinault, ni pour l’opéra en général. Pour lui, ce genre, qu’on ne saurait comparer à la tragédie antique, n’existe « qu’aux dépens de toutes les règles & de tous les principes les plus communs de l’art & de la raison » (p. 10) ; seules Esther et Athalie sont dignes d’être comparées aux tragédies des Grecs. Clément méprise particulièrement les chœurs de l’opéra moderne, « sans idée, sans image, sans la moindre expression » (p. 11). Selon lui, « notre musique ne demande que des vers foibles » (p. 17), et les auteurs de talent ne peuvent pas y réussir, car ils sont incapables de « chasser leur génie ».

Les pages 18-60 sont consacrées à Quinault, à sa poésie faible, ses vers faciles, « flatteurs à l’oreille, par une cadence propre à la Musique » (p. 22). Comme Boileau, Clément critique la « morale lubrique » des livrets, surtout « dans la bouche de ses premiers personnages » (p. 28). Là où Voltaire voyaient des vers naturels et harmonieux, il ne trouve que du remplissage, du prosaïque ; les vers de Quinault seraient détestables s’ils étaient des alexandrins. Il reconnaît la clarté de ses vers, mais « il faut dire avec clarté de très-belles choses » (p. 46) ; Quinault sait trouver le mot propre, mais dans une prose rimée. Il lui manque des images, des figures hardies et vives. Clément justifie son avis par la comparaison de plusieurs vers de Quinault à des vers de Racine avec un sujet similaire.

Clément reconnaît le talent de Quinault pour la pastorale galante (p. 56-57), mais pas pour la pastorale à l’antique. Il loue les plaintes d’Hiérax (Isis, I, 2-3) et les vers de Pluton dans Proserpine (mais dans la bouche d'un berger, pas ans celui du dieu des Enfers), « De ce Dieu si puissant je méprisois les feux » (II, 7), mais il conclut que l’opéra n’est pas un genre poétique ; là où Racine est noble, Quinault n’est que délicat.

Après avoir fait preuve de son mépris pour Quinault, Clément n’est pas plus tendre pour Lamotte (p. 61-94) ni pour Fontenelle (p. 94-161). Il conclut par un P.S., où il annonce que « les articles précedens m’ont entraîné plus loin que je ne pensois » (p. 161-162) et que sa réfutation des critiques de Voltaire sur La Fontaine et Boileau fera la matière de la quatrième lettre.


Voici les premières pages de la lettre, sur l'opéra en général.

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TROISIEME

LETTRE

A MONSIEUR

DE VOLTAIRE

   AVANT de continuer, Monsieur, à défendre contre vos attaques, les réputations les plus glorieuses de la Littérature, je vais m'arrêter un moment à vous combattre sur des réputations inférieures que vous cherchez beaucoup trop à rehausser. Il n'est pas moins dangereux, pour la gloire des Lettres, d'estimer trop des Auteurs d'un goût faux ou médiocre, que de n'avoir pas assez d'estime pour les bons Auteurs. Rien n'est si commun dans le monde, &

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même parmi les Gens Lettrés, que d'entendre les mêmes personnes louer de foibles Ecrivains, avec la même vivacité qu'elles ont loué les plus sublimes. Preuve incontestable que l'on n'a guere communément qu'un goût de tradition, & non un goût sûr & solidement appuyé. On juge d'après ce qu'on a entendu dire, & non d'après aucun principe.

   Je fuis bien-aise aussi de fermer la bouche à certains mécontens, qui prétendent qu'on ne loue les morts, que parce qu'ils font morts ; & qu'on critique les vivans, parce qu'ils sont vivans. Perraut & la Motte ont beau être morts : je n'en aurai pas pour eux plus-d'estime ni d'admiration. Si nous n'avons plus qu'un très-petit nombre de Grands hommes, que puis-je y faire ? Mais on a dû voir que je les loue avec franchise, quoique vivans.

Pour vous, Moniteur, j'ai entrepris de mettre en évidence le mal que vous avez fait aux Lettres, parce que je sens, & je l'ai déjà dit, que vous avez des qualités capables de faire aimer vos grands défauts. Si vous aviez moins de talent & d'esprit,

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vous seriez moins dangereux, & je ne prendrois pas la peine de vous examiner de si près ; mais enfin la corruption du goût n'est que trop sensible; elle n'est que trop avancée. Vous l'avez causée en grande partie, & de plusieurs manières. Voilà ce que j'ai commencé & ce que j'acheverai de prouver, fans rendre moins de justice à ce qui est estimable dans vos Ouvrages. J'étonnerai même vos partisans qui vous louent à tort & à travers, en leur découvrant, dans vos Ecrits, certaines beautés qu'ils ne connoissent pas ; & s'il s'éleve contre vous des Critiques outrés qui veuillent vous ôter ce qui vous est dû, vous me verrez repousser leur injustice, avec ce même amour de la vérité qui me fait blâmer en vous, non seulement ce que tout le monde blâme, mais sur-tout ce qui est blâmable, quoiqu'admiré & imité.

    QUINAUT est l'Auteur du dernier siécle, pour qui vous avez eu le plus de foiblesse : vous n'en parlez jamais qu'avec tendresse avec enthousiasme ; avec ravissement. Vous l’égalez à Racine, & dans le Temple du

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Goût, vous saluez Despréaux, mais vous allez embrasser tendrement Quinaut. Ce ne sont pas sans doute ses Tragédies qui vous ónt inspiré pour lui ce violent amour, car elles sont difficiles à lire. Ce n'est point sa Comédie de la Mère Coquette, quoique son meilleur Ouvrage ; car vous en parlez bien légèrement. Ce sont ses Opéra, sur lesquels vous ne cessez de vous récrier, & que vous trouvez charmans, admirables, sublimes, & de la plus grande Poésie. Voyons d'abord ce que c'est que l’Opéra en lui-même ; & nous verrons ensuite ce que sont les Opéra de Quinaut.

    « On peut, disoit le grand Rousseau, faire un bon Opéra ; mais un bon Opéra ne sera jamais un bon Ouvrage ».

    On peut assembler en cinq actes les choses les plus merveilleuses & les plus înouies. On peut mettre sur la scène, le Ciel, la Terre, la Mer & les Enfers, les Dieux, les Hommes, les Diables & les Monstres les plus bizarres. On peut entasser une foule d'événemens dans une douzaine de scènes sort courtes ; mêler tout cela de petites maximes galantes &

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de petites fadeurs mal-rimées. A la faveur de la musique & de la danse, tout cela peut amuser des personnes qui n'ont que des yeux & des oreilles; mais en vérité un homme de bon sens ne peut s'accommoder de ce monstrueux & ridicule mélange, & dira, comme la Bruyere, qu'on ne devoit pas se mettre en si grande dépense pour l'ennuyer.

    C'est pourtant de ce genre que vous faites les plus grands éloges, en divers endroits de vos Ouvrages : vous allez même jusqu'à comparer l'Opéra à la Tragédie ancienne.

« J'ose cependant penser, dites-vous, (1) que nos bonnes Tragédies-Opéra, telles qu'Atis, Armide, Thésée, étoient ce qui pouvoit donner, parmi nous, quelque idée du Théâtre d'Athènes, parce que ces Tragédies sont chantées comme celles des Grecs ; parce que le chœur, tout vicieux qu'on l'a rendu, ressemble pour-

(1) Dissertation sur la Tragédie ancienne & moderne.

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tant à celui des Grecs, en ce qu'il occupe souvent la scène. Il ne dit pas ce qu'il doit dire, il n'enseigne pas la vertu ; mais enfin il faut avouer que la forme des Tragédies-Opéra nous retrace la forme de la Tragédie Grecque à quelques égards. Elles en sont la copie, en ce qu'elles admettent la Mélopée, les chœurs, les machines, les Divinirés, &c. »

    J'aimerois autant dire que nos Chansonniers des rues ressemblent à Homere, en ce que ce Poëte alloit récitant ses Poëmes dans les Villes & les Bourgades de la Grèce, pour trouver quelques secours dans sa pauvreté. J'aimerois autant dire que nos Contes de Fées ressemblent aux Poëmes épiques anciens, parce qu'on trouve dans ces Contes du merveilleux, & des espèces de Divinités qui gouvernent les hommes.

