Clément
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Jean Marie Bernard Clément (1742-1812)
Troisieme Lettre à Monsieur de Voltaire. La Haye et Paris, Moutard, 1773
Voir aussi l'article sur Quinault dans les Anecdotes dramatiques, que Clément compila avec l'abbé Joseph de La Porte en 1775. Au contraire du jugement sévère et sans appel de cette lettre à Voltaire, il est beaucoup plus positif, même s'il trouve peu de choses à louer dans les pièces parlées de Quinault.
Voici un petit résumé du contenu de cette lettre. J'en ajouterai au fur et à mesure une transcription.
Clément ne partage pas l’admiration de Voltaire pour Quinault, ni pour l’opéra en général. Pour lui, ce genre, qu’on ne saurait comparer à la tragédie antique, n’existe « qu’aux dépens de toutes les règles & de tous les principes les plus communs de l’art & de la raison » (p. 10) ; seules Esther et Athalie sont dignes d’être comparées aux tragédies des Grecs. Clément méprise particulièrement les chœurs de l’opéra moderne, « sans idée, sans image, sans la moindre expression » (p. 11). Selon lui, « notre musique ne demande que des vers foibles » (p. 17), et les auteurs de talent ne peuvent pas y réussir, car ils sont incapables de « chasser leur génie ».
Les pages 18-61 sont consacrées à Quinault, à sa poésie faible, ses vers faciles, « flatteurs à l’oreille, par une cadence propre à la Musique » (p. 22). Comme Boileau, Clément critique la « morale lubrique » des livrets, surtout « dans la bouche de ses premiers personnages » (p. 28). Là où Voltaire voyaient des vers naturels et harmonieux, il ne trouve que du remplissage, du prosaïque ; les vers de Quinault seraient détestables s’ils étaient des alexandrins. Il reconnaît la clarté de ses vers, mais « il faut dire avec clarté de très-belles choses » (p. 46) ; Quinault sait trouver le mot propre, mais dans une prose rimée. Il lui manque des images, des figures hardies et vives.
Clément reconnaît le talent de Quinault pour la pastorale galante (p. 56-57), mais pas pour la pastorale à l’antique. Il loue les plaintes d’Hiérax (Isis, I, 2-3) et les vers de Pluton dans Proserpine, « De ce Dieu si puissant je méprisois les feux » (II, 7), mais il conclue que l’opéra n’est pas un genre poétique ; là où Racine est noble, Quinault n’est que délicat.
Après avoir fait preuve de son mépris pour Quinault, Clément n’est pas plus tendre pour Lamotte (p. 61-94) ni pour Fontenelle (p. 94-161). Il conclue par un P.S., où il annonce que « les articles précedens m’ont entraîné plus loin que je ne pensois » (p. 161-162) et que sa réfutation des critiques de Voltaire sur La Fontaine et Boileau fera la matière de la quatrième lettre.
Voici les premières pages de la lettre, sur l'opéra en général.
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TROISIEME
LETTRE
A MONSIEUR
DE VOLTAIRE
AVANT de continuer, Monsieur, à défendre contre vos attaques, les réputations les plus glorieuses de la Littérature, je vais m'arrêter un moment à vous combattre sur des réputations inférieures que vous cherchez beaucoup trop à rehausser. Il n'est pas moins dangereux, pour la gloire des Lettres, d'estimer trop des Auteurs d'un goût faux ou médiocre, que de n'avoir pas assez d'estime pour les bons Auteurs. Rien n'est si commun dans le monde, &
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même parmi les Gens Lettrés, que d'entendre les mêmes personnes louer de foibles Ecrivains, avec la même vivacité qu'elles ont loué les plus sublimes. Preuve incontestable que l'on n'a guere communément qu'un goût de tradition, & non un goût sûr & solidement appuyé. On juge d'après ce qu'on a entendu dire, & non d'après aucun principe.
Je fuis bien-aise aussi de fermer la bouche à certains mécontens, qui prétendent qu'on ne loue les morts, que parce qu'ils font morts ; & qu'on critique les vivans, parce qu'ils sont vivans. Perraut & la Motte ont beau être morts : je n'en aurai pas pour eux plus-d'estime ni d'admiration. Si nous n'avons plus qu'un très-petit nombre de Grands hommes, que puis-je y faire ? Mais on a dû voir que je les loue avec franchise, quoique vivans.
