Creuzé de Lesser
Auguste Creuzé de Lesser (1771-1839 )
Dans Galerie Française, ou collection de portraits des hommes et des femmes qui ont illustré la France […], par une société d'hommes de lettres et d'artistes, Tome deuxième, Paris, Firmin Didot, 1821.
Homme politique (préfet de la Charente et de l’Hérault, par exemple, sous la Restauration), poète, librettiste et auteur dramatique, Creuzé de Lesser contribua deux articles à la Galerie Française, celui sur Quinault et un autre sur Pierre Paul Riquet, créateur du Canal du Midi. Comme il le dit lui-même, il n’a pas flatté Quinault. Il loue son charme et son naturel, sa facilité de versification, mais critique ses fadeurs. Son style à lui n'est pas sans charme.
Il parle surtout des pièces parlées de Quinault. Librettiste lui-même, il n’aime pas trop les opéras du dix-septième siècle, avec leur « musique enfant » et « cette prétendue musique qu'ils appellent le récitatif ».
Il n’est pas surprenant qu’il répète la plupart des erreurs de datation de ses prédécesseurs, mais on peut se demander pourquoi il attribue à Quinault la scène de dépit amoureux dans Les Fêtes de l’Amour et de Bacchus, « cette jolie scène d'Horace et de Lydie » (« Donec gratus eram tibi », Odes, III, 9), alors que « Quand je plaisais à tes yeux » est emprunté par Quinault au troisième intermède des Amants magnifiques de Molière. Il négligeait sans doute, comme beaucoup d’autres, les comédies de Molière destinées aux divertissements de la cour.
Après le succès de son poème épique La Table Ronde en 1811, Creuzé de Lesser y ajouta un Roland en 1812 et un Amadis en 1823. Ce serait intéressant de voir s’il y a des échos de Quinault dans ces deux derniers volumes de la trilogie.
Pour une présentation plus complète de la carrière de Creuzé de Lesser et de sa Vie de La Fontaine, voir Damien Fortin, La Fontaine devant ses biographes. Deux siècles de lecture critique indirecte (1650-1850), Paris, Classiques Garnier, 2023.
PHILIPPE QUINAULT,
NÉ A PARIS, EN 1635 ; ET MORT A PARIS, LE 22 MARS 1687.
LES ouvrages de Quinault sont à peu près le seul évènement de sa vie. Dès l'âge de dix-huit ans, il fit jouer la comédie des Rivales, qui obtint un grand succès, dont la cause doit sans doute être attribuée à l'âge de l'auteur. Cette pièce fut suivie de plusieurs autres, parmi lesquelles il faut distinguer le Maître étourdi ou l'Amant indiscret, comédie jouée en 1654, et dont le sujet est absolument le même que l'Étourdi de Molière, joué à Lyon, en 1653, et au reste supérieur à l'Amant indiscret, comme une comédie l'est à un opéra. Dans la même année, il donna la Comédie sans Comédie, titre plus vrai qu'il ne croyait d'une pièce qui n'est remarquable qu'en ce point : que parmi les cinq sujets qui composent les cinq actes, le dernier est précisément le sujet d'Armide, qui depuis devint celui du chef-d'œuvre de l'auteur. Dans cet acte d'Armide, il y a déja de très-bons vers ; et dès ces premières pièces, toutes médiocres, ce qui se remarque, c'est une harmonie très-heureuse, une facilité de versification qui dénote déja un des poètes les plus mélodieux qui aient modulé des vers français. Ce qu'il y a de plaisant, c'est que ces premiers vers étaient modulés dans l'étude d'un avocat.
Quinault, qui n'avait pas assez de verve pour négliger les affaires, les entendait si bien, qu'un jour ayant été chargé de mener un plaideur chez son rapporteur, qu'il ne trouva pas, il le mena en attendant à la comédie, où l'on jouait une pièce de lui. Le plaideur fut agréablement surpris de l'ouvrage, ainsi que des compliments que reçut Quinault, et plus agréablement surpris encore, quand il entendit, bientôt après, ce jeune homme expliquer l'affaire au rapporteur aussi bien qu'un homme qui n'aurait jamais fait de vers.