Quelle comparaison de l’Opéra, qui ne peut exister qu'aux dépens de toutes les règles & de tous les principes les plus communs de l'art & de la raison, à la Tragédie Grecque, où toutes ces règles sont observées avec le plus grand scrupule.

    On ne sauroit comparer notre récitatif

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à la Mélopée des Anciens ; car si leur Déclamation Théâtrale étoit notée, elle l’étoit aussi dans la Comédie ; & probablement ce n'étoit qu'une déclamation plus soutenue pour fortifier & pour étendre la voix qui, sans cela, se seroit perdue dans le vaste espace de leurs Théâtres, & dans la place immense où s'assembloit un peuple nombreux de Spectateurs. Nous voyons aussi que les Anciens notoient leur déclamation, même pour le Barreau qui étoit aussi dans une place publique. D'ailleurs la simple prononciation d'une Langue aussi musicale, aussi prosodiée, aussi remplie d'accent que la Langue Grecque, devoit l'emporter de beaucoup sur notre récitatif uniforme & languissant. Ils dévoient parler mieux que nous ne chantons.

    Pour ce qui est des chœurs, ils étoient aussi essentiellement liés à la Tragédie Grecque, qu'ils sont inutiles & ridiculement amenés dans nos Opéra. Quel rapporc y a-t-il entre de petits vers, sans idée, sans image, sans la moindre expression, & des morceaux du Lyrique le plus sublime, où sont déployées les plus grandes

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richesses de la Poésie ; où sont mêlés tour-à-tour, le noble, le gracieux, & le pathétique. On peut tout comparer, si ces choses-!à sont comparables. En vérité, si quelque Ouvrage parmi nous ressemble aux Tragédies des Grecs, ce sont Esther & Athalie, & non les Opéra de Quinaut.

    Enfin, parce que les Anciens ont fait quelquefois intervenir une Divinité dans une Tragédie, ce qui étoit conforme à leurs idées & à leur Religion ; voilà une ressemblance avec l'Opéra, où chaque scène amène une Divinité nouvelle : assurément la Tragédie Grecque se passoit bién de cette ressource ; au lieu qu'un Opéra sans machines n'auroit point de Spectateurs. Les plus belles Pièces de Sophocle n'ont pas eu besoin de ce moyen surnaturel pour plaire aux Athéniens ; quelque fût pour le merveilleux le goût de ce Peuple si plein d'imagination, & si facile à émouvoir.

    Le merveilleux de l'Opéra sera toujours une chose ridicule, parce qu'il est trop prodigué, trop éloigné de nos idées & trop mesquin. Le merveilleux en récit fait un plaisir très-grand, il est un des pre-

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miers ornemens de la Poésie épique ; mais ce qui charme dans l'Epopée est déplacé sur la scène dramatique. Le Poëte épique parle à l'imagination qu'il est aisé de séduire, d'entraîner ; à laquelle on fait sans peine croire tout ce qu'on veut, quand on a du génie. Au Théâtre, on parle aux yeux qui sont plus difficiles à persuader, & qui apperçoivent promptement tout ce qu'il y a d'absurde dans une fausse illusion. De plus, s'il y a un très-grand mérite à décrire en beaux Vers la tempête qui disperse les vaiíleaux d'Enée, Eole qui déchaîne tous ses vents ; Neptune qui réprime leur fureur, qui ramène le calme sur les flots, & qui, de son trident, arrache des Syrtes les Vaisseaux Troyens ; il n'y en a aucun à nous montrer la même chose dans une décoration qui amusera de loin quelques enfans. Une Pièce de Théâtre ne doit pas être une lanterne magique.

Je me rappelle une Epître de la Fontaine, où il se moque très-plaisamment du merveilleux postiche de I'Opéra : vous ne serez peut-être pas fâché d'en voir quelques vers.

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Des machines d'abord le surprenant spectacle

Eblouit le Bourgeois, & fit crier miracle ;

Mais la seconde fois, il ne s'y pressa plus.

Il aima mieux le Cid, Horace, Héraclius ;

Aussi de ces objets l'ame n'est point émue ;

Et même rarement ils contentent la vue.

Quand j'entends le sifflet, je ne trouve jamais

Le changement si prompt que je me le promets.

Souvent au plus beau char le contre-poids résiste ;

Un Dieu pend à la corde, & crie au Machiniste :

Un reste de forêt demeure dans la mer,

Ou la moitié du Ciel, au milieu de l'enfer.

Ces quatre derniers Vers sont aussi plaisans que pittoresques. On ne peut pas mieux saisir le faux & le ridicule d'un spectacle si puéril. La Fontaine rend ensuite raison des défauts essentiels de l'Opéra, il continue ainsi :

« Quand le Théâtre seul ne réussiroit guère,

Le Poëme du moins, me diras-tu, doit plaire ;

Les Ballets, les concerts, se peut-il rien de mieux

Pour contenter l'esprit & réveiller les yeux »?


Ces beautés néanmoins toutes trois séparées,

Si tu veux l'avouer, seroient mieux savourées.

De genres si divers le magnifique appas

Aux règles de chaque art ne s'accommode pas.

Il ne faut pas, suivant le précepte d'Horace,

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Qu'un grand nombre d'Acteurs le Théâtre embarrasse ;

Qu'en sa machine, un Dieu vienne tout ajuster.

Le bon Comédien ne doit jamais chanter.

Le Ballet fut toujours une action muette.

La voix veut le théorbe, & non pas la trompette ;

Et la viole, propre aux plus tendres amours,

N'a jamais jusqu'ici, pu se joindre aux tambours.

Vous voyez que l'ennui du bon la Fontaine étoit fondé en raison ; & qu'il savoit fort bien pour quoi il bâilloit aux plus magnifiques Opéra.

   Il ne seroit peut-être pas difficile, Monsieur, de découvrir la véritable cause de votre indulgence pour l'Opéra : c'est que vous avez transporté une partie de ce spectacle dans la Tragédie ; les situations forcées, les aventures romanesques, les petits moyens, les décorations. Sémiramis, Tancrede, Olympie, sont, au chant près, de véritables Opéra. Vous avez d'ailleurs d'autres ressemblances avec Quinaut, que nous aurons soin d'observer, quand il sera question de vos Poëmes dramatiques.

    Si nos Opéra ressemblent à quelque chose, c'est aux représentations bizarres

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des Espagnols & des Anglois, où sont de même entassés une foule d'événemens, & qui sont chargées d'un spectacle continuel ; avec cette différence néanmoins, qu'il y a plus de génie pour le style dans Lopès de Véga & dans Shakespéar que dans Quinaut.

   Le véritable génie du Poëte dramatique est de peindre le cœur humain, d'en développer les passions, les scntimens les plus secrets ; & non de s'occuper à amener des Ballets, des machines, & à se plier aux fantaisies d'un Musicien. Or, l'essentiel de l'Opéra, c'est la danse, la musique, les décorations ; pour la Poésie, c'est la moindre chose ; & même une Poésie trop forte, des passions trop approfondies, des sentimens trop sublimes y seroient déplacés, notre musique étant trop foible pour traiter tout cela. Nous pouvons conjecturer delà, & même assurer que la musique ancienne devoit être infiniment supérieure à la nôtre ; puisqu'elle marchoit de pair avec la Poésie, & qu'elle pouvoit rendre ce qu'il y a de plus vif, de plus hardi, de plus sublime dans les Poötes Grecs; je veux dire les

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chœurs de leurs Tragédies. Au contraire, notre musique ne demande que des vers foibles, dénués de vigueur, d'expressions & d'images hardies. Quel Musicien François a pu jusqu'ici nous rendre dignement les chœurs d'Athalie, & les Cantates de Rousseau ? Il est donc vrai que notre Poésie est beaucoup plus parfaite que notre Musique ; puisque celle-ci ne peut suivre l'autre, qu'en la forçant de se prêter à sa foiblesse, & de se dégrader pour faire briller le Musicien.