Pour vous, Moniteur, j'ai entrepris de mettre en évidence le mal que vous avez fait aux Lettres, parce que je sens, & je l'ai déjà dit, que vous avez des qualités capables de faire aimer vos grands défauts. Si vous aviez moins de talent & d'esprit,
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vous seriez moins dangereux, & je ne prendrois pas la peine de vous examiner de si près ; mais enfin la corruption du goût n'est que trop sensible; elle n'est que trop avancée. Vous l'avez causée en grande partie, & de plusieurs manières. Voilà ce que j'ai commencé & ce que j'acheverai de prouver, fans rendre moins de justice à ce qui est estimable dans vos Ouvrages. J'étonnerai même vos partisans qui vous louent à tort & à travers, en leur découvrant, dans vos Ecrits, certaines beautés qu'ils ne connoissent pas ; & s'il s'éleve contre vous des Critiques outrés qui veuillent vous ôter ce qui vous est dû, vous me verrez repousser leur injustice, avec ce même amour de la vérité qui me fait blâmer en vous, non seulement ce que tout le monde blâme, mais sur-tout ce qui est blâmable, quoiqu'admiré & imité.
QUINAUT est l'Auteur du dernier siécle, pour qui vous avez eu le plus de foiblesse : vous n'en parlez jamais qu'avec tendresse avec enthousiasme ; avec ravissement. Vous l’égalez à Racine, & dans le Temple du
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Goût, vous saluez Despréaux, mais vous allez embrasser tendrement Quinaut. Ce ne sont pas sans doute ses Tragédies qui vous ónt inspiré pour lui ce violent amour, car elles sont difficiles à lire. Ce n'est point sa Comédie de la Mère Coquette, quoique son meilleur Ouvrage ; car vous en parlez bien légèrement. Ce sont ses Opéra, sur lesquels vous ne cessez de vous récrier, & que vous trouvez charmans, admirables, sublimes, & de la plus grande Poésie. Voyons d'abord ce que c'est que l’Opéra en lui-même ; & nous verrons ensuite ce que sont les Opéra de Quinaut.
« On peut, disoit le grand Rousseau, faire un bon Opéra ; mais un bon Opéra ne sera jamais un bon Ouvrage ».
On peut assembler en cinq actes les choses les plus merveilleuses & les plus înouies. On peut mettre sur la scène, le Ciel, la Terre, la Mer & les Enfers, les Dieux, les Hommes, les Diables & les Monstres les plus bizarres. On peut entasser une foule d'événemens dans une douzaine de scènes sort courtes ; mêler tout cela de petites maximes galantes &
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de petites fadeurs mal-rimées. A la faveur de la musique & de la danse, tout cela peut amuser des personnes qui n'ont que des yeux & des oreilles; mais en vérité un homme de bon sens ne peut s'accommoder de ce monstrueux & ridicule mélange, & dira, comme la Bruyere, qu'on ne devoit pas se mettre en si grande dépense pour l'ennuyer.
C'est pourtant de ce genre que vous faites les plus grands éloges, en divers endroits de vos Ouvrages : vous allez même jusqu'à comparer l'Opéra à la Tragédie ancienne.
« J'ose cependant penser, dites-vous, (1) que nos bonnes Tragédies-Opéra, telles qu'Atis, Armide, Thésée, étoient ce qui pouvoit donner, parmi nous, quelque idée du Théâtre d'Athènes, parce que ces Tragédies sont chantées comme celles des Grecs ; parce que le chœur, tout vicieux qu'on l'a rendu, ressemble pour-
(1) Dissertation sur la Tragédie ancienne & moderne.
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tant à celui des Grecs, en ce qu'il occupe souvent la scène. Il ne dit pas ce qu'il doit dire, il n'enseigne pas la vertu ; mais enfin il faut avouer que la forme des Tragédies-Opéra nous retrace la forme de la Tragédie Grecque à quelques égards. Elles en sont la copie, en ce qu'elles admettent la Mélopée, les chœurs, les machines, les Divinirés, &c. »
J'aimerois autant dire que nos Chansonniers des rues ressemblent à Homere, en ce que ce Poëte alloit récitant ses Poëmes dans les Villes & les Bourgades de la Grèce, pour trouver quelques secours dans sa pauvreté. J'aimerois autant dire que nos Contes de Fées ressemblent aux Poëmes épiques anciens, parce qu'on trouve dans ces Contes du merveilleux, & des espèces de Divinités qui gouvernent les hommes.
