Serret

Ernest Serret (1821-1874) consacra une trentaine de pages fascinantes à Quinault dans Le Correspondant, 10 avril 1873, p. 61-89. Il résume lui-même le but de son article, intitulé "Le Théâtre de Quinault" :

Nous aurons surtout pour but, dans cette étude, de faire connaître ces deux pièces [Astrate, La Mère coquette], et de prouver qu'avant Racine, Quinault avait déjà fait briller dans la tragédie et dans la comédie les qualités qui devaient faire sa gloire dans l'opéra. Nous avons choisi ces deux ouvrages de préférence à tous les autres, car ils sont certainement les meilleurs et les seuls qui soient dignes d'être maintenus à la scène. [p. 66]

Au début, il consacre plusieurs pages à la défense de Quinault contre les critiques de Boileau, sans nier que certaines sont justifiées.

En voici quelques passages intéressants. En bas de la page, il y a un lien vers le fichier Serret.docx, qui continent une transcription de l'article.

Mais pour les autres pièces de théâtre qu'il a faites en fort grand nombre, il y a longtemps qu'on ne les joue plus, et on ne se souvient pas même qu'elles aient été faites ! » Or, c'est de l'auteur d'Astrate et de la Mère coquette que l'implacable satirique parle ainsi ! Il n'y a d'autre moyen de lui répondre que de faire connaître ces deux pièces, dont la première est certainement une des belles tragédies de l'ancien répertoire, dont la seconde est une comédie qu'il faut de toute nécessité ranger au nombre des chefs-d'œuvre, écrites toutes deux dans une langue facile, claire, harmonieuse, qui n'était déjà plus celle de Corneille, dans une langue plus moderne, plus neuve en quelque sorte, et qui donnait le ton à l'exquise douceur de celle de Racine. Il est inconcevable que Boileau ait méconnu ces qualités de style, ou que, du moins, Racine ne les lui ait pas fait remarquer. Mais ce dernier n'était en 1665 que l'auteur d'Alexandre, et peut-être n'était-il pas apte encore à discerner les bons endroits où Quinault lui enseignait le langage de la véritable tendresse.

[p. 65]

Nous devons toutefois nous hâter de dire que les tragédies de Quinault renchérirent encore sur la tendresse alors à la mode, et que, docile au goût du jour, il ne contribua pas peu à efféminer de plus en plus le théâtre. Ses héros n'ont jamais d'autre affaire que d'être amoureux ; ils naviguent en pleine eau sur le fleuve du Tendre, même ceux qui ont acquis dans l'histoire le plus fier renom de férocité ; c'est sur ce point que porte surtout la critique de Boileau, et on est obligé de convenir qu'elle frappe juste. Cependant les amoureux de Racine sont de la même famille ; il y a une nuance sans doute, mais s'ils paraissent un peu plus raisonnables, ils ne sont certes pas beaucoup plus historiques.

[p. 67-68]

Racine et Boileau étaient courtisans ; celui-ci jusqu'à la rage, celui-là jusqu'à en mourir... Ils ne pouvaient, dans les épanchements de leur intimité, être favorables à un poëte qui maniait si bien l'encensoir, et qui en faisait sortir des parfums si doux et si pénétrants.

[...]

Il est impossible que Racine n'ai [sic] pas senti toute la valeur de la Mère coquette. Il ne pouvait méconnaître des beautés qui sont de son domaine propre, pour ainsi dire, et qui devaient nécessairement moins toucher Boileau. Celui-ci était tenu pourtant d'apprécier l'excellent style de la pièce, et il ne l'a pas fait. Nous revenons donc sur ce que nous avons déjà dit, sur ce qui peut seul expliquer, sinon justifier, la flagrante injustice... Quinault était un rival des deux amis dans la faveur du monarque, et leurs sentiments de poëtes se ressentaient beaucoup trop envers lui de leurs sentiments de courtisans.

[p. 72, 81]

Le sujet choisi, la Chute de Phaéton, ne pouvait ménager l'occasion d'un triomphe au poëte de Bérénice ; il y travaillait sans ardeur, il ne se sentait pas sur son terrain, et il est douteux que, même étant bien inspiré, il eût pu faire, non pas mieux, mais seulement aussi bien qu'Atys ou qu'Amide. Quinault avait des qualités propres au genre où il excella, qualités secondaires, si l'on veut, mais qu'il possédait au suprême degré, et c'est ce que Racine et Boileau se sont toujours refusés à reconnaître.

[p. 81]

Hors Racine, Molière et Quinault, quels autres poëtes peuvent se vanter, dans notre ancienne littérature, d'avoir bien compris les femmes ? C'est que ces heureux génies les connaissaient d'instinct, pour ainsi dire, non par l'observation seulement, par la recherche, par la réflexion, mais par toutes les qualités de finesse et de délicatesse qui leur étaient communes avec elles. Ils rencontraient naturellement la note juste, sans avoir besoin de l'avoir entendue.