    Voulez-vous mieux sentir encore le vice & le ridicule de ce mauvais genre de l'Opéra ? expliquez-nous pourquoi tous les hommes d'un grand talent n'ont pu y réussir ; & pourquoi les seuls Auteurs médiocres y ont eu des succès ? Corneille, Racine, la Fontaine, Rousseau y ont fait des tentatives ; mais ils ne pouvoient chasser leur génie qui étoit de trop dans ce travail. Quinaut, Duché, Campistron, Fontenelle, la Motte, Roi &c. ont trouvé à leur portée ce genre rebelle au génie, & qui ne s'est laissé dompter que par la médiocrité.


Et voici ses commentaires sur Quinault ; il n'y va pas par quatre chemins.


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    Mais parlons seulement de Quinaut. Si ce Poëte, me dira-t-on, n'a pas porté plus haut la Poésie dans ses Opéra, c'est la faute du genre. Il falloit qu'il se pliât à la foiblesse du Musicien. Je croirois plutôt que le Musicien s'accoutuma trop à la foiblesse du Poëte, & qu'il ne sut pas jusqu'où il pouvoit pousser la perfection de son art. Quinaut, qui n'avoit eu ni assez de force, ni assez d'élévation pour atteindre à la hauteur de la Tragédie, n'eut pas besoin de modérer son essor pour se rabattre à l'Opéra : il s'y trouva tout naturellement porté par son peu de vigueur & par son vol efféminé. Il fut très-heureux de rencontrer un genre qui dispense d’être Poëte, & qui permet de rejeter sur la Musique ce défaut de talent pour la Poésie.

    « De grands Poetes, (dit Fontenelle, dans un Eloge de la Motte,) ont fièrement méprisé ce genre, dont leur génie trop roide & trop inflexible les excluoít ; & quand ils ont voulu prouver que leur mépris ne venoit pas d'incapacité, ils n'ont fait que prouver par des

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efforts malheureux, que c'est un genre très-difficile ».

    L'Opéra est un genre très-difficile pour un homme de génie, j’en conviens ; parce qu'il est contre la nature, parce qu'il ne faut pas se livrer à toutes ses forces, à son enthousiasme pour y traiter les passions, pour s'élever au sublime de la Poésie lyrique ; & qu'il n'y a rien de si difficile au génie que de commander à l'enthousiasme qui le domine. L'Opéra est un composé de la Tragédie & de l'Ode ; mais il ne faut point que l'un & l'autre de ces genres y soit poussé à sa perfection. Il n'y faut pas même une demi-force ni tragique, ni lyrique. Il eft donc incontestable qu’un talent supérieur ne pourra point se rabaisser jusques-là ; & qu'au contraire un demi-talent sera précisément ce qui convient pour réussir dans ce mauvais genre. C’est par la méme raison que Molière n'auroit pas su se plier au ton pitoyable de la Comédie larmoyante, ni s'y distinguer comme la Chaussée. Il avoit trop de talent pour suivre avec succès une mauvaise route. Il est aussì difficile au

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génie de descendre vers la médiocrité, qu'à la médiocrité de s'élever à la sphère du génie.

    Après avoir prouvé suffisamment, comme il me semble, que l'Opéra ne peut être qu'un mauvais genre, fait seulement pour des esprits médiocres ; voyons jusqu'à quel point on peut estimer les Opéra de Quinaut.

    « Quinaut, (dites-vous, (1) après avoir parlé de Corneille, de Racine, de la Fontaine, &c.) dans un genre tout nouveau, & d'autant plus difficile, qu'il paroît plus aisé, fut digne d'être placé, avec tous ses illustres contemporains. On sait avec quelle injustice Boileau voulut le décrier. Il manquoit à Boileau d'avoir sacrifié aux Graces. Il chercha en vain toute sa vie à humilier un homme qui n'étoit connu que par elles. Le véritable éloge d'un Poëte, c'est qu'on retienne ses vers. On sait par cœur des

(1) Chapitre des Beaux-Arts, Siècle de Louis XIV.

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scènes entières de Quinaut. C'est un avantage qu'aucun Opéra d'Italie ne pourroit obtenir. La Musique françoise est demeurée dans une simplicité qui n'est plus du goût d'aucune nation ; mais la simple & belle nature, qui se montre souvent dans Quinaut, avec tant de charmes, plaît encore dans toute l'Europe à ceux qui possèdent notre Langue, & qui ont le goût cultivé. Si on trouvoit dans l'Antiquité un Poëme comme Armide, ou comme Atys, avec quelle idolâtrie il seroit reçu ! Mais Quinaut étoit moderne ».

   Vous n'avez jamais perdu l'óccasion de reprocher à Boileau son peu de goût pour Quinaut, comme un crime de lèze-Poésie. Vous allez même jusqu'à dire, dans vos Commentaires sur. Corneille, (Remarques sur Andromède.)

« Les Etrangers ne connoissent pas assez Quinaut. C'est un des beaux génies qui aient fait honneur au siècle de Louis XIV. Boileau, qui en parle avec tant de mépris, étoit incapable de faire ee que Quinaut a fait. Personne n'écrira

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mieux en ce genre. Il écrit aûssi correctement que Boileau ; & on ne peut mieux le venger des Critiques passionnés de cet homme, d'ailleurs judicieux, qu'en le mettant à côté de lui ».

   Vous aviez déjà fait cette bizarre alliance, dans une Epître sur la calomnie, en disant :

En vain Boileau, dans ses sévérités,

A de Quinaut dénigre les beautés :

L’heureux Quinaut, vainqueur de la Satire,

Rit de sa haine, & marche a ses côtés.

    Certes, voilà une plaisante manière de juger en Littérature ! Parce que Boileau a a critiqué le doucereux Quinaut, Quinaut marchera l'égal de Boileau, sans égard à la différence qui se trouve entre leurs genres, & sur-tout entre leurs talens ; entre un Poëte qui a toujours réuni la raison avec l'imagination ; le ton de la plus riche Poésie, avec l'élégance & la correction : & un autre qui n'a quelque réputation, que par la molesse de ses vers faciles, mais sans Poésie, & flatteurs à l’oreille, par une cadence propre à la Musique. Despréaux a-t-îl eu si grand tort de se moquer d'un génie

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aussi faux, aussi absurde que l’Opéra ? A-t il eu tort de censurer le ton efféminé qui en est l'ame ; l'avilissement où l'on y fait voir les plus grands Héros de l’Antiquité, qui s'expriment en fades amoureux, & qui n'ont jamais rien d'héroïque que leur nom ? Mais entendons Despréaux lui-même expliquer ses vrais sentimens sur le compte de Quìnaut, dans sa troisième Réflexion sur Longin ; il parle de Perraut & de ses Dialogues contre les Anciens.

    « Que s'il loue en quelques endroits Malherbe, Racan, Molière & Corneille, & s'il les met au-dessus de tous les Anciens, qui ne voit que ce n'est qu'afîn de les mieux avilir dans la suite, & pour rendre plus complet le triomphe de M. Quinaut, qu'il met beaucoup au-dessus d'eux, & qui est, dit-il en propres termes, le plus grand Poëte que la Francs ait jamais eu pour le Lyrique & pour le Dramatique. Je ne veux point ici offenser la mémoire de M. Quinaut, qui, malgré tous nos démêlés poétiques, est mort mon ami. Il avoit, je l'avoue, beaucoup d'esprit, & un talent particulier pour

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faire des vers bons à mettre cn chant : mais ces vers n'étoient pas d'une grande force, ni d'une grande élévation ; & c'étoit leur foiblesse même qui les rendoit d'autant plus propres pour le Musicien, auquel ils doivent leur principale gloire, puisqu'il n'y a, en effet, de tous ses ouvrages, que ses Opéra qui soient recherchés : car pour les autres Pièces de Théatre qu'il a faites en fort grand nombre, il y a long-tems qu'on ne les joue plus, & on ne se souvient pas même qu'elles aient été faites. Du reste, il est certain que M. Quinaut étoît un très-honnête homme, & si modeste, que je suis persuadé que s'il étoit encore en vie, il ne seroit guère moins choqué des louanges outrées que lui donne ici M. Perraut, que des traits qui sont contre lui dans mes Satires ».

    On peut remarquer, en passant, que votre avis sur Quinaut est assez semblable à celui de Perraut. Perraut mettoit Quinaut au-dessus de Malherbe, de Corneille, &c. Vous, Monsieur, vous dites qu'il fut digne d'être placé avec tous ses illustres contemporains, & vous le mettez toujours à côté de Des-

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préaux. Mais ce qui vous rapproche infiniment de la façon de penser de Perraut, ce sont ces paroles : Si on trouvoit dans l'Antiquité un Poëme comme Armide, ou comme Atys, avec quelle idolâtrie il seroit reçu ! Mais Quinaut étoit moderne.