Quelle comparaison de l’Opéra, qui ne peut exister qu'aux dépens de toutes les règles & de tous les principes les plus communs de l'art & de la raison, à la Tragédie Grecque, où toutes ces règles sont observées avec le plus grand scrupule.
On ne sauroit comparer notre récitatif
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à la Mélopée des Anciens ; car si leur Déclamation Théâtrale étoit notée, elle l’étoit aussi dans la Comédie ; & probablement ce n'étoit qu'une déclamation plus soutenue pour fortifier & pour étendre la voix qui, sans cela, se seroit perdue dans le vaste espace de leurs Théâtres, & dans la place immense où s'assembloit un peuple nombreux de Spectateurs. Nous voyons aussi que les Anciens notoient leur déclamation, même pour le Barreau qui étoit aussi dans une place publique. D'ailleurs la simple prononciation d'une Langue aussi musicale, aussi prosodiée, aussi remplie d'accent que la Langue Grecque, devoit l'emporter de beaucoup sur notre récitatif uniforme & languissant. Ils dévoient parler mieux que nous ne chantons.
Pour ce qui est des chœurs, ils étoient aussi essentiellement liés à la Tragédie Grecque, qu'ils sont inutiles & ridiculement amenés dans nos Opéra. Quel rapporc y a-t-il entre de petits vers, sans idée, sans image, sans la moindre expression, & des morceaux du Lyrique le plus sublime, où sont déployées les plus grandes
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richesses de la Poésie ; où sont mêlés tour-à-tour, le noble, le gracieux, & le pathétique. On peut tout comparer, si ces choses-!à sont comparables. En vérité, si quelque Ouvrage parmi nous ressemble aux Tragédies des Grecs, ce sont Esther & Athalie, & non les Opéra de Quinaut.
Enfin, parce que les Anciens ont fait quelquefois intervenir une Divinité dans une Tragédie, ce qui étoit conforme à leurs idées & à leur Religion ; voilà une ressemblance avec l'Opéra, où chaque scène amène une Divinité nouvelle : assurément la Tragédie Grecque se passoit bién de cette ressource ; au lieu qu'un Opéra sans machines n'auroit point de Spectateurs. Les plus belles Pièces de Sophocle n'ont pas eu besoin de ce moyen surnaturel pour plaire aux Athéniens ; quelque fût pour le merveilleux le goût de ce Peuple si plein d'imagination, & si facile à émouvoir.
Le merveilleux de l'Opéra sera toujours une chose ridicule, parce qu'il est trop prodigué, trop éloigné de nos idées & trop mesquin. Le merveilleux en récit fait un plaisir très-grand, il est un des pre-
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miers ornemens de la Poésie épique ; mais ce qui charme dans l'Epopée est déplacé sur la scène dramatique. Le Poëte épique parle à l'imagination qu'il est aisé de séduire, d'entraîner ; à laquelle on fait sans peine croire tout ce qu'on veut, quand on a du génie. Au Théâtre, on parle aux yeux qui sont plus difficiles à persuader, & qui apperçoivent promptement tout ce qu'il y a d'absurde dans une fausse illusion. De plus, s'il y a un très-grand mérite à décrire en beaux Vers la tempête qui disperse les vaiíleaux d'Enée, Eole qui déchaîne tous ses vents ; Neptune qui réprime leur fureur, qui ramène le calme sur les flots, & qui, de son trident, arrache des Syrtes les Vaisseaux Troyens ; il n'y en a aucun à nous montrer la même chose dans une décoration qui amusera de loin quelques enfans. Une Pièce de Théâtre ne doit pas être une lanterne magique.
Je me rappelle une Epître de la Fontaine, où il se moque très-plaisamment du merveilleux postiche de I'Opéra : vous ne serez peut-être pas fâché d'en voir quelques vers.
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Des machines d'abord le surprenant spectacle
Eblouit le Bourgeois, & fit crier miracle ;
Mais la seconde fois, il ne s'y pressa plus.
Il aima mieux le Cid, Horace, Héraclius ;
Aussi de ces objets l'ame n'est point émue ;
Et même rarement ils contentent la vue.
