Touchard-Lafosse
Georges Touchard-Lafosse, Chroniques secrètes et galantes de l’opéra. 1667-1844, Paris, Lachapelle, 1844
Touchard-Lafosse est souvent mal renseigné – par exemple, il croit qu’Isis, qu’il date de 1667, est le premier opéra de Quinault et Lully – et le moins qu’on puisse dire, c’est que l’objectivité n’est pas toujours le plus grand de ses soucis. Mais il voit souvent juste, et son texte est d’une lecture agréable.
[En 1672, avec Les Fêtes de l’Amour et de Bacchus] la muse lyrique de Quinault, trop inexpérimentée pour s’affranchir de ce qu’on appelait avec beaucoup trop de politesse les plans italiens, n’avait offert qu’un tissu péniblement ourdi d’épisodes sans cohésion, sans vraisemblance, à travers lequel toutefois on remarquait une versification étincelante de beautés. […] [Cadmus et Alceste furent] encore défigurés par des scènes d’un comique trivial. Quinault comprenait parfaitement ce qui constituait le bon goût, sans oser l’observer : il craignait de déplaire au mauvais goût triomphant. (p. 75-77 )
[Touchard-Lafosse cite ensuite Castil-Blaze, De l’opéra en France, t. I, p. 46, sur comment Quinault « parvint à faire jaillir des chefs-d’œuvre qui n’ont jamais été égalés » malgré les contraintes imposées par la musique de Lully.]
Le premier [Lully] payait au second [Quinault] cette marchandise poétique, à raison de quatre mille livres par opéra, en observant de mettre l’intervalle d’une année entre chaque fourniture. (p. 77)
Cependant l’Opéra de Cadmus et Hermione venait d’être très utile à la fortune de Quinault ; plus d’un siècle avant Beaumarchais, on avait justifié le bon mot futur de ce spirituel écrivain en faveur du collaborateur de Lully : il fallait un auditeur des comptes, ou nomma le poète lyrique. ll savait au moins compter des syllabes. Toutefois ce ne fut qu’en triomphant d’une opposition obstinée de la part des fonctionnaires qui allaient devenir ses collègues qu’il obtint sa nomination ; cette difficulté donna l’idée du quatrain que voici :
Quinault, le plus grands des auteurs,
Dans votre corps, Messieurs, à dessein de paraître ;
Puisqu’il a fait tant d’auditeurs
Pourquoi l’empêchez-vous de l'être.
Cadmus avait été représenté un soir a la cour ; après le spectacle, le roi fit appeler les auteurs dans ses petits appartements, où l’on jouait. Il remit à l’un les provisions d’auditeur des comptes, tandis que Sa Majesté annonçait à l’autre qu’elle le nommait surintendant de sa musique. Louis XIV invita ensuite gracieusement Lully et Quinault à prendre part au jeu, puis au média noche que le valet de chambre Bontems improvisa ce soir là sur de petits guéridons, que l’on apporta tout servis. Le roi était en veine de générosité : après avoir félicité son attentif serviteur sur la collation quasi magique qu’il venait de produire, ce prince lui dit : « A propos, il faut enfin, Bontems, que je te paie les petits soupers dont tu m’as fait l’avance depuis douze ans » ; et, retournant le valet de cœur, Sa Majesté écrivit dessus au crayon, un bon de quatre cent cinquante mille livres qu’elle remit à l’enchanteur des petits appartements. Lorsque le Quinola rémunérateur fut apporté à la cour des comptes, il est probable que Quinault ne s’opposa pas à l’admission de cette étrange pièce de comptabilité.
Les récompenses sont de puissantes fées : celles accordées à Quinault et à Lully enfantèrent des merveilles à l’Opéra. M. l’auditeur des comptes commença à faire admettre sa volonté pour quelque chose dans la composition du drame lyrique ; il s’insurgea plus d’une fois contre la tyrannie des notes, et déclara un beau jour qu’il entendait avoir licence de suivre les lois du sens commun. […] (p. 90-92)
A l’époque où sa [de Boileau] critique amère parut, l’Opéra n’avait point encore de lois ; le musicien et le poète cherchaient des effets, et rarement l’art se livre à cette recherche sans rencontrer ou les extrêmes ou le mauvais goût. Ni l’écrivain, ni le compositeur ne saisissaient, faute d’expérience, la juste mesure d’empire que les paroles et la mélodie doivent exercer réciproquement ; ni l’un ni l’autre ne calculaient logiquement les efforts à tenter, les sacrifices à faire pour que la partie active du drame se fît largement sentir dans la disposition du poème, dans le récitatif, et pour que les sentiments, depuis leurs plus suaves accents jusqu’aux plus orageuses explosions de la passion, fussent exprimés par le chant. Or, à la fin du XVIIe siècle, les Français ne pouvaient rien emprunter à l’Italie en vue d’obtenir cette proportion désirable.