Dès 1656, à vingt-un ans, Quinault s'éleva à la tragédie ; mais c'était le vol d'une colombe, là où il fallait un aigle : il donna successivement et presque toujours avec succès, la Mort de Cyrus, le Mariage de Cambyse, Amalasonte, Astrate, Bellerophon qui tomba, et Pausanias qui réussit mieux. Toutes ces pièces, dont le succès, au milieu des tragédies du grand Corneille, étonne encore davantage, rappellent ce mot de Champfort: Combien faut-il de sots pour faire un public ? ou plutôt font sentir que dans tous les siècles, celui de Louis XIV compris, il y a eu, et il y aura toujours au moins deux publics, dont l'un, le plus nombreux, a une opinion qui entraîne tout comme un torrent, mais souvent passe comme lui, et dont l'autre, plus grave, plus éclairé, plus sensible, laisse s'agiter les fureurs tumultueuses, grave en silence pour les siècles, et est en quelque sorte la postérité vivante. Au surplus, toutes les tragédies de Quinault, malgré leurs succès, s'évanouirent comme des fantômes devant les vigoureuses compositions de Corneille, et devant les vives et touchantes créations de Racine. L'Astrate seul survécut un peu plus long-temps. Cette pièce, qui fut jouée pendant trois mois avec un succès tel que les comédiens doublèrent les places pour elle, a été reprise quelquefois. Mais il faut être juste : Boileau, qui a eu tort avec Quinault, a été juste envers Astrate qui, quoique la meilleure des tragédies de son auteur, est sans but et sans effet ; et c'est trop justement qu'il a dit, en parlant de ces pièces énervées, que jusqu'à je vous hais, tout s'y dit tendrement.
Comme lorsqu'on ne trouve pas de quoi pleurer dans les tragédies, il faut au moins y trouver de quoi rire, je ne puis m'empêcher de citer ici un passage curieux du Mariage de Cambyse, pièce très-applaudie en 1656. C'est une conversation entre une princesse et sa confidente, et c'est ce qui termine le troisième acte, par conséquent un morceau destiné aux acclamations, que sans doute il obtint.
ARISTONNE.
Oppose-toi, Ladice, au torrent qui m'entraîne ;
Regarde mon amour avec des yeux de haine ;
Ne l'examine plus, que pour le condamner,
Et prends-en de l'horreur afin de m'en donner.
LADICE.
Je condamne toujours un amour si profane ;
Mais si vous le gardez, en vain je le condamne.
Si vous avez dessein de ne le plus souffrir,
Condamnez-le vous-même, et le faites mourir,
ARISTONNE.
He bien je le condamne ; hé bien il faut qu'il meure.
LADICE.
Plût au Ciel !
ARISTONNE.
C'en est fait, il mourra tout à l'heure
Oui, je veux à l'instant, pour finir mes forfaits,
Contraindre mon amour d'expirer pour jamais,
LADICE,
Le pourrez-vous ?
ARISTONNE.
Helas !
LADICE.
Vous soupirez, Madame.
L’amour fans doute encor est vivant dans votre ame.
Ce soupir vous apprend qu'il ne saurait mourir.
ARISTONNE.
Va : mon amour est mort, c'est son dernier soupir.
En y regardant bien, on voit que, presque partout, aucune littérature n'a commencé par le bon goût, comme, quoiqu'on en dise, aucune nation par la vertu parfaite. Dans tous les genres, l'âge d'or est une chimère.
Il faut convenir que de telles fadeurs, applaudies encore, devaient donner de l'humeur à Boileau qui y était sujet, et dont le talent correct était précisément le contraire de celui de Quinault. Aussi, comme on sait, ne le ménage-t-il point dans ses satires. La douceur des mœurs de Quinault, aimé de tout le monde, aurait dû le désarmer.
Perrault chercha à réconcilier les deux auteurs. Il les fit dîner ensemble : ils s'embrassèrent ; et Quinault qui, de sa vie, n'avait eu de fiel, invita à dîner Boileau, qui n'accepta point, et récidiva bientôt après dans une autre satire. Ce procédé déplut à tous les honnêtes gens. Ceux même qui approuvaient ses critiques, ne purent approuver sa conduite. Qu'on y prenne garde : les satiriques se chargent presque toujours de leur propre satire.