Quand j'entends le sifflet, je ne trouve jamais
Le changement si prompt que je me le promets.
Souvent au plus beau char le contre-poids résiste ;
Un Dieu pend à la corde, & crie au Machiniste :
Un reste de forêt demeure dans la mer,
Ou la moitié du Ciel, au milieu de l'enfer.
Ces quatre derniers Vers sont aussi plaisans que pittoresques. On ne peut pas mieux saisir le faux & le ridicule d'un spectacle si puéril. La Fontaine rend ensuite raison des défauts essentiels de l'Opéra, il continue ainsi :
« Quand le Théâtre seul ne réussiroit guère,
Le Poëme du moins, me diras-tu, doit plaire ;
Les Ballets, les concerts, se peut-il rien de mieux
Pour contenter l'esprit & réveiller les yeux »?
Ces beautés néanmoins toutes trois séparées,
Si tu veux l'avouer, seroient mieux savourées.
De genres si divers le magnifique appas
Aux règles de chaque art ne s'accommode pas.
Il ne faut pas, suivant le précepte d'Horace,
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Qu'un grand nombre d'Acteurs le Théâtre embarrasse ;
Qu'en sa machine, un Dieu vienne tout ajuster.
Le bon Comédien ne doit jamais chanter.
Le Ballet fut toujours une action muette.
La voix veut le théorbe, & non pas la trompette ;
Et la viole, propre aux plus tendres amours,
N'a jamais jusqu'ici, pu se joindre aux tambours.
Vous voyez que l'ennui du bon la Fontaine étoit fondé en raison ; & qu'il savoit fort bien pour quoi il bâilloit aux plus magnifiques Opéra.
Il ne seroit peut-être pas difficile, Monsieur, de découvrir la véritable cause de votre indulgence pour l'Opéra : c'est que vous avez transporté une partie de ce spectacle dans la Tragédie ; les situations forcées, les aventures romanesques, les petits moyens, les décorations. Sémiramis, Tancrede, Olympie, sont, au chant près, de véritables Opéra. Vous avez d'ailleurs d'autres ressemblances avec Quinaut, que nous aurons soin d'observer, quand il sera question de vos Poëmes dramatiques.
Si nos Opéra ressemblent à quelque chose, c'est aux représentations bizarres
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des Espagnols & des Anglois, où sont de même entassés une foule d'événemens, & qui sont chargées d'un spectacle continuel ; avec cette différence néanmoins, qu'il y a plus de génie pour le style dans Lopès de Véga & dans Shakespéar que dans Quinaut.
Le véritable génie du Poëte dramatique est de peindre le cœur humain, d'en développer les passions, les scntimens les plus secrets ; & non de s'occuper à amener des Ballets, des machines, & à se plier aux fantaisies d'un Musicien. Or, l'essentiel de l'Opéra, c'est la danse, la musique, les décorations ; pour la Poésie, c'est la moindre chose ; & même une Poésie trop forte, des passions trop approfondies, des sentimens trop sublimes y seroient déplacés, notre musique étant trop foible pour traiter tout cela. Nous pouvons conjecturer delà, & même assurer que la musique ancienne devoit être infiniment supérieure à la nôtre ; puisqu'elle marchoit de pair avec la Poésie, & qu'elle pouvoit rendre ce qu'il y a de plus vif, de plus hardi, de plus sublime dans les Poötes Grecs; je veux dire les
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chœurs de leurs Tragédies. Au contraire, notre musique ne demande que des vers foibles, dénués de vigueur, d'expressions & d'images hardies. Quel Musicien François a pu jusqu'ici nous rendre dignement les chœurs d'Athalie, & les Cantates de Rousseau ? Il est donc vrai que notre Poésie est beaucoup plus parfaite que notre Musique ; puisque celle-ci ne peut suivre l'autre, qu'en la forçant de se prêter à sa foiblesse, & de se dégrader pour faire briller le Musicien.
Voulez-vous mieux sentir encore le vice & le ridicule de ce mauvais genre de l'Opéra ? expliquez-nous pourquoi tous les hommes d'un grand talent n'ont pu y réussir ; & pourquoi les seuls Auteurs médiocres y ont eu des succès ? Corneille, Racine, la Fontaine, Rousseau y ont fait des tentatives ; mais ils ne pouvoient chasser leur génie qui étoit de trop dans ce travail. Quinaut, Duché, Campistron, Fontenelle, la Motte, Roi &c. ont trouvé à leur portée ce genre rebelle au génie, & qui ne s'est laissé dompter que par la médiocrité.