L’action dramatique, à Florence, à Venise même, était un simple accessoire de l’Opéra, et le sentiment devenait ce qu’il pouvait sous la baguette du musicien. Quinault et Lully reconnurent dès le début de leur carrière, qu’ils avaient d’autres conditions à remplir chez nous : ils comprirent qu’il fallait créer un genre qui pût en même temps séduire l’oreille et émouvoir le cœur d’un public impressionnable dans toutes les parties de son organisme ; et cela sans le plus sûr des émulateurs, la concurrence.
Depuis que les auteurs de Cadmus, d'Alceste et d’Athis occupaient la scène à l’Académie royale de musique, personne n’osait la leur disputer ; le progrès devait surgir ici de l’exclusion même que l’auditeur des comptes et le surintendant de la musique du roi s’étaient assurée ; aussi ce progrès se réalisait-il lentement. Il y avait dans l’imagination de Quinault plus de trésors poétiques qu’il n’en fallait pour élever le drame lyrique à l’apogée où la comédie, sous la plume de Molière, et la tragédie sous la main de Corneille et Racine, étaient dès-lors parvenues ; mais Lully ne put suivre son collaborateur à ce point d’élévation, auquel nul écrivain n’est arrivé depuis, parceque, nous le disons sans la moindre hésitation, aucun n’a possédé au même degré que Quinault, l'heureuse combinaison de puissance, de chaleur, de grâce et de naturel qui convient au poème chanté. Si Quinault et Gluck eussent été contemporains, l’Opéra, avant la fin du XVIIIe siècle, eût atteint une perfection que le goût respecterait encore, même au milieu du tintamarre musical qui couvre souvent, de nos jours, le défaut d’inspiration du poète et du compositeur. (p. 97-100)
[Quinault] venait de terminer Roland, poème lyrique dans lequel, selon tous ses amis, il s’était élevé à une hauteur qu’il n’avait pas encore atteinte. Lully trouva pour mettre cette œuvre en musique des inspirations vierges : ce n’était plus le même caractère de poésie ; ce fut une tout autre harmonie que le compositeur y adapta. En puisant dans les richesses de l’Arioste, le poète en avait ouvert la source au musicien. (p.114-115)
En 1686 parut Armide, le plus beau des ouvrages de Quinault et de Lully : le point culminant de la poésie lyrique et de la composition musicale à cette époque. Jamais on n’avait vu autant de situations dramatiques et de mélodie, et jamais leur accord n’avait paru aussi heureusement combiné. Le poète et le musicien, après avoir peint des passions exaspérées, où brillait tout le feu de leur imagination, avaient compris, en créant ce chef-d’œuvre, que, par une heureuse transition, ils devaient conduire le spectateur dans une région plus calme, parce que l’âme qui vient d’être fortement agitée a besoin de se reposer pour-se préparer à de nouvelles émotions. Ces alternatives de mouvements passionnés et de suaves inspirations, occupent une grande place dans l’Opéra d’Armide ; la part du génie créateur y est importante ; ces ressources de l’harmonie et du contrepoint qui se glissent souvent, comme des expédients, à travers les compositions musicales, ne sont employées ici que dans une savante proportion : ce sont des broderies légères jetées par le talent sur une riche étoffe, que le génie seul pouvait tisser. (p. 124-125)
Nous l’avons dit, Quiuault ne survécut qu’une année à Lully. Les poètes du XVIIIe siècle, si vertement honnis par nos jeunes écrivains, auraient dit: « Le célèbre musicien attendait l’illustre lyrique sur la rive sombre, pour unir encore ses modulations aux accords de sa lyre, et charmer, par cette réunion de mélodies, les habitants du séjour des ombres. » Je dirai prosaïquement, moi, que le compositeur étant mort, un des principaux éléments de la vie du poète s’éteignit ; pendant vingt années, il avait vécu des délices de son art, veuf maintenant de cette muse qu’il avait épousée. Or, l’habitude est plus qu’on ne pense inhérente à tous les ressorts de l’existence : enlevez-là à l’être organisé, il languit, il erre dans les régions de la vie, dont il n’a jamais connu les douceurs, absorbé qu’il était par la passion unique qui le captivait. Cette désoccupation de l’âme est funeste ; elle finit par tuer le corps. (p. 133-134)