Agrippa ou le Faux Tiberinus, intitulé tragi-comédie, est tout aussi bien tragédie qu'aucune tragédie de Quinault, et a même été repris quelquefois. C'est un sujet romanesque qui ne peut guère intéresser que la curiosité. Il eut un grand succès. Parmi les autres tragi-comédies, je ne citerai que les Coups de l'Amour et de la Fortune, ouvrage qui est plutôt une comédie, et dont la donnée est même assez ingénieuse. Elle fut reprise vers 1790 avec quelque succès. C'est là qu'on trouve ces vers brillants, et qui sont bien de la facture du temps :
Aurore a tous les droits comme tous les appas
De ces dieux qu'on adore et que l'on ne voit pas.
Après toutes ces pièces, et bien au-dessus, il faut citer la Mère coquette, jolie comédie, qui fut jouée en 1664. Ce n'est pas que la pièce soit très-forte, ni le dénouement très-bien conduit; mais la donnée est heureuse et agréablement remplie ; et il y a de ces détails de grace, qui aujourd'hui encore n'appartiennent qu'à Quinault, et qui se retrouvent dans ses plus faibles ouvrages. Rien ne peut mieux en donner une idée que ce billet d'une jeune fille à son amant (la Mère coquette, acte troisième) :
Je voudrais vous parler et nous voir seuls tous deux.
Je ne conçois pas bien pourquoi je le désire ;
Je ne sais ce que je vous veux ;
Mais n'auriez-vous rien à me dire ?
Collé a retouché la Mère coquette; mais pas assez bien à ce qu'il semble, et il y avait trop loin de sa gaieté énergique, à la douceur un peu molle de Quinault. Du moins il a supprimé un rôle de marquis, rôle de la vieille comédie, et qui ne serait bon dans la comédie d'aucun temps.
Après Pausanias, représenté en 1666, Quinault cessa de travailler pour le théâtre. Les uns ont dit que ce fut par complaisance pour les scrupules de sa femme, et en effet il se maria vers ce temps-là. D'autres ont cru que c'était par égard pour le corps des auditeurs des comptes où il entra alors, et non sans peine, vu sa qualité de poète, ce qui fit dire à un autre poète :
Puisqu'il a fait tant d'auditeurs,
Pourquoi l'empêchez-vous de l'être ?
On ne conçoit pas trop aujourd'hui, à quel titre, par quelle étrange prévention et par quel noble dédain le corps fort estimable sans doute des auditeurs des comptes fit tant de difficultés pour recevoir dans son sein un homme de lettres très-estimable aussi, dont les ouvrages avaient toujours été accueillis et la conduite toujours honorable. C'est que ce préjugé qui, malgré La Rochefoucault, défendait aux gens de qualité d'écrire, s'étendait alors jusqu'aux auditeurs des comptes. Ces sottises ont disparu depuis long-temps. Il est vrai qu'elles ont été avantageusement remplacées.
Quoi qu'il en soit, Quinault, marié, se tut comme le rossignol, et vraisemblablement n'aurait plus chanté, si Lulli, quelques années après, ne l'eût prié de lui faire des paroles, et bientôt des opéras. Le genre des opéras, tout nouveau alors, était sans doute bien plus profane que des tragédies ; mais il s'agissait de travailler pour le roi, et dès lors tous les scrupules de Mme Quinault cessèrent. En 1672, Quinault débuta en ce genre par une pastorale intitulée, les Fétes de l'Amour et de Bacchus. Cette pièce, moitié burlesque, était fort peu de chose. Mais on y remarque déja un talent fort heureux pour des paroles propres à la musique, et un duo qui est une imitation agréable de ce dialogue charmant, de cette jolie scène d'Horace et de Lydie, scène dont toutes les langues offrent d'inépuisables imitations, parce qu'elle est dans tous les cœurs, et qu'il y a peu d'hommes, et même de femmes, qui ne l'aient jouée au moins une fois.
