Piron

     Le Cours complet de litérature, poétique, style : à l'usage des séminaires et des collèges, rédigé d'après les meilleurs critiques anciens et modernes de l'abbé Piron connut quatre éditions (Paris, Lecoffre) : 1874, 1877, 1881, 1887. Ce volume sur la poétique est de la troisième édition.

     Il est assez surprenant de trouver un chapitre sur l'opéra dans un manuel scolaire de cette époque. Il n'y en avait pas dans les manuels quand j'étais étudiant.

     Je n'ai rien trouvé sur l'abbé Piron, sauf que dans la liste des membres associés de la Société Historique et Archéologique du Maine il est décrit comme "curé de la Chapelle-d'Aligné (Sarthe)". Sur la page de titre, il est "Chanoine, Vicaire Général ; Membre de l’Académie des Arcades ; Ancien Professeur de Littérature". 

     Pour les variantes de Thésée, voir la page Taillefer.

     (L'Académie des Arcades est l'Académie d'Arcadia fondée à Rome en 1690. Elle prit la défense du goût classique contre le baroque.)

§ III. — De la tragédie lyrique ou grand opéra.

489. Qu’est-ce que la tragédie lyrique ou grand opéra ?

La tragédie lyrique ou grand opéra est une tragédie faite pour être chantée. C’est un poème dramatique et lyrique où l’on réunit tous les charmes des beaux-arts dans la représentation d’une action, pour exciter, à l’aide de sensations agréables, l’intérêt et l’illusion. L’action que représente le grand opéra est héroïque et malheureuse, comme dans la tragédie ; de plus, elle est presque toujours merveilleuse. La musique joue le principal rôle dans l’opéra lyrique, puisque ce dernier ne se compose que de chant ou de récitatif, en opposition à l’opéra-comique qui admet le dialogue parlé.

[p. 306]

[…]


497. Quelles sont les qualités nécessaires au récitatif et aux airs ?

  Dans les vers lyriques destinés au récitatif, on doit éviter le double excès d’un style ou trop diffus ou trop concis ; et c’est ce qui a été senti avec une extrême justesse par Quinault, quo l’on peut regarder comme le modèle de l’élégance, de la grâce, de la facilité, quelquefois même de la splendeur et de la majesté que la scène demande. Les vers dont le style est diffus sont lents, pénibles à chanter, et d’une expression monotone ; les vers d’un style coupé par des repos fréquents, obligent le musicien à briser de même son style. Cela est réservé au tumulte des passions ; car alors la chaîne des idées est rompue, et à chaque instant il s’élève dans l’âme un mouvement subit et nouveau. Pour cette partie de la scène où règne une passion tumultueuse et violente, Métastase est encore un modèle supérieur à Quinault. Mais dans le récitatif, le style de Métastase est trop concis, et moins susceptible de belles modulations que le style nombreux et développé de Quinault.

  Dans les airs, la marche de la strophe demande l’élévation, la splendeur et la richesse de l’ode : l’harmonie doit même en être plus soignée.

498. Quels sont les vers qui conviennent à l’opéra ?

L’opéra demande des vers libres et inégaux, parce que la versification ne saurait y être trop douce, trop coulante, trop gracieuse, le dialogue trop vif, trop aisé, trop naturel. La moindre dureté dans le son, le moindre défaut d’harmonie n’y serait pas supportable. Aussi quelle douceur, quelle mélodie dans les vers suivants :

        Fontaine, qui, d’une eau si pure,

        Arrosez ces brillantes fleurs,

        En vain votre charmant murmure

        Flatte le tourment que j’endure :

Rien ne peut adoucir mes mortelles douleurs.

Ce que j’aime me fuit, et je fuis tout le monde.

Pourquoi traîner plus loin ma vie et mes malheurs ?

Ruisseau, je vais mêler mon sang avec ton onde ;

        C’est trop peu d’y mêler mes pleurs.                                              QUINAULT.


Le même poète sait, quand il le faut, réunir l’élégance et l’agrément avec l’énergie et l’élévation. C’est ce qu’on peut remarquer dans ce morceau que chante Médée, dans l’opéra de Thésée :

Sortez, ombres, sortez de la nuit éternelle,

        Voyez le jour pour le troubler.

        Que l’affreux désespoir, que la rage cruelle

        Prennent soin de vous rassembler.

        Avancez, malheureux coupables,

        Soyez aujourd’hui déchaînés ;

Goûtez l’unique bien des cœurs infortunés,

        Ne soyez pas seuls misérables.

Ma rivale m’expose à des maux effroyables ;

Qu’elle ait part aux tourments qui vous sont destinés

        Non, les enfers impitoyables

Ne pourront inventer des horreurs comparables

        Aux tourments qu’elle m’a donnés.

Goûtons l’unique bien des cœurs infortunés ;

        Ne soyons pas seuls misérables.


499. Que faut-il éviter dans l’opéra ?

  Il serait difficile de trouver un modèle plus parfait que Quinault pour le style de la tragédie lyrique. Toutefois, il faut bien se garder de l’imiter dans ces lieux communs de morale lubrique que Boileau lui a justement reprochés. Il est certain que toutes ses tragédies ne sont que trop pleines de maximes séduisantes et d’images voluptueuses, quoiqu’il y ait des endroits où l’amour est représenté comme une dangereuse faiblesse. Tels sont ces vers énergiques que chante Armide :

        Venez, venez, haine implacable,

        Sortez du gouffre épouvantable

Où vous faites régner, une éternelle horreur.

Sauvez-moi de l’amour ; rien n’est si redoutable ;

Rendez-moi mon courroux, rendez-moi ma fureur

        Contre un ennemi trop aimable.

[p. 311-313]