Et voici le début de ses commentaires sur Quinault ; il n'y va pas par quatre chemins.
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Mais parlons seulement de Quinaut. Si ce Poëte, me dira-t-on, n'a pas porté plus haut la Poésie dans ses Opéra, c'est la faute du genre. Il falloit qu'il se pliât à la foiblesse du Musicien. Je croirois plutôt que le Musicien s'accoutuma trop à la foiblesse du Poëte, & qu'il ne sut pas jusqu'où il pouvoit pousser la perfection de son art. Quinaut, qui n'avoit eu ni assez de force, ni assez d'élévation pour atteindre à la hauteur de la Tragédie, n'eut pas besoin de modérer son essor pour se rabattre à l'Opéra : il s'y trouva tout naturellement porté par son peu de vigueur & par son vol efféminé. Il fut très-heureux de rencontrer un genre qui dispense d’être Poëte, & qui permet de rejeter sur la Musique ce défaut de talent pour la Poésie.
« De grands Poetes, (dit Fontenelle, dans un Eloge de la Motte,) ont fièrement méprisé ce genre, dont leur génie trop roide & trop inflexible les excluoít ; & quand ils ont voulu prouver que leur mépris ne venoit pas d'incapacité, ils n'ont fait que prouver par des
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efforts malheureux, que c'est un genre très-difficile ».
L'Opéra est un genre très-difficile pour un homme de génie, j’en conviens ; parce qu'il est contre la nature, parce qu'il ne faut pas se livrer à toutes ses forces, à son enthousiasme pour y traiter les passions, pour s'élever au sublime de la Poésie lyrique ; & qu'il n'y a rien de si difficile au génie que de commander à l'enthousiasme qui le domine. L'Opéra est un composé de la Tragédie & de l'Ode ; mais il ne faut point que l'un & l'autre de ces genres y soit poussé à sa perfection. Il n'y faut pas même une demi-force ni tragique, ni lyrique. Il eft donc incontestable qu’un talent supérieur ne pourra point se rabaisser jusques-là ; & qu'au contraire un demi-talent sera précisément ce qui convient pour réussir dans ce mauvais genre. C’est par la méme raison que Molière n'auroit pas su se plier au ton pitoyable de la Comédie larmoyante, ni s'y distinguer comme la Chaussée. Il avoit trop de talent pour suivre avec succès une mauvaise route. Il est aussì difficile au
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génie de descendre vers la médiocrité, qu'à la médiocrité de s'élever à la sphère du génie.
Après avoir prouvé suffisamment, comme il me semble, que l'Opéra ne peut être qu'un mauvais genre, fait seulement pour des esprits médiocres ; voyons jusqu'à quel point on peut estimer les Opéra de Quinaut.
« Quinaut, (dites-vous, (1) après avoir parlé de Corneille, de Racine, de la Fontaine, &c.) dans un genre tout nouveau, & d'autant plus difficile, qu'il paroît plus aisé, fut digne d'être placé, avec tous ses illustres contemporains. On sait avec quelle injustice Boileau voulut le décrier. Il manquoit à Boileau d'avoir sacrifié aux Graces. Il chercha en vain toute sa vie à humilier un homme qui n'étoit connu que par elles. Le véritable éloge d'un Poëte, c'est qu'on retienne ses vers. On sait par cœur des
(1) Chapitre des Beaux-Arts, Siècle de Louis XIV.
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scènes entières de Quinaut. C'est un avantage qu'aucun Opéra d'Italie ne pourroit obtenir. La Musique françoise est demeurée dans une simplicité qui n'est plus du goût d'aucune nation ; mais la simple & belle nature, qui se montre souvent dans Quinaut, avec tant de charmes, plaît encore dans toute l'Europe à ceux qui possèdent notre Langue, & qui ont le goût cultivé. Si on trouvoit dans l'Antiquité un Poëme comme Armide, ou comme Atys, avec quelle idolâtrie il seroit reçu ! Mais Quinaut étoit moderne ».