Après cette pastorale, Quinault donna successivement, et toujours avec Lulli, dont il était devenu le poète, une douzaine d'opéras, qu'il appelait aussi tragédies. Il paraît que dans tous ces ouvrages, presque tous mythologiques, il cherchait plus l'effet des machines et l'occasion des chants, que l'intérêt des scènes. En effet, ses opéras, un peu monotones, offrent, il faut en convenir, assez peu d'intérêt. Les plus intéressants, et par conséquent les meilleurs, sont Alceste, Atys et Armide.
Alceste fut dans le temps fort critiqué. On y blâma surtout et très-justement le mélange de détails comiques et d'amours de soubrettes avec des tableaux gracieux et pathétiques. Mais on ne peut disconvenir, et il est impossible de ne pas reconnaître en lisant Alceste, que cet ouvrage est, comme opéra, supérieurement coupé, pour offrir une grande variété de scènes et de tableaux, un heureux mélange de fêtes et de douleurs, un intérêt puissant et rapide, comme il le faut à un opéra, et un dénouement noble et intéressant. Sous tous ces rapports, Alceste me paraît le meilleur des opéras de Quinault ; et par parenthèse, il offre un contraste parfait avec la psalmodie italienne, traduite et conservée en France pour la musique de Gluck, qui, loin de pouvoir en détruire l'insupportable monotonie, en a été atteint lui-même.
Alceste est un très-touchant opéra. La scène d'Atys et de Sangaride est célèbre. On regrette seulement que le dénouement soit si triste. Quinault, souvent très-peu tragique dans ses tragédies, l'a été ici un peu trop dans un opéra ; et dans une pièce de prodiges, il ne lui en coûtait rien de ressusciter Atys et de le rendre à Sangaride.
Armide a plus de réputation encore, et la mérite. C'est incontestablement le chef-d'œuvre de Quinault. Toutefois, il faut avouer que le troisième acte est faible, et le quatrième plus encore : le cinquième relève l'ouvrage.
Mais ce qui est remarquable dans Armide, ce qui l'est dans tous les opéras de Quinault, dont les plus faibles offrent des morceaux charmants, c'est que ce poète travaillait pour un art peu formé, pour une musique enfant, si je l'ose dire. Ses meilleures scènes, excellentes, mais souvent trop longues pour le chant, offrent trop de récitatifs, trop peu d'airs, très-peu de duos, et jamais ou presque jamais de ces combinaisons plus compliquées, par lesquelles un poète offre à un musicien des occasions de déployer toutes les puissances de l'art et tous les moyens de l'harmonie, moyens précieux, toutes les fois que la mélodie n'est point sacrifiée. Quinault, qui n'a pu deviner ce que les musiciens mêmes ne connaissaient pas alors, coupa ses opéras dans les formes les plus simples. Aussi, long-temps après lui, accusa-t-on assez justement l'Opéra français d'être un recueil de chansonnettes, et ce n'est que de nos jours, dans OEdipe à Colonne, dans la Vestale, etc., qu'il a justement repoussé ce reproche : mais quelquefois il est tombé dans l'excès contraire. Un spectacle de fètes, un rendez-vous de tous les arts et de tous les plaisirs, a été trop souvent changé en de tristes et monotones tragédies; et il s'est trouvé, et il se trouve tous les jours, des gens pour déclarer que tout ce qui sort un peu de cette gravité et de cette tristesse attente à la dignité de l'opéra.
Le fondateur de l'opéra, Quinault, avait des prétentions beaucoup moins élevées, et il mêla souvent à des scènes pathétiques des tableaux gracieux et des maximes de galanterie assez bien placées à l'opéra. C'est ce que Boileau appelait, un peu pesamment, des lieux communs de morale lubrique. Il est vrai que ces lieux communs trop prodigués et souvent par trop vulgaires, étaient faits pour déplaire à un esprit sévère tel que Boileau, et fatiguent quelquefois les plus indulgents. La morale efféminée de Quinault gagne quelquefois les personnages les plus sombres, et on ne devinerait pas à qui il fait prononcer ce vers devenu proverbe :
Un tendre engagement va plus loin qu'on ne pense.
C'est à Médée.