   Je n'examine point ici la folie de vouloir comparer deux Opéra aux chef-d'œuvres de l'Antiquité. Mais afin que votre manière de raisonner contre Despréaux fût bonne, il faudroit que Despréaux eût admiré tout ce qui est ancien, & qu'il n'eût rien admiré de ce qui est moderne. Or vous ne pouvez nier qu'il ne fit très-peu de cas de Sénèque, de Lucain ; & qu'il ne fût grand admirateur de Corneille, de Molière, de la Fontaine. Le défaut de Quinaut, aux yeux de Despréaux, n'étoit donc pas d'être moderne, mais d'avoir embrassé un genre ridicule, où la nature est travestie & défigurée ; où la raison, le bon sens & toutes les règles de l'Art sont blessées de la manière la plus choquante.

    Boileau, dites-vous, étoit incapable de faire ce que Quinaut a fait. Il en étoit sans doute incapable, comme Corneille, Ra-

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cine, la Fontaine & Rousseau. Il étoit incapable de faire une chose absurde. Mais, selon vous, il manquoit a Boileau d'avoir sacrifié aux Graces. Il est certain qu'un Poëte satirique n'a pas occasion de parler beaucoup d'amour & de galanterie. Cependant vous n'auriez pas dû regarder comme l'ennemi des Graces, le Poëte qui a dépeint l'Idylle, avec tant de grace & de douceur, dans l'Art Poétique ; qui, dans le Lutrin, a fait, de la description de la molesse, un tableau digne de l'Albane & des Graces ; & qui a si bien rendu les sentimens passionnés & brûlans de l'amoureuse Sapho, dans la belle traduction qu'il a faite d'une de ses Odes. Les connoisseurs trouveront toujours plus de génie, de talent poétique & de véritables graces dans un seul de ses morceaux, que dans tout un Opéra de Quinaut.

    Vous prétendez dans votre liste des Ecrivains (Siècle de Louis XIV), que Quinaut se rendit célebre par la douceur qu'il opposa aux Satires tres-injustes de Boileau. Cette célébrité est démentie par l'Histoire Littéraire de ce tems-là. Car la douceur de Quinaut fut telle, qu'il implora l'autorité du

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Roi, pour obtenir que son nom fût ôté des Satires de Boileau. Ce fut à ce sujet que le Satirique fit l'épígramme suivante :

A quoi bon tant d'efforts, de larmes & de cris,

Quinaut, pour faire ôter ton nom de mes ouvrages !

Si tu veux du Public éviter les outrages,

Fais effacer ton nom de tes propres écrits.

    Quinaut n'ayant pas réussì dans ses sollicitations auprès du Roi, rechercha l'amitié de Despréaux, qui mit Cotin à la place de Quinaut, dans l’épigramme qu'on vient de lire (1).

(1) C'est de tout tems que les Ecrivains médiocres se sont soulevés contre la critique, & ont tâché de surprendre l'autorité, pour venger leur sot amour-propre, avec toute la douceur que l'on connoît aux Poëtes irrités. De nos jours encore, on a vu l'ennuyeux auteur du plus ennuyeux des Poëmes, venir à bout, par ses protections, de supprimer pour un tems la critique de ses tristes saisons, & de faire ôter la liberté à son Censeur. C'est de lui qu'on a dit dans une certaine Epître: [Ndlr : Il s'agit des Saisons de Saint-Lambert]

Pour défendre ses vers, il obtiendra main-forte.

     Après avoir patiemment enduré, pendant près de trois ans, l'indignation & la risée publique, il a voulu se justifier par une lettre imprimée dans le Mercure de Février, & n'a fait que réveiller un /p. 28/ souvenir honteux pour lui seul. Il avance quatre ou cinq faits, dont nous démontrerons la fausseté dans le récit de cette anecdote littéraire. Entr'autres, il assure qu'il eut la bonté & la modération de faire enfermer son Censeur, pour avoir ensuite l'humanité de demander son élargissement. Certes ce n'est pas trop de deux ans & demi, pour imaginer une tournure aussi honnête, aussi adroite & aussi philosophique.

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    Il est assez singulier de vous entendre dire, dans votre premier passage, que Quinaut plaît dans toute l'Europe ; & dans l'autre, que les étrangers ne connoissent pas assez Quinaut. Mais de vous accorder avec vous-même, c'est ce que vous avez le moins à cœur. Venons à ce que nous avons à dire de la Poésie de Quinaut.

    Il est impossible d'abord de n'être pas de l'avis de Despréaux, sur tous ces lieux communs de morale lubrique, qui sont les refrains éternels des Opéra de Quinaut. Et c'est non seulement dans ses chœurs que l'on trouve ces fadeurs insupportables, c'est à tout moment dans la bouche de ses premiers personnages. Tantôt c'est une jeune Nymphe qui dit fort décemment à une Princesse :

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On a beau fuir l'amour, on ne peut l’évitér.

On n'oppose à ses traits qu'une défense vaine.

On s'épargne bien de la peine,

Quand on se rend sans résister.

Tantôt c'est un Roi sexagénaire qui débite à Eglé ces douceurs :

Il faut que ma main vous couronne,

Quand il m'en coûteroit & l'Ernpire & le jour.

Un grand cœur qui se sent animé par l'amour,

Ne doit jamais trouver de péril qui l'étonne.

Ce même Roi dit à Médée, d'une manière assez comique :

Avec un époux plein d'appas,

L'hymen a de la peine à plaire ;

Quelle peur ne doit-il pas faire

Quand l'époux ne plaît pas:

Plus loin, Médée s'exprime ainsi avec Thésée :

Un peu d'amoureuse tendresse

Sied bien aux plus fameux vainqueurs.

Si l'amour est une foiblesse,

C'est la foiblesse des grands coeurs.

La Nymphe Sangaride ne met pas plus de façon dans sa manière de s'exprimer sur l'amour, en disant à Atys :

Quand le péril est agréable,

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Le moyen de s'en allarmer !

Est-ce un grand mal de trop aimer

Ce que l'on trouve aimable ?

Dans un autre endroit, c'est la Nymphe Doris & son frère Idas qui disent au même Atys :

Dans l'empire amoureux

Le devoir n'a point de puissance.

L'amour dispense

Les rivaux d'être généreux.

Il faut souvent, pour devenir heureux,

Qu'il en coûte un peu d'innocence.

Il est assez plaisant d'entendre Junon parler ainsi à Jupiter, dans l'Opéra d'Isis :

Je viens de votre amour attendre un nouveau soin.

Ne vous étonnez pas qu'on vous quitte avec peine,

Et que de Jupiter on ait toujours besoin.

Il n'est pas moins plaisant d'entendre, dans Phaëton, deux Princesses, dont l'une dit à l'autre :

Il faut aimer pour ressentir

Le charme de la rêverie.

L'autre lui répond :

Le Roi doit aujourd'hui me choisir un époux,

Ai-je moins à rêver que vous ?

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Je ne rapporte pas les maximes amoureuses, les sentences de galanteries qui remplissent les Opéra de Quinaut, que Rousseau, par cette raison, appelle des Pandectes galantes [ndlr: Jean-Baptiste Rousseau, Épîtres, livre II]. Quinaut se contentoit de rimer les fadeurs des Romans de Cyrus, de Cléopatre, de Cassandre. Cette méthode, avec laquelle il avoit déshonoré les personnages de ses Tragédies, lui réussit mieux à l'Opéra. Dans un spectacle toujours éloigné du naturel & du vrai, on s'embarrasse peu si les Héros, que l'on fait parler, s'expriment selon la nature & la raison.