Vous n'avez jamais perdu l'óccasion de reprocher à Boileau son peu de goût pour Quinaut, comme un crime de lèze-Poésie. Vous allez même jusqu'à dire, dans vos Commentaires sur. Corneille, (Remarques sur Andromède.)
« Les Etrangers ne connoissent pas assez Quinaut. C'est un des beaux génies qui aient fait honneur au siècle de Louis XIV. Boileau, qui en parle avec tant de mépris, étoit incapable de faire ee que Quinaut a fait. Personne n'écrira
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mieux en ce genre. Il écrit aûssi correctement que Boileau ; & on ne peut mieux le venger des Critiques passionnés de cet homme, d'ailleurs judicieux, qu'en le mettant à côté de lui ».
Vous aviez déjà fait cette bizarre alliance, dans une Epître sur la calomnie, en disant :
En vain Boileau, dans ses sévérités,
A de Quinaut dénigre les beautés :
L’heureux Quinaut, vainqueur de la Satire,
Rit de sa haine, & marche a ses côtés.
Certes, voilà une plaisante manière de juger en Littérature ! Parce que Boileau a a critiqué le doucereux Quinaut, Quinaut marchera l'égal de Boileau, sans égard à la différence qui se trouve entre leurs genres, & sur-tout entre leurs talens ; entre un Poëte qui a toujours réuni la raison avec l'imagination ; le ton de la plus riche Poésie, avec l'élégance & la correction : & un autre qui n'a quelque réputation, que par la molesse de ses vers faciles, mais sans Poésie, & flatteurs à l’oreille, par une cadence propre à la Musique. Despréaux a-t-îl eu si grand tort de se moquer d'un génie
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aussi faux, aussi absurde que l’Opéra ? A-t il eu tort de censurer le ton efféminé qui en est l'ame ; l'avilissement où l'on y fait voir les plus grands Héros de l’Antiquité, qui s'expriment en fades amoureux, & qui n'ont jamais rien d'héroïque que leur nom ? Mais entendons Despréaux lui-même expliquer ses vrais sentimens sur le compte de Quìnaut, dans sa troisième Réflexion sur Longin ; il parle de Perraut & de ses Dialogues contre les Anciens.
« Que s'il loue en quelques endroits Malherbe, Racan, Molière & Corneille, & s'il les met au-dessus de tous les Anciens, qui ne voit que ce n'est qu'afîn de les mieux avilir dans la suite, & pour rendre plus complet le triomphe de M. Quinaut, qu'il met beaucoup au-dessus d'eux, & qui est, dit-il en propres termes, le plus grand Poëte que la Francs ait jamais eu pour le Lyrique & pour le Dramatique. Je ne veux point ici offenser la mémoire de M. Quinaut, qui, malgré tous nos démêlés poétiques, est mort mon ami. Il avoit, je l'avoue, beaucoup d'esprit, & un talent particulier pour
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faire des vers bons à mettre cn chant : mais ces vers n'étoient pas d'une grande force, ni d'une grande élévation ; & c'étoit leur foiblesse même qui les rendoit d'autant plus propres pour le Musicien, auquel ils doivent leur principale gloire, puisqu'il n'y a, en effet, de tous ses ouvrages, que ses Opéra qui soient recherchés : car pour les autres Pièces de Théatre qu'il a faites en fort grand nombre, il y a long-tems qu'on ne les joue plus, & on ne se souvient pas même qu'elles aient été faites. Du reste, il est certain que M. Quinaut étoît un très-honnête homme, & si modeste, que je suis persuadé que s'il étoit encore en vie, il ne seroit guère moins choqué des louanges outrées que lui donne ici M. Perraut, que des traits qui sont contre lui dans mes Satires ».
On peut remarquer, en passant, que votre avis sur Quinaut est assez semblable à celui de Perraut. Perraut mettoit Quinaut au-dessus de Malherbe, de Corneille, &c. Vous, Monsieur, vous dites qu'il fut digne d'être placé avec tous ses illustres contemporains, & vous le mettez toujours à côté de Des-
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préaux. Mais ce qui vous rapproche infiniment de la façon de penser de Perraut, ce sont ces paroles : Si on trouvoit dans l'Antiquité un Poëme comme Armide, ou comme Atys, avec quelle idolâtrie il seroit reçu ! Mais Quinaut étoit moderne.