Pour excuser Quinault, il faut remarquer que, dans ses chœurs du moins, il avait souvent la complaisance de parodier de la musique toute faite de Lulli. Il y réussissait avec un bonheur singulier, et Voltaire a cité plusieurs passages presque sublimes que Quinault composa malgré de telles entraves, auxquelles, il est vrai, il n'aurait pas dû se soumettre.
Voltaire, justement indigné de la rigueur avec laquelle Boileau a traité Quinault, est tombé dans un excès opposé, et l'a, ce me semble, un peu trop loué. Quinault est quelquefois un poète charmant, et toujours un poète mélodieux ; mais il y a beaucoup d'alliage dans son or, et sa place très-honorable sans doute ne peut pourtant être fixée au premier rang.
Ce qui distingue ce poète, même dans ses plus faibles ouvrages, c'est que ses pensées, rarement fortes, mais souvent ingénieuses, sont embellies d'une versification éminemment douce et naturelle, qui rend sa lecture facile et agréable à des hommes que rebutent des vers beaucoup plus forts, mais privés de ce charme du naturel, qui est le premier partout. Le véritable problème de la poésie, même élevée, c'est que les vers soient, s'il est possible, naturels comme de la prose, et pourtant ne soient pas de la prose. La Fontaine est le dieu de ce talent-là, et c'est lui qu'il faut prier, quand on veut y avoir part. Quinault a souvent atteint à ce mérite ; mais quelquefois il est tombé dans l'écueil qui en est voisin.
Il faut dire aussi que, quelque agréable que soit dans les arts la réunion de la poésie et de la musique, tout poète qui travaille pour s'associer à la musique, y perd presque toujours quelque chose, comme poète, par les concessions qu'il doit faire et les formes qu'il est obligé d'employer. C'est ce qui est arrivé à Quinault, en France, et en Italie, à Métastase. Aussi, les compositeurs italiens ont-ils pris le parti, du moins dans l'opéra buffa, et souvent même dans l'opéra seria, d'employer de prétendus poètes à qui ils ne demandent absolument que des paroles, sans que ni art, ni esprit, ni bon sens, soient le moins du monde de rigueur. Nous n'en sommes pas encore là en France ; mais il semble quelquefois que nous y arrivons.
Armide est le seul opéra de Quinault, qui se joue encore tel qu'il l'a composé. Gluck y a mis plusieurs morceaux admirables, mais d'autres paraissent avoir déja subi les injures du temps ; et de plus, il est permis de croire qu'un opéra aussi brillant qu'Armide, demandait un talent plus mélodieux que le sublime, mais sévère auteur de la musique d'Iphigénie en Tauride. Cependant le sommeil de Renaud, et surtout le duo d'Armide, répondent assez bien à cette observation qui n'est qu'un doute. Je dois remarquer encore que Gluck a véritablement créé le fameux et magique morceau un seul Guerrier, dont il est évident que Quinault n'avait pas imaginé qu'il fût possible de tirer un grand parti. Il est fâcheux que le respect exagéré de Gluck pour le poëme de Quinault, l'ait empêché d'y faire faire quelques changements, qui lui eussent permis de donner plus de chants et moins de récitatifs. Ce défaut est remarquable surtout dans la dernière scène de l'opéra, où Armide, seule, abandonnée et furieuse, finit par un long récitatif là où un air passionné était de rigueur ; de sorte que, sans l'incendie du palais, cet opéra finirait sans effet, et qu'on pourrait presque dire que l'incendie du palais d'Armide est l'air de bravoure qui termine l'ouvrage.
On sent, d'après ce que je viens d'écrire, que je ne partage point l'avis de ceux qui dans le temps blâmèrent Marmontel d'avoir retouché et arrangé pour de la musique moderne, deux autres opéras de Quinault, Atys et Roland.