[p. 85]

       Nous ne nous arrêterons qu'en passant aux opéras de Quinault. Leur mérité est aujourd'hui universellement reconnu, en France comme à l'étranger. Mais n'est-ce pas un mérite que nous sommes un peu trop disposés à croire sur parole ? Des œuvres qui doivent se produire à la scène avec le concours de la musique ont naturellement à la lecture quelque chose d'incomplet et d'amoindri. Il semble qu'elles ne battent plus que d'une aile pour nous emporter dans le domaine de l'idéal ; on reste fixé à la terre, quand on devrait planer avec elles dans le libre ciel de la fantaisie. Cependant, si nous nous en rapportons à nos impressions personnelles, quelques opéras de Quinault, par la richesse de l'imagination, par la simplicité grandiose, par le charme insinuant du style, sont capables de produire une illusion complète, de satisfaire entièrement le lecteur.

[p. 87]

      Quinault excelle dans les répétitions de vers. La phrase qu'il répète est toujours celle qui doit le plus naturellement revenir, celle qui forme le fond même de la situation développée dans la scène. Tous les vers sont d'une douceur pénétrante, pas trop brillants, pas trop éclatants ; ils ont, comme certains vers de Racine, des beautés qu'il faut découvrir, plutôt que des beautés qui sautent aux yeux. On conçoit parfaitement combien Lulli tenait aux vers de Quinault, et qu'il renonçât à mettre en musique ceux de la Fontaine. La Fontaine est plus poëte que Quinault par l'expression, ses couleurs sont bien plus vives, ses traits bien plus marqués ; il a bien plus d'éclat par lui-même, trop d'éclat pour le musicien, qui n'a plus rien à faire. C'est un grand art, de faire de bons vers propres à être mis en musique. Racine avait cet art-là, à un moindre degré que Quinault, pour l'avoir moins pratiqué que lui ; mais il est certain que Molière, l'incomparable rimeur, ne l'avait qu'à un degré très-inférieur, et que Corneille ne l'avait pas du tout. C'est la gloire propre de Quinault d'avoir porté cet art plus loin que personne.

      Nous aimons moins les poèmes dont il a pris les sujets dans la Fable. Il n'avait pas, comme Racine, le sentiment profond de l'antiquité ; il n'était jamais, comme lui, Grec ou Romain par l'expression ; son abondance et sa douceur sont toutes françaises. Nous faisons exception pour quelques belles scènes de l'opéra de Proserpine et pour quelques passages généralement admirés, comme le monologue de Méduse, qui semble traduit vers par vers d'un fragment de poème grec.

[p. 87-88]

      Quinault avait fait beaucoup de poésies. Elles passèrent, dit-on, entre les mains d'un de ses gendres qui, pour se conformer au vœu exprimé en mourant par son beau-père, ne jugea pas à propos de les livrer au public. Faut-il le regretter ? Non. Le petit poème descriptif, en deux chants, sur la maison de Sceaux créée par Colbert, tout agréable, ou plutôt tout curieux qu'il est à lire, ne saurait rien ajouter à la gloire de l'auteur et ne permet pas de croire qu'il ait excellé dans un autre genre. Génie facile et abondant, il avait besoin, pour se produire avec tous ses avantages, de l'utile entrave qu'imposé toujours le théâtre.

      Nous ne voulons pas terminer cette étude sans exprimer un vœu dont tous les amis des lettres nous sauront gré. Les éditions du théâtre de Quinault ne sont pas nombreuses. Nous n'en connaissons que deux : l'une, de 1739, qui est complète, mais qui est défectueuse en beaucoup de points ; l'autre, qui ne contient que la Mère coquette et les opéras, avec le poème de Sceaux, inutile ornement. Nous voudrions que la maison Hachette, qui est en train de nous donner de belles et consciencieuses éditions de nos grands classiques, nous en offrît une de Quinault. Il y faudrait une préface où le poëte fût remis définitivement à la place qu'il est digne d'occuper, une préface écrite en ce style sobre et ferme dont quelques hommes de goût ont encore le secret. Le recueil pourrait commencer par les Rivales, cette pièce que Quinault composa à l'âge de dix-huit ans, qui n'est pas ennuyeuse, qui est déjà écrite en vers aimables et faciles, et qui servirait à montrer la prodigieuse distance qu'il a franchie pour arriver à son chef-d'œuvre. On pourrait donner ensuite Agrippa, roi d’Albe, ou le faux Tibérinus, tragédie romanesque sans doute, et qui pèche surtout par le choix du sujet, mais où éclatent des qualités réelles, les qualités propres du poëte ; puis viendraient l'Astrate, la Mère coquette, et tous les opéras. De ceux-ci il ne faut écarter aucun ; les plus faibles ont leur valeur. Cette édition n'aurait pas plus de trois ou quatre volumes, et ces trois ou quatre volumes, ainsi composés, se rangeraient dans toute bibliothèque de littérature dramatique immédiatement après les œuvres de Molière, de Corneille et de Racine. Ces trois maîtres seuls ont le droit de marcher avant Quinault — qui est un maître aussi, un maître dont nos compositeurs de livrets d'opéras ont encore plus d'une bonne leçon à recevoir.

[p. 89]