Je n'examine point ici la folie de vouloir comparer deux Opéra aux chef-d'œuvres de l'Antiquité. Mais afin que votre manière de raisonner contre Despréaux fût bonne, il faudroit que Despréaux eût admiré tout ce qui est ancien, & qu'il n'eût rien admiré de ce qui est moderne. Or vous ne pouvez nier qu'il ne fit très-peu de cas de Sénèque, de Lucain ; & qu'il ne fût grand admirateur de Corneille, de Molière, de la Fontaine. Le défaut de Quinaut, aux yeux de Despréaux, n'étoit donc pas d'être moderne, mais d'avoir embrassé un genre ridicule, où la nature est travestie & défigurée ; où la raison, le bon sens & toutes les règles de l'Art sont blessées de la manière la plus choquante.
Boileau, dites-vous, étoit incapable de faire ce que Quinaut a fait. Il en étoit sans doute incapable, comme Corneille, Ra-
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cine, la Fontaine & Rousseau. Il étoit incapable de faire une chose absurde. Mais, selon vous, il manquoit a Boileau d'avoir sacrifié aux Graces. Il est certain qu'un Poëte satirique n'a pas occasion de parler beaucoup d'amour & de galanterie. Cependant vous n'auriez pas dû regarder comme l'ennemi des Graces, le Poëte qui a dépeint l'Idylle, avec tant de grace & de douceur, dans l'Art Poétique ; qui, dans le Lutrin, a fait, de la description de la molesse, un tableau digne de l'Albane & des Graces ; & qui a si bien rendu les sentimens passionnés & brûlans de l'amoureuse Sapho, dans la belle traduction qu'il a faite d'une de ses Odes. Les connoisseurs trouveront toujours plus de génie, de talent poétique & de véritables graces dans un seul de ses morceaux, que dans tout un Opéra de Quinaut.
Vous prétendez dans votre liste des Ecrivains (Siècle de Louis XIV), que Quinaut se rendit célebre par la douceur qu'il opposa aux Satires tres-injustes de Boileau. Cette célébrité est démentie par l'Histoire Littéraire de ce tems-là. Car la douceur de Quinaut fut telle, qu'il implora l'autorité du
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Roi, pour obtenir que son nom fût ôté des Satires de Boileau. Ce fut à ce sujet que le Satirique fit l'épígramme suivante :
A quoi bon tant d'efforts, de larmes & de cris,
Quinaut, pour faire ôter ton nom de mes ouvrages !
Si tu veux du Public éviter les outrages,
Fais effacer ton nom de tes propres écrits.
Quinaut n'ayant pas réussì dans ses sollicitations auprès du Roi, rechercha l'amitié de Despréaux, qui mit Cotin à la place de Quinaut, dans l’épigramme qu'on vient de lire (1).
(1) C'est de tout tems que les Ecrivains médiocres se sont soulevés contre la critique, & ont tâché de surprendre l'autorité, pour venger leur sot amour-propre, avec toute la douceur que l'on connoît aux Poëtes irrités. De nos jours encore, on a vu l'ennuyeux auteur du plus ennuyeux des Poëmes, venir à bout, par ses protections, de supprimer pour un tems la critique de ses tristes saisons, & de faire ôter la liberté à son Censeur. C'est de lui qu'on a dit dans une certaine Epître: [Ndlr : Il s'agit des Saisons de Saint-Lambert]
Pour défendre ses vers, il obtiendra main-forte.
Après avoir patiemment enduré, pendant près de trois ans, l'indignation & la risée publique, il a voulu se justifier par une lettre imprimée dans le Mercure de Février, & n'a fait que réveiller un /p. 28/ souvenir honteux pour lui seul. Il avance quatre ou cinq faits, dont nous démontrerons la fausseté dans le récit de cette anecdote littéraire. Entr'autres, il assure qu'il eut la bonté & la modération de faire enfermer son Censeur, pour avoir ensuite l'humanité de demander son élargissement. Certes ce n'est pas trop de deux ans & demi, pour imaginer une tournure aussi honnête, aussi adroite & aussi philosophique.
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Il est assez singulier de vous entendre dire, dans votre premier passage, que Quinaut plaît dans toute l'Europe ; & dans l'autre, que les étrangers ne connoissent pas assez Quinaut. Mais de vous accorder avec vous-même, c'est ce que vous avez le moins à cœur. Venons à ce que nous avons à dire de la Poésie de Quinaut.
