Olivier Bettens

ATYS, LA MUSIQUE ET LE VERBE

Olivier BETTENS


Si l’Atys de 1987 a tant marqué les esprits, c’est peut-être parce qu’il scella les retrouvailles

publiques de la musique de Lully avec le verbe de Quinault. De cette collaboration, la mémoire

collective, oublieuse de l’oeuvre après des lustres de quasi-silence, n’avait retenu que l’anecdote,

celle d’un fade poète galant, juste assez bon pour servir de souffre-douleur à un arriviste tyrannique,

plus impresario que compositeur, le tout sur fond de moeurs équivoques. En somme, un authentique

duo comique, digne du mariage de Laurel et Hardy et qu’on attendait peu au service de Melpomène.

Musique faite verbe ou verbe fait musique ? La fusion alchimique qui s’opérait en direct dans le

creuset de la salle Favart et sublimait les partis-pris des interprètes d’alors sidéra l’auditoire et laissa

sans voix les railleurs et les grincheux.

    Il n’existe aucun Traité du récitatif dû à Lully ou l’un de ses émules. En artisan visionnaire, le

musicien travaille sans plan et sans méthode, renvoyant au besoin le librettiste à sa copie, mais

certain par avance que le résultat final parlera de lui-même. Aujourd’hui encore, on connaît mal les

rouages intimes du récitatif français : quoi de plus difficile que d’expliciter l’« évidence », que de

décortiquer le « naturel » ? Comment étayer l’opinion, cent fois répétée et cent fois contredite

depuis Lecerf de la Viéville (1705), d’une « ressemblance » entre la déclamation tragique et le

récitatif de Lully ? En soumettant – il n’y a guère d’autre recours – le détail des textes littéraire et

musical à l’oeil froid et impartial des statistiques, de manière à dégager des procédés, sinon

systématiques, du moins récurrents qu’il sera alors possible d’illustrer par des exemples

représentatifs.


QUINAULT : HÉTÉROMÉTRIE OU ALEXANDRIN ?

Comparés aux « grandes » tragédies, sur lesquelles l’alexandrin règne sans partage, les livrets de

Quinault frappent au premier abord par l’usage de vers mêlés, mais ce n’est pas cela qui les

distingue le mieux : au moment où apparaît la tragédie en musique, l’hétérométrie est depuis bien

longtemps le propre de tout ce qui se chante ; Corneille lui-même sacrifie à cette mode en

composant les intermèdes lyriques de ces tragédies « en machines » où les divinités apparaissent

dans des chars volants suspendus à des cordes. Dans ce contexte, l’originalité de Quinault n’est

donc pas tant d’avoir poussé l’hétérométrie sur la scène tragique que d’avoir promu le chant de

l’alexandrin. Il n’est pas rare en effet d’en trouver jusqu’à dix ou douze d’affilée dans ses livrets ;

aucun parolier n’avait, avant lui, donné au grand vers une place aussi enviable. Mais Quinault librettiste

ne compose pas exactement le même alexandrin que Quinault-dramaturge : dans la foulée

de Corneille, ce dernier se sert d’un hémistiche « prosaïque » au sein duquel les accents toniques,

 comme en prose, se distribuent au hasard. Le librettiste, quant à lui, favorise très nettement le

rythme 3-3. Autrement dit, les vers du type : C'est en vain / que leurs Noms // si fameux / dans

 l'Histoire sont considérablement plus fréquents dans ses livrets que dans ses tragédies. Est-ce parce

 qu’ils se prêtent mieux à la musique de Lully ?


LULLY : ESCLAVE DU MÈTRE ?

    Sauf très rare exception, Lully marque la césure et s’arrête à la rime. N’en déplaise à Romain

Rolland (1907) que fait « bâiller » la « monotonie accablante » de ce qu’il compare à un moulin à

prière, il en allait probablement ainsi, au XVIIe siècle, de la déclamation théâtrale qui, pourtant,

arrachait des larmes aux spectateurs les mieux aguerris. Mais cette adéquation au mètre ne constitue

pas pour autant un rouage crucial de la déclamation de Quinault et Lully : universellement cultivée

avant eux par des générations de compositeurs, elle est tout sauf une nouveauté lorsque naît l’opéra.

D’autre part, elle peut subsister, chez Lully encore, sous une forme archaïque où, en plus de

ponctuer la césure et la rime, le rythme musical s’arrête sur la première syllabe d’un segment

métrique ou sur une syllabe féminine surnuméraire de fin de vers.

    On voit mal, dans l’exemple 1, quelle déclamation parlée Lully chercherait à imiter lorsqu’il met en

évidence la première syllabe de une et la syllabe féminine de nouvelle (début et fin du second

hémistiche). Bien plus vraisemblablement, on se trouve en présence d’un vestige de « lecture

métrique », stéréotype essentiellement musical hérité de la Renaissance.

POLYRYTHMIE ET ACCENT TONIQUE

    La déclamation de Quinault-Lully pourrait être déclarée monotone si elle se bornait à mettre en

évidence le mètre. Il n’en est rien. Prenant ses distances du récitatif italien – on se reportera par

exemple à l’Ercole amante de Cavalli, qui fut créé à Paris en 1662 – dont l’écriture, très

approximative, repose en bonne partie sur une opposition noire / croche au sein d’une immuable

mesure à C, Lully fait alterner, à intervalles rapprochés, une grande variété de mesures différentes

(C, C barré, 2, 3), il accumule les rythmes pointés et fait un grand usage de l’opposition

croche / double-croche. C’est ainsi qu’il prend sous son aile un chanteur que le récitatif italien

laissait livré à lui-même et qu’il se rend maître du débit et de ses fluctuations. Mieux, il parvient à

installer dans son récitatif une polyrythmie subtile. Dans l’exemple 2, on voit que le rythme

longue