Marmontel, talent un peu froid, au moins pour le théâtre, n'a pas beaucoup ajouté à la chaleur de ces deux opéras ; mais incontestablement, en les resserrant, il les a améliorés, et, par les changements qu'il y a faits aux paroles, il les a rendus plus favorables à la musique. Dans les opéras de Quinault, et même dans ceux de nos jours, il y a beaucoup trop de grands vers, et surtout de vers à mesures inégales, ce qui embarrasse les musiciens qui, ne trouvant pas de rhithme [sic] marqué dans les paroles, se jettent souvent, et plus souvent qu'ils ne veulent, dans cette prétendue musique qu'ils appellent le récitatif. Marmontel, venant au secours de Piccini, lui a souvent donné des vers égaux, et même, ce qui est plus favorable encore à la musique, de petits vers : ceux-ci, par exemple, qui, passables seulement en poésie, sont musicalement très-bons, et aussi donnèrent à Piccini l'occasion de faire un air très-applaudi :
Brûlé d'une flamme,
Qui fait mon malheur,
Il faut dans mon ame
Cacher ma douleur.
Il faut que j'expire
Victime du sort,
Sans même oser dire
Qui cause ma mort.
Au reste, cet air que je vante, ces morceaux que j'ai cités plus haut, peuvent bien, comme tant d'autres, être dans quelques années déchus de leur gloire ; car tel est le sort de la musique, quoi qu'on en entende quelquefois qu'on a bien de la peine à ne pas croire éternellement belle. Cet art qui semble descendu du ciel, cet art, le plus séduisant, le plus populaire de tous, est aussi le plus passager sans doute ; et l'on a toujours de la musique qui charme l'oreille, mais ce n'est jamais long-temps la même ; et les compositions les plus applaudies périssent souvent avant les compositeurs. Cette réflexion si simple, cette observation si évidente, devrait bien diminuer l'assurance et la morgue avec lesquelles tous les jours on nous proclame comme chefs-d'œuvre, on nous enjoint de reconnaître pour merveilleux tel opéra qui, dans trente ans et peut-être plutôt, n'aura plus pour défenseurs que les vieillards dont il aura enchanté les beaux jours. Quelle différence entre cette gloire viagère des musiciens, et celle des poètes ! Les moindres productions littéraires, dignes de quelque intérêt, traversent les âges, et gagnent même souvent avec eux et par eux. On lit encore Moschus et Bion ; et que reste-t-il de la musique grecque, de la musique romaine, quoique les compositions de ces temps-là aient aussi été très-vantées ! Pour me rapprocher de nos jours, nous avons en France trois ou quatre générations de musiciens, qui tous ont été incomparables et immortels pendant quelques années, et qui, aujourd'hui, ne comptent plus en quelque sorte que pour mémoire. Voyez Lully, Rameau, Mondonville, Philidor. Je ne parle pas de musiciens plus modernes, dont plusieurs vieillissent déja.
Pour en revenir à Quinault, et par suite à Lully, qui, selon Boileau lui-même, réchauffait les vers de Quinault des sons de sa musique, et qui l'écrasa toute sa vie du poids de sa gloire, on voit ce que Lully est devenu, et ce que Quinault est encore.
Le mérite de ses opéras, malgré ses détracteurs, lui fit de son vivant assez d'honneur, pour que Boileau, le sévère Boileau, crût devoir adoucir ce qu'il en avait dit autrefois, en convenant que, depuis, Quinault avait fait beaucoup d'ouvrages qui lui avaient acquis une juste réputation. Mais ce que Boileau fit de mieux pour Quinault : ce fut d'imprimer un prologue que lui, Boileau, avait commencé pour un opéra, dont Louis XIV voulut un moment le charger avec Racine. Ce prologue de Boileau est une veritable réparation à Quinault.
Après Armide, jouée en 1686, Quinault, âgé seulement de cinquante et un ans, mais excité par des scrupules religieux, renonça à faire des opéras, et en prit même l'engagement. Lulli, qui sentait bien son prix, et qui n'avait jamais voulu renoncer à lui, même le jour où ses amis l'assaillirent, le verre à la main, en lui criant renonce à Quinault, ou tu es mort ; Lully, dis-je, sentit la perte qu'il faisait, et ne négligea aucun soin pour retenir Quinault. N'ayant pu y réussir, il s'adressa à Campistron, avec qui il donna Acis et Galatée, qui fut applaudi. Mais peu après, il mourut âgé de cinquante-quatre ans, le 22 mars 1687. Quinault, qui sûrement le regretta beaucoup, n'eut presque pas temps de le regretter; car il mourut lui-même le 29 novembre 1688, âgé seulement de cinquante-trois ans. Il fut généralement regretté, non-seulement pour son rare talent, mais aussi pour l'aménité de son caractère, qui ressemblait beaucoup à ses ouvrages, et encore à sa figure qui était très-douce et très-agréable. Quinault laissa cinq filles : c'est à leur occasion et à celle de l'opéra d'Amadis demandé par le roi, qu'il avait fait cette petite pièce connue.