    Il est bien étonnant, après les exemples précédens, & tous ceux que peut fournir la lecture de Quinaut, de vous entendre dire, dans vos Commentaires sur Ariane, que ces lieux communs de morale lubrique, que Despréaux a tant reprochés à Quinaut, se trouvent dans des Ariettes détachées, où elles sont bien placées ; que jamais le personnage de la scène ne prononce une maxime qu'à propos ; & que ces maximes sont toujours courtes, naturelles, bien exprimées, convenables au personnage & à la situation. Louer Quinaut pâr-là, c'est montrer une

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partialité qui ne peut en imposer à personne, & une envie de contredire Boileau, laquelle fait plus de tort à votre jugement qu'au sien. Quoi de plus ridicule que de nous donner des maximes indécentes ou fades, aménées à tout propos, ou sans aucun propos, mises dans la bouche d'une Princesse ou d'un Héros, pour des maximes naturelles, bien exprimées, & convenables au personnage !

   Vous n'êtes pas plus heureux, quand vous nous voulez persuader que ce même Quinaut est très-grand Poëte, & quand vous faites tous vos efforts pour trouver des endroits sublimes dans ses Opéra. Si Quinaut avoit été grand Poëte, il l’aurait été dans la Tragédie, dont l'Opéra est une imitation, & qui est un genre plus susceptible d'une Poésie forte, noble & sublime.

      Voici un morceau que vous citez comme un modèle, dans vos remarques sur la Médée de Corneille : il est pris de l'Opéra de Thésée, lorsque Médée évoque les Ombres & les Démons :

Sortez, Ombres, sortez de la nuit éternelle.

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Voyez le jour pour le troubler.

Hâtez-vous d'obéir, quand ma voix vous appelle;

Que l'affreux désespoir, que la rage cruelle

Prennent soin de vous rassembler.

Avancez, malheureux coupables ;

Venez, peuple infernal, venez.

Soyez aujourd'hui déchaînés;

Goûtez l’unique bien des cœurs infortunés,

Ne soyez pas seuls misérables.

Redoublez en ce jour le soin que vous prenez .

De mes vengeances redoutables.

Ma rivale m'expose à des maux effroyables,

Qu'elle ait part aux tourmens qui vous sont destinés.

Non les enfers impitoyables,

Ne pourront inventer des horreurs comparables

Aux tourmens qu'elle m'a donnés.

« Ce seul Couplet, ajoutez-vous; vaut mieux, peut-être, que toute la Médée de Sénèque, de Corneille & de Longepierre, parce qu'il est fort & naturel, harmonieux & sublime. Observons que c'est là ce Quinaut que Boileau affectoit de mépriser, & apprenons à être justes ».

Oui,soyons justes en effet, & convenons qu'il y a beaucoup trop d'exagération de votre part, à préférer ce Couplet assez foible, à trois Tragédies entières, où il se trouve des endroits bien plus forts que

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celui de Quinaut. Et pour nous arrêter â la Médée de Corneille, quel est l’homme de génie qui n'aimeroit pas mieux avoir trouvé le Moi si justement fameux, que d'avoir fait tout l'Opéra de Thésée ? C'est là un trait sublime, & non ce Couplet que vous citez, qui, bien loin d'avoir cette force & ce sublime que vous lui attribuez, n'est qu'une Prose languissante, surchargée d'épithètes communes & triviales. Qu'est-ce que c'est que cet entassement des malheureux coupables, des cœurs infortunés, des maux effroyables, des enfers impitoyables, des vengeances redoutables & des horreurs comparables ? En se permettant de pareils remplissages, qui est-ce qui ne feroit pas deux ou trois cens vers par jour ? Mais pour juger combien ces vers sont foibles de Poésie, comparez-les à ceux-ci de la Cantate de Circé ; car on se décide mieux par comparaison, que par tous les raisonnemens du monde.

Dans le sein de la mort ses noirs enchantemens

Vont troubler le repos des Ombres.

Les Manes, effrayes, quittent leurs monumens.

L'air retenue au loin de leurs longs hurlemens;

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Et les vents, échappés de leurs cavernes sombres,

Mêlent à leurs clameurs d'horribles sifflemens.

Inutiles efforts! Amante infortunée!

D'un Dieu, plus fort que toi, dépend ta destinée ;

Tu peux faire trembler la terre sous tes pas,

Des enfers déchaînés allumer la colère ;

Mais tes fureurs ne feront pas

Ce que tes attraits n'ont pu faire.

Il est vrai que Rousseau [Ndlr : Jean-Baptiste Rousseau] met en récit ce qui est en action dans le Couplet de Quinaut ; mais où sont les connoisseurs en Poésie, qui ne verront pas la différence d'un style véritablement sublime, à un style sans vigueur & sans expression ? Quelle harmonie divine dans les six premiers vers de Rousseau ! De pareils vers n'ont pas besoin du Musicien pour charmer l’oreille.  Quelle délicatesse dans la fin du même morceau ! Que ce passage du terrible, au doux & au gracieux, fait une agréable impression sur l'ame ! C'est bien ici l'occasion de dire: Voilà ce Rousseau que M. de Voltaire affecte de mépriser. Apprenons à être, justes.

Vous dites dans votre Préface, sur la Pulchérie de Corneille (1) : « Y a-t-il rien

(1)    A la fin de cette même Préface, on lit ces /p. 36/ mots: « voyez sur Quinaut & sur les règles de la » Tragédie la Poétique de M. Marmóntel j ouvrage,« rempli de goût, de raison & de. science ». Voilà peut-être le seul éloge qu'on ait fait de cette Poétique qui est. tombée dans un méprit universel, quoiqu'elle ne pût paroître dans un siècle plus favorable aux paradoxes & aux nouvelles opinions; mais enfin cet Ouvrage est généralement jugé, comme rempli de mauvais goût, de déraison 6" d'ignorance. Il est singulier de voir M. de Voltaire parler si légèrement d'un homme tel que Despréaux, & louer si outrément une Poétique si décriée. Mais Boileau est mort, & on ne le craint plus. M. Marmontel est vivant, & il n'est pas ingrat. On connoît d'ailleurs ce vers d'une Epître à M. de Voltaire.

Le sot qui t'admira par toi fut admiré.

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de plus noble & de plus beau que ces vers d’Amadis ? »

Ah que l’amour paroît charmant!

Mais hélas! il n’est point de plus cruel tourment.

J’ai choisi la gloire pour guide,

J’ai prétendu marcher sur les traces d’Alcide ;

Heureux si j’avois évité

Le charme trop fatal dont il fut enchanté !

Son cœur n’eut que trop de tendresse.

Je suis tombé dans son malheur;

J’ai mal imité sa valeur,

J’imite trop bien sa foiblesse.

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Il est vrai que le fonds de ce sentiment est assez beau ; mais l'expression en est foible & prosaïque ; & c'est l'expression, qui fait le Poëte. Vous avez vous-même remarqué, dans une de vos Préfaces, que Pradon avoit eu à-peu-près les mêmes sentimens que Racine, en traitant le sujet de Phèdre ; mais que leur étonnante différence étoit dans la manière de les rendre. Je ne vois pas, dans le passage de Quinaut, autre chose qu'une Prose rimée & cadencée, pas un trait de génie, pas un tour, pas une épithète poétique.

Le charme trop fatal dont il fut enchanté.

est rebattu dans les chansons les plus triviales.

Son cœur n'eut que trop de tendresse.

est une Prose sèche, sans grace & sans élégance.

Je suis tombe dans son malheur.

est encore moins élégant. Les deux derniers vers sont naturels & simples, mais d'une Poésie commune & bonne seulement à mettre en chant. Si l'on veut voir

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comment un véritable Poëte fait donner au même sentiment des couleurs plus riches & plus relevées, on le trouvera dans la manière dont Racine fait parler Hypolite, Ce jeune Prince, après avoir rappelle les amours de son Père, & témoigné combien il voudroit, s'il étoit possible, en supprimer la mémoire, continue ainsi :

Et moi-même, à mon tour, je me verroîs lié !

Et les Dieux jusques-là m'auroient humilié !

Dans mes lâches soupirs, d'autant plus méprisable

Qu'un long amas d'honneurs rend Thésée excusable.

Qu'aucuns monstres par moi domptés jusqu'au-jourd'hui,

Ne m'ont acquis le droit de faillir comme lui.

Comme tout est naturel dans ces vers ; mais en même tems, comme tout est noble & poétique! Cherchez dans tout Quinaut une expression telle que un long amas d'honneurs. Quelle admirable précision dans le dernier vers ! Mais c'est une précision de vigueur, & non de sécheresse.