Le temps a fixé la réputation de l’auteur d’Armide; mais on s’est déterminé fort tard à lui rendre justice. Il a fallu que la faiblesse de presque tous ses successeurs vînt prouver sa supériorité, pour qu’on se décidât à la reconnaître. Dignement apprécié maintenant, Quinault sera toujours placé au rang des génies créateurs ; avant lui, il n’y avait point d’opéras ; il y en eut peu après. Dire qu’un poème lyrique se fait lire, c’est en faire le plus bel éloge, et nulle lecture n’est plus séduisante que celle des pièces de Quinault. Le grand mérite de cet écrivain est d’avoir su dérober, avec autant d’adresse que d’agrément, les sacrifices qu’il faisait au musicien : jamais l’énergie ou la grâce des détails n’en est altérée ; jamais le naturel ne parait en avoir souffert ; et les traits ingénieux dont les compositions de Quinault abondent, semblent y naître comme les fleurs sur un terrain qui leur plaît. Le seul reproche qu’on puisse raisonnablement mêler au souvenir de ce poète lyrique , c’est d’avoir fait surabonder la louange de Louis XIV dans tous ses prologues, dont un prince allemand, après l’échec d’Hochstedt, fit cette sanglante critique : « Monsieur, dit-il à un officier français prisonnier de guerre, fait-on maintenant des prologues à l'Opéra ? »
J’ai lu dans une vieille histoire que, jeune encore, Boileau, à la sollicitation de mesdames de Thiange et de Montespan, s’était engagé à composer un opéra ; mais que ne possédant pas le molle atque facetum dont parle Horace, il n’avait pu enfanter qu’une vingtaine de vers lyriques à la Perrin. De là ce venin incessamment distillé par le satirique contre Quinault : celui-ci était coupable d’avoir réussi dans une carrière où l’autre avait échoué… Cette source de détraction est loin d’être épuisée. Plus tard, Despréaux fit imprimer son avorton lyrique : c’était faire un acte de justice d’une notable générosité.
Quinault n’était point riche à la fin de sa carrière ; il va donc sans dire qu’aucune église n’eût le dessous d’une dalle vacant pour recevoir un écrivain qui avait composé tant d’œuvres damnables sans rémission. Les trente-sept mille louis du musicien l’avaient presque sanctifié ; la demi-pauvreté du poète confirma l’excommunication dont l’église l’avait frappé. La conduite de Quinault avait été toujours fort régulière : homme de bon ton et de bonne compagnie, sa douceur et son affabilité le faisaient rechercher de tout le monde, quoique, ni sa naissance, peu connue et probablement obscure, ni sa figure, peu remarquable, ne fussent propres à le recommander dans la haute société, à une époque ou le talent était un titre d’une valeur secondaire. « On a dit, continue le mémorialiste qui nous sert de Guide, que Quinault, dans les deux dernières années de sa vie, s’était repenti d’avoir fait des opéras, et que, par un sentiment de piété, il avait renoncé au théatre après l’apparition d’Armide. On doit regarder comme plus certain qu’il prit ce parti par suite des dégoûts que Lully lui fit éprouver pendant la composition de cet ouvrage, dont il refit cinq fois le premier acte. » Ne pourrait-on pas penser aussi que ce poète craignit, en prolongeant sa carrière dramatique, d’avoir à se plier aux nouvelles exigences des successeurs de Lully, qui, bien inférieurs à lui pour le mérite, n’en eussent été que plus absolus dans leurs prétentions. Quoiqu’il en soit, Quinault publia, en 1687, un poème sur l’extinction du luthéranisme ; cette composition, d’une rare insipidité, est la seule que son auteur eut dû expier.
Après la mort de Lully et de Quinault, l’Opéra ne monta aucune nouveauté importante, pendant un espace de temps assez long : personne n’osait réveiller, par des sons hasardés, les échos endormis sur la tombe de ces grands maîtres. […] (p. 135-138)