Ce n'est point l'opéra que je fais pour le roi,
Qui m'empêche d'être tranquille.
Tout ce qu'on fait pour lui parait toujours facile.
La grande peine où je me voi,
C'est d'avoir cinq filles chez moi,
Dont la moins âgée est nubile.
Je dois les établir, et voudrais le pouvoir :
Mais à suivre Apollon on ne s'enrichit guère ;
C'est avec peu de bien un terrible devoir
De se sentir pressé d'être cinq fois beau-père.
Quoi ! cinq actes devant notaire,
Pour cinq filles qu'il faut pourvoir !
O ciel, peut-on jamais avoir
Opéra plus fâcheux à faire ?
Quinault n'était pourtant pas si pauvre. Il avait recueilli plus de cent mille écus des bienfaits du roi, et du produit de ses ouvrages. Mais, soit qu'il fût trop difficile pour l'établissement de ses filles, soit tout autre motif, deux seulement se marièrent, l'une à un neveu du peintre Lebrun, l'autre à un conseiller à la cour des aides. Les trois autres se firent religieuses.
On est un peu surpris, il faut l'avouer, quand on voit plusieurs filles de Racine et de Quinault se jeter dans des couvents. Il semble que les filles fassent pénitence pour les pères. Les principes donnés par ceux-ci contrastaient trop avec ceux qu'ils avaient pratiqués ; il paraît qu'après avoir été si indulgents, il ne fallait pas être si sévères, et qu'il leur appartenait plus qu'à d'autres de se refuser à de tels sacrifices. Au reste, ces singularités n'étaient point rares dans le siècle où ils vivaient, et servent à le caractériser.
Je n'ai point flatté Quinault dans ce portrait. J'ai dit le bien et le mal ; différent de ces critiques qui ne voudraient jamais reconnaître un bon vers dans Chapelain, ni un mauvais dans Racine. Je ne me croirais pas même parfaitement juste envers Quinault, si, après avoir cité de lui des vers bien ridicules, je ne citais pas ici, en finissant, ses plus jolis vers ; ils sont dans un de ses moindres opéras, Isis :
HIERAX.
En vain votre inconstance éclate;
En vain elle m'anime à briser tous nos nœuds :
Je vous aime toujours, ingrate,
Plus que vous ne voulez et plus que je ne veux.
IO.
Je crains un funeste présage :
Un aigle dévorant vient de fondre à mes yeux,
Sur un oiseau qui, dans ces lieux,
M'entretenait d'un doux ramage.
Différez notre hymen ; suivons l'avis des cieux.
HIERAX.
Notre hymen ne déplaît qu'à votre cœur volage ;
Répondez-moi de vous, je vous réponds des dieux.
Vous juriez autrefois que cette onde rebelle
Se ferait vers sa source une route nouvelle,
Plutôt qu'on ne verrait votre cœur dégagé :
Voyez couler ces flots dans cette vaste plaine ;
C'est le même penchant qui toujours les entraîne :
Leur cours ne change point, et vous avez changé.
Quelle oreille de bronze et quel esprit de fer serait insensible à tant de grace et à tant d'harmonie ! et remarquez que ces vers charmants sont éminemment naturels. Il n'y a que ces vers-là qui plaisent toujours.
On ne peut, ce me semble, donner une plus juste idée du talent de Quinault, qu'en le comparant à une harpe qui rend des sons enchanteurs, mais qui n'a pas assez de cordes, et n'est pas tout-à-fait assez tendue.
CREUZÉ DE LESSER.