Quinaut étoit si peu Poëte, qu'il ne savoit exprimer les choses les plus poétiques qu'avec le langage d'une Prose ram-

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pante. C'est ainsi qu'il fait dire à Phinée, dans l'Opéra de Persée :

Croyez-vous qu'un Dieu Souverain,

Qui sur tout l’Univers préside,

Se laisse par amour changer en or liquide,

Pour entrer en secret dans une tour d'airain ?

Cela est naturel, direz-vous : oui, c’est d'un naturel trivial & plat. A quoi bon faire des vers pour parler aussi prosaïquement. Voici qui est encore fort naturel & non moins plat. Ce sont Admete & Alcide, dans l'Opéra d'Alceste, qui mènent leurs troupes au combat, en disant :

Marchez, marchez, marchez,

Approchez, amis, approchez.

Marchez, marchez, marchez,

Hâtons-nous de punir des traîtres,'

Rendons-nous maîtres

Des murs qui les tiennent cachés.

Marchez, marchez, marchez.

Licomède, sur les remparts, répond ainsi :

Ne prétendez pas nous surprendre,

Venez, nous allons vous attendre.

Nous ferons tous notre devoir

Pour vous bien recevoir,

Et plus bas :

Achevons d’emporter la place;

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L'ennemi commence à plier,

Main-basse, main-basse, main-basse,

Quartier, quartier, quartier,

  La Ville est prise.

Quartier, quartier, quartier.

Quinaut fait très-souvent parler ses personnages d'une manière aussi commune ; ce qui dégrade absolument la Poésie & la noblesse tragique. Ici, c'est Eglé qui dit :

Est-ce aux Athéniens, est-ce au parti contraire,

Que l'avantage est demeuré ;

Un peu plus loin, un autre dit à Eglé :

Le Roi m'a commandé de prendre

Le soin de I'avertir s'il falloit vous défendre.

Encore un pea plus loin, Tbésée ne s'exprime pas plus noblement :

C'est assez, amis, c'est assez;

Allez, & que chacun en bon ordre se rende

Aux endroits qu'au besoin il faudra qu'il défende.

Plus bas, Eglé dit encore :

Malgré Médée & sa vengeance,

Mon amour sera son devoir.

. . . . . . . . . .

Pardonnez à l'amour qui ne m'a pas permis

De tenir ce que j'ai promis.

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Cérès, la Déesse Cérès ne se sert pas d'un langage moins abject pour parler de ses amours avec Jupiter :

Quand de son cœur je devins Souveraine,

N'avoit-il pas le monde à gouverner;

Et ne trouvoit-il pas sans peine

Du tems de reste à me donner ?

Il seroit trop long & trop ennuyeux de rapporter la centième partie de tous les exemples d'un style lâche & rampant, dont les Opéra de Quinaut fourmillent. Que seroit-ce si nous en cherchions dans les chœurs que Perraut, ce fin connoisseur, regardoit comme des chef-d'œuvres de Poésie lyrique. On y verroit d'étranges choses : en voici un échantillon qui n'est pas le plus ridicule, & qui fera juger du reste.

L'hiver qui nous tourmente

S'obstine à nous geler.

Nous ne saurions parler

Qu’avec une voix tremblante.

La neige & les glaçons

Nous donnent de mortels frissons,

Les frimats se répandent

Sur nos corps languissans.

Le froid transit nos sens,

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Les plus durs rochers se fendent.

La neige & les glaçons

Nous donnent des frissons.

Comment peut-on se permettre de jeter sur le papier des lignes de Prose aussi pitoyables ? Vous avez beau dire qu'il le faut ainsi pour la Musique. Jamais un homme de génie ne se résoudra de renoncer au sens commun, pour plaire à un Musicien. Qu'on se rappelle à présent ce que vous avez dit : que Boilau n’étoit pas capable de faire ce que Quinaut a fait. L'on conviendra que vous avez raison, & qu'en cela vous faisiez l'éloge de Boileau. On ne sera donc pas étonné si le même Boileau, étant à la Salle de l'Opéra de .Versailles, disoit à l'Officier qui donnoit les places : Monsieur, mettez-moì dans un endroit où je n'entende que la musique. Car, en vérité, ç'auroit été pour lui un supplice trop cruel d'entendre de semblables paroles.

     Quinaut n'est pas toujours aussi trivial, ni aussi ridicule. Il a des endroits fort agréables, comme nous le remarquerons bientôt ; mais il n'a jamais eu le talent de la grande Poésie, talent indispensable pour faire par-

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ler des Héros, pour traiter les passions, & pour exprimer des sentimens nobles & élevés. La force des situations, qu'il est si facile d'accumuler dans un Opéra, lui fait quelquefois atteindre à une certaine force de pensée ; mais il retombe bien vîte, & presque jamais l'expression ne répond au sentiment. On sent que la vigueur étonne son esprit, & qu'il n'étoit pas né pour le grand. Tant qu'il ne faut être que tendre & galant, il est supportable, par une certaine simplicité, une délicatesse gracieuse, un tour naturel, quoique toujours commun ; mais s'il s'agit de faire parler la passion avec ces traits véhémens, cette impétuosité de l'ame, qui trouble, émeut & arrache des larmes, il n'a plus assez de chaleur ni de génie. Par exemple, Roland dit à Angélique :

Dans ce soupir quelle part puìs-je prendre ?

Peut-être un soupir si tendre

S'adresse à quelqu'autre amant

Me le faites-vous entendre

Pour redoubler mon tourment? .

Inhumaine! ah ! s'il est possible

Qu'au mépris d'un amour qui n'eut jamais d'égal,

Pour un autre que moi vous deveniez sensible,

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Tremblez pour mon heureux rival.

Dans vos yeux inquiets je lis mon infortune,

Ma présence vous importune,

Vous ne songez qu'à me quitter.

Rien n'est plus foible & moins passionne que ce morceau : c'est une Prose de Roman mise en rimes. Un amour qui n’eut jamais d’égal, est d'une extrême platitude ; tout le reste est d'un style sans imagination, sans couleurs. Si de pareils, endroits étoient en vers alexandrins, ils. paroîtroient détestables ; c'est le mélange des vers de mesure différente, qui leur donne un tour plus libre & plus cadencé. Comment pouvez-vous comparer un tel Versificateur à un Poëte comme Racine ? Lorsque Racine veut exprimer un sentiment pareil à celui qui termine le Couplet de Quinaut, il ne se contente pas d'être simple & naturel ; il consulte en même tems le génie des passions, qui lui inspire ces discours pleins de chaleur & d'images, sans lesquels il n'y a plus de poésie. C'est Hermione qui dit à Pyrihus :

Vous ne répondez point. Perfide, je le voi,

Tu comptes les momens que tu perds avec moi :

Ton coeur, impatient de revoir ta Troyenne,

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Ne souffre qu'à regret qu'un autre t'entretienne.

Tu lui parles du cœur, tu la cherches des yeux.

Comparez à ces vers ceux de Quinaut.

Ma présence vous importune,

Vous ne songez qu'à me quitter.

Quel est le misérable rimeur qui ne trouvera pas sans effort un pareil style ? Mais quel est le Poëte, autre que Racine, à qui il ait été donné de faire parler les passions avec autant d'éloquence & de poésie ? Quoi de plus précis, de plus simple & de plus énergique à la fois que ce vers ?

Tu comptes les momens que tu perds avec moi.

C'est avec ce génie-là qu'il faut être naturel. Quelle expression neuve & admirable que celle ci : Tu lui parles du cœur ! Montrez-m'en une semblable dans Quinaut, & je le reconnois grand Poëte.

Quinaut, dites-vous, est toujours noble, clair, précis ; il a toujours le mot propre. J’ai fait voir qu'il s'en falloit beaucoup que cet Auteur fût toujours noble, & qu'au contraire il étoit souvent trivial. Il me seroit facile de prouver qu'au lieu d'être précis, il est presque toujours lâche & traînant ; & que

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sa prétendue précision n'est qu'un défaut de poésie, comme on l'a pu voir dans les passages où je l'ai comparé avec Racine. Il est vrai qu'il est toujours clair ; mais il ne suffit pas de s'expliquer clairement en vers. Il faut dire avec clarté de très-belles choses. II n'y a pas grand mérite à être clair, quand on ne s'élève presque jamais, qu'on n'a, dans son style, aucune image, aucune hardiesse, aucune vigueur, aucune sublimité.