Il est impossible d'abord de n'être pas de l'avis de Despréaux, sur tous ces lieux communs de morale lubrique, qui sont les refrains éternels des Opéra de Quinaut. Et c'est non seulement dans ses chœurs que l'on trouve ces fadeurs insupportables, c'est à tout moment dans la bouche de ses premiers personnages. Tantôt c'est une jeune Nymphe qui dit fort décemment à une Princesse :
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On a beau fuir l'amour, on ne peut l’évitér.
On n'oppose à ses traits qu'une défense vaine.
On s'épargne bien de la peine,
Quand on se rend sans résister.
Tantôt c'est un Roi sexagénaire qui débite à Eglé ces douceurs :
Il faut que ma main vous couronne,
Quand il m'en coûteroit & l'Ernpire & le jour.
Un grand cœur qui sè sent animé par l'amour,
Ne doit jamais trouver de péril qui l'étonne.
Ce même Roi dit à Médée, d'une manière assez comique :
Avec un époux plein d'appas,
L'hymen a de la peine à plaire ;
Quelle peur ne doit-il pas faire
Quand l'époux ne plaît pas:
Plus loin, Médée s'exprime ainsi avec Thésée :
Un peu d'amoureuse tendresse
Sied bien aux plus fameux vainqueurs.
Si l'amour est une foiblesse,
C'est la foiblesse des grands coeurs.
La Nymphe Sangaride ne met pas plus de façon dans sa manière de s'exprimer sur l'amour, en disant à Atys :
Quand le péril est agréable,
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Le moyen de s'en allarmer !
Est-ce un grand mal de trop aimer
Ce que l'on trouve aimable ?
Dans un autre endroit, c'est la Nymphe Doris & son frère Idas qui disent au même Atys :
Dans l'empire amoureux
Le devoir n'a point de puissance.
L'amour dispense
Les rivaux d'être généreux.
Il faut souvent, pour devenir heureux,
Qu'il en còûte un peu d'innocence.
Il est assez plaisant d'entendre Junon parler ainsi à Jupiter, dans l'Opéra d'Isis :
Je viens de votre amour attendre un nouveau soin.
Ne vous étonnez pas qu'on vous quitte avec peine,
Et que de Jupiter on ait toujours besoin.
Il n'est pas moins plaisant d'entendre, dans Phaëton, deux Princesses, dont l'une dit à l'autre :
Il faut aimer pour ressentir
Le charme de la rêverie.
L'autre lui répond :
Le Roi doit aujourd'hui me choisir un epoux,
Ai-je moins à rêver que vous ?
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Je ne rapporte pas les maximes amoureuses, les sentences de galanteries qui remplissent les Opéra de Quinaut, que Rousseau, par cette raison, appelle des Pandectes galantes. Quinaut se contentoit de rimer les fadeurs des Romans de Cyrus, de Cléopatre, de Cassandre. Cette méthode, avec laquelle il avoit déshonoré les personnages de ses Tragédies, lui réussit mieux à l'Opéra. Dans un spectacle toujours éloigné du naturel & du vrai, on s'embarrasse peu si les Héros, que l'on fait parler, s'expriment selon la nature & la raison.
Il est bien étonnant, après les exemples précédens, & tous ceux que peut fournir la lecture de Quinaut, de vous entendre dire, dans vos Commentaires sur Ariane, que ces lieux communs de morale lubrique, que Despréaux a tant reprochés à Quinaut, se trouvent dans des Ariettes détachées, où elles sont bien placées ; que jamais le personnage de la scène ne prononce une maxime qu'à propos ; & que ces maximes sont toujours courtes, naturelles, bien exprimées, convenables au personnage & à la situation. Louer Quinaut pâr-là, c'est montrer une
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partialité qui ne peut en imposer à personne, & une envie de contredire Boileau, laquelle fait plus de tort à votre jugement qu'au sien. Quoi de plus ridicule que de nous donner des maximes indécentes ou fades, aménées à tout propos, ou sans aucun propos, mises dans la bouche d'une Princesse ou d'un Héros, pour des maximes naturelles, bien exprimées, & convenables au personnage !
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Il y a encore 27 pages, que j'ajouterai plus tard.