« Si la clarté, dit le célèbre Adisson (1), étoit la seule qualité requise, le Poëte n'auroit autre chose à faire, qu'à revêtir ses pensées d'expressions simples &naturelles ; mais il arrive trop souvent que les phrases qui se présentent d'elles-mêmes, ou qu'on emploie dans la conversation ordinaire, deviennent beaucoup trop familières à l'oreille, & contractent une espèce de bassesse, en passant par les bouches vulgaires... Ovide & Lucain tombent souvent dans ce défaut, & se servent de la première phrase qu'ils trouvent

(1)    Spectateur, Tom.VII, Discours VI.

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en leur chemin, sans se donner en aucune façon la peine d'en chercher quelqu'autre, qui auroit pu être, non seulement naturelle, mais aussi élevée & sublime ».

Quinaut a le mot propre, j'en conviens ; mais c'est toujours le mot propre de la Prose, & jamais celui de la Poésie : car il faut bien distinguer ces deux sortes de style. L'Ecrivain en Prose & le Poète ont deux langages tout différens. Chacun, pour dire la même chose, a sa manière qui ne ressemble presque point à l'autre : ainsi ceux qui transportent dans la versification le langage de la Prose, n'en sont pas plus Poetes, pour s'assujettir à une certaine mesure. Tel étoit Lamotte, qui n'a jamais fait dans sa vie que de la prose rimée & mesurée. Tel étoit Quinaut, qui n'a guère eu d'autre avantage sur Lamotte, que d'être plus naturel & plus harmonieux, mais qui n'a pas mieux connu le style poétique. Aux exemples que j'en ai déjà donnés, j'en joindrai encore un ou deux. Voici une pensée qui est rendue naturellement :

Ce n'est point dans le rang suprême

Qu'on trouve les plus doux appas

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Et souvent un bonheur extrême

Est plus sûr dans un rang plus bas.

II n'y a rien là qui n'ait son mot propre dans le langage commun de la Prose, quoiqu'on pût néanmoins donner à la Prose plus d'élégance & de précision ; mais voyons comment le Poëte habille la même pensée des couleurs & des mots qui lui sont vraiment propres, sans sortir du naturel & de ía simplicité.

Heureux qui, satisfait de son humble fortune,

Libre du joug superbe oû je suis attaché,

Vit dans l'état obscur où les Dieux l'ont caché !

Iphigénie, Act. I, Sc. I.

Un rang plus bas, est le mot propre de la Prose. Son humble fortune, est celui de la Poésie. Le rang suprême, est un peu plus relevé, mais il est rebattu, même dans la Prose ; au lieu que le joug superbe est une expression de la plus belle Poésie.

Aristote a observé que tout Ecrivain qui cherche à se préserver du style commun, & à s'exprimer d'une manière noble & sublime, doit avoir principalement recours aux métaphores, qui sont à cet égard d'un usage merveilleux, pourvu qu'elles soient

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bien choisies. C'est cet heureux emploi des métaphores, qui distingue Racine de Quinaut : car celui-ci se traîne continuellement après des façons de parler communes, & n'a aucune imagination dans son style. Racine, au contraire, anime tout par sa diction toute éclatante de figures, qui sont toujours aussi naturelles que hardies. C'est par cette richesse d'images que son style est inimitable. II a paru plus court à ceux qui n'y peuvent atteindre, d'élever Quinaut, auquel il est infiniment plus facile de ressembler.

Voyons un autre endroit qui prête encore davantage aux ornemens poétiques, & qui fasse entièrement connoître la prodigieuse distance qui est entre le Rimeur & le Poète. Dans l'Opéra de Proserpine, Pluton s'exprime ainsi:

J'ai trouve Proserpine en visitant ces lieux :

Les pleurs couloient de ses beaux yeux.

Elle fuyoit, interdite & tremblante.

Pour implorer l’assistance des Dieux,

Elle tournoit ses regards vers les Cieux,

Sa douleur & son épouvante,

Rendoient encor sa beauté plus touchante,

Les accens plaintifs de sa voix

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Ont ému mon cœur inflexible.

Qu'un cœur fier est troublé, quand il devient sensible

Pour la première fois !

Le fonds des images & du sentiment se trouve dans ces vers, mais ce n'en est que l'esquisse ; les couleurs y manquent. Voici comme le grand Peintre anime ce tableau, & lui donne de la vie. C'est dans Britannicus, où Néron a précisément les mêmes choses à dire que Pluton. Néron parle de Junie.

… Excité d'un désir curieux,

Cette nuit je l'ai vue arriver en ces lieux.

Triste, levant au Ciel ses yeux mouillés de larmes,

Qui brilloient au travers des flambeaux & des armes.

Belle sans ornemens, dans le simple appareil

D'une beauté qu'on vient d'arracher au sommeil.

Que veux-tu ? Je ne sais si cette négligence,

Les ombres, les flambeaux, les cris & le silence,

Et le farouche aspect de ses fiers ravisseurs

Relevoient de ses yeux les timides douceurs.

Quoi qu'il én soit, ravi d'une si belle vue,

J'ai voulu lui parler, & ma voix s'est perdue.

Quel admirable tableau que celui de Racine! Comme les circonstances les plus simples sont relevées par l'éclat & le charme de la diction ! Les vers de Quinaut peuvent-ils soutenir la comparaison ?

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Elle tournoit ses regards vers les Cieux.

est une phrase commune : mais ce vers

Triste, levant au Ciel ses yeux mouillés de larmes.

est une image qui parle au cœur. Quinaut vous dit en prose rimée :

Sa douleur & son épouvante

Rendoient encor sa beauté plus touchante.

Il n'y a point là de faux bel-esprit, maïs il n'y a aucune poésie ; & encore une fois, ce n'est pas la peine de parler en vers, pour faire de la prose. Quelle vivacité, au contraire, quelle poésie dans ces vers de Racine !

Les ombres, les flambeaux, les cris & le silence,

Et le farouche aspect de ses fiers ravisseurs

Relevoient de ses yeux les timides douceurs.

Quel Peintre pourroit m'offrir un tableau plus animé que celui-là ! Je crois voir cet enlèvement de Junie. Je vois le contraste touchant d'une jeune beauté presque nue, dans les mains de ses fiers ravisseurs. Je vois les yeux farouches de ces soldats, & les yeux tendres & timides de Junie. C'est là que l'antithèse est admirable, parce que

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n'étant pas un jeu d'esprit, ces images contraires se font valoir, & ressortent l'une par l'autre. Quelle hardiesse de style, relevoient de ses yeux les timides douceurs ! La prose la plus poétique ne pourroit point parler ainsi : elle diroit seulement, relevoient la douceur de ses yeux timides. Mais la Poésie transporte l'épithète, des yeux à la douceur des yeux ; & même au lieu de dire la douceur de ses yeux, comme c'est l'usage en Prose, elle dit, les douceurs, au pluriel. Cela sert à prouver que la langue du Poëte est toute autre que celle du Prosateur. Ajoutez que, jusqu'à l'inversion, tout contribue à la beauté de ce vers ; & que, selon la construction ordinaire, à peine seroit-il françois : relevoient les douceurs timides de ses yeux. Ce qui prouve encore qu'il ne faut point réduire les vers en prose, pour savoir s'ils sont bons, puisque d'un vers excellent vous faites de la prose tout-à-fait bizarre.

Il n'est pas inutile de remarquer que les vers de Racine ont une harmonie vraiment poétique. Ceux de Quinaut attendent l'harmonie du Musicien, dont ils ne peuvent

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se passer ; tandis que la musique ne pourroit ajouter rien à la belle harmonie de Racine.

Vous me direz que Quinaut, travaillant pour le Musicien, ne pouvoit pas donner tant de développemens à des images, qu'il est impossible à notre musique d'exprimer. En cela vous ne prouvez que le vice de l'Opéra, & vous ne prouvez point que Quinaut étoit un grand Poète, en disant que l'Opéra est ennemi de la Poésie. Il est à croire plutôt qu'il a senti son peu de force en choisissant ce genre ; & je vous prierai toujours de me citer quelques endroits de ses Tragédies, où il soit grand Poëte.

Quinaut n’avoît donc pas le talent de la haute Poésie, & c'est une chose ridicule que de le mettre au rang des Despréaux & des Racine. Ses vers sont dénués d'images, de figures, de couleurs hardies, de traits sublimes, de tournures vives, neuves & frappantes : ils ne valent pas, à beaucoup près, la belle prose du Télémaque : ils ne soutiendroient pas l'épreuve par laquelle Horace veut qu'on fasse passer les vers,

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pour savoir si c'est effectivement de la Poésie. Que l'on brise la mesure de ceux de Quinaut, on n'y trouvera précisément que de la prose ; ce qui n'arriveroit ni à Corneille, ni à Racine, ni à Rousseau.

Vous avez dit, il est vrai, dans vos Commentaires sur Corneille (1), que les vers, pour être bons, doivent avoir tout le mérite d'une prose parfaite ; qu'il faut que le lecteur, pour bien apprécier des vers, les tourne en prose ; qu'il voie si les paroles de cette, prose sont précises ; & qu'il soit sûr que tout vers qui n'a pas la netteté & la précision de la prose la plus exacte, ne vaut rien.

Plusieurs rimeurs intéressés à ce que la Poésie ne fût que de la Prose, ont répété avec confiance cette étrange assertion, qui détruit le précepte d'Horace, ainsi que toute Poésie. Si l'on s'en rapporte à votre principe, une foule de plats Versificateurs vont être meilleurs Poëtes que Despréaux & Racine, à quì vous allez trouver mille

(1) Remarques sur Sertorius, Acte premier.

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défauts, avec cette étrange méthode de mettre leurs vers en Prose.

J'ai déjà dit que le langage du Poète étoit tout autre que celui du Prosateur. Des vers qui ont le style de la Prose, sont aussi mauvais que de la Prose qui auroit les inversions & les autres hardiesses de la Poésie.

Il est certain que, d'après votre principe, Quinaut seroit le plus parfait des Poètes, car ses vers ont entièrement la marche prosaïque. On n'a besoin que de rompre un peu la mesure, & d'en ôter les rimes, pour en faire de la Prose la plus exacte. Je pourrois même en dire autant de vos vers, auxquels votre principe n'est pas moins favorable ; mais je ne veux assurer ceci qu'au moment où je le prouverai. En attendant, je crois pouvoir établir un principe tout contraire au vôtre ; c'est que tout Auteur, dont on peut réduire les vers à la Prose la plus exacte, est nécessairement un mauvais Poëte. Nous éclaircirons davantage cette question en parlant de Corneille, à qui vous avez fait souvent le procès, d'après cette loi injuste que vous avez établie, pour élever votre cher Quinaut au rang des plus

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grands Poetes ; bien persuadé qu'il vous seroit facile de vous mettre au-dessus de Quinaut.

Je ne finirai point cet article, sans donner à Quinaut les éloges qui lui sont dus ; mais je ne m'y prendrai pas comme vous. Je ne le louerai point sur la sublimité de son style, sur la vigueur & la noblesse de ses expressions, ni sur la richesse de sa Poésie. Je crois avoir prouvé qu'il n'étoit pas né pour traiter les grands sujets, & qu'il a été obligé d'abâtardir le genre de la Tragédie pour y réussir ; comme ceux qui n'ont pas la force de faire un Poëme épique, font des Romans. Le talent de Quinaut étoit plus pour la Pastorale que pour toute autre chose ; je veux dire pour la Pastorale galante, & non pour cette Pastorale antique, dont l'amour n'étoit pas le fonds unique & principal, mais qui s'attachoit à peindre les mœurs & la nature. Quinaut traitoit assez mal tout ce qui n'étoit pas galanterie. S'il eût travaillé dans le goût du Pastor Fido, il auroit laissé quelque chose d'achevé dans ce genre agréable. Il avoit une certaine délicatesse tendre et gracieuse, une dou-

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ceur, & même une molesse qui n'est bonne que là, & qui est déplacée dans un sujet noble. La seconde & la troisième scène du premier acte d'Isis, ont parfaitement ce caractère pastoral, & rien n'est plus facile, plus naturel, ni plus gracieux que les passages suivans.

Depuis qu'une Nymphe inconstante

À trahi mon amour & m'a manqué de foi,

Ces lieux, jadis si beaux, n'ont plus rien qui m'enchante ;

Ce que j'aime a changé, tout est changé pour moi.

. . . . .

L'inconstante n'a plus l'empressement extrême

De cet amour naissant qui répondoit au mien;

Son changement paroît en dépit d'elle-même,

Je ne le connois que trop bien.

Sa bouche quelquefois dit encor qu'elle m'aime;

Mais son cœur ni ses yeux ne m'en disent plus rien.

Il y a bien quelque foiblesse de style dans ces vers, dont le sentiment est si doux; mais cette foiblesse est quelquefois une grace dans le style pastoral : elle lui donne un air de simplicité, qui en est le premier charme. Mais Ce qui est plus parfait dans cc genre, ce sont les Morceaux qu'on va lire.

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Ce fut dans ces vallons où, par mille détours,

Inachus prend plaisir à prolonger son cours ;

Ce fut sûr son charmant rivage

Que sa fille volage

Me promit de m'aimer toujours.

Le zéphyr fut témoin, l'onde fut attentive,

Quand la Nymphe jura de ne changer jamais ;

Mais le zéphyr léger & l'onde fugitive

Ont enfin emporté les sermens qu'elle a faits.

Et dans la scène suivante, où le même Hiérax parle à sa Maîtresse.

Vous juriez autrefois que cette onde rebelle

Se feroit vers sa source une route nouvelle,

Plutôt qu'on ne verroit votre cœur dégagé :

Voyez couler ces flots dans cette vaste plaine,

C'est le même penchant qui toujours les entraîne 

Leur cours ne change point, & vous avez changé.

Il est vrai que ce sont là les endroits les plus choisis de Quinaut, & qu'il n'en a pas deux autres de pareils. Il est encore vrai que ce n'est point le ton de la Tragédie, & qu'on seroit fort surpris de rencontrer des vers semblables dans Phèdre ou dans Cinna ; mais supposez les dans une Eglogue, ils sont charmans, dignes d'Ovide & de Segrais. Voici encore un Couplet fort agréable : oubliez seulement qu'il est

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dans la bouche de Pluton. Il parle de l'amour.

De ce Dieu si puissant je méprisois les feux:

J'éprouve enfin sa vengeance cruelle.

J’ai vu ce Dieu dangereux;

Il suivoit Proserpine, il voloit après elle.

J’ai vu de sa fatale main

Partir un trait de flame.

J'ai voulu l'éviter en vain,

Le coup a pénétré jusqu'au fond de mon ame.

Faites parler ainsi, non pas le Dieu des morts, mais un Berger, rien ne sera plus délicat, ni plus galant. Il est bien singulier que, dans toutes les louanges que vous avez données à Quinaut, il ne soit pas question de son seul mérite réel, tandis que vous tâchez de lui en donner un qu'il n'eut jamais.

     Mais c'est assez parler de Quinaut. Je ne m'y serois pas arrêté si long-tems, si je n'avois vu que vous en aviez imposé à beaucoup de gens sur son compte. Pour juger sans prévention de cet Auteur, je conseille aux personnes qui se donnent la peine de réfléchir sur leurs lectures, (car ce n'est pas la peine de parler aux autres) de suivre

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cette marche ; d'examiner si l'Opéra peut être admis comme un genre de Poésie ; de comparer Quinaut avec Racine, pour connoître la différence du vrai Poète & du Versificateur médiocre, qui traitent tous deux les mêmes passions, & de remarquer ensuite si le talent de Quinaut ne le portoit pas à traiter des sujets plus délicats que nobles, & plus doux que sublimes. Les rermarques que je viens de faire peuvent aider le Lecteur à se mettre sur la voie ; & le résultat d'un examen raisonné sera d'en revenir à ce jugement de Despréaux : Que Quinaut avoit un talent particulier pour faire des vers bons à mettre en chant, mais que ces vers n'étoient pas d'une grande force, ni d'une grande élévation ; & que c'étoit leur foiblesse même qui les rendoit d'autant plus propres pour le Musicien auquel ils doivent leur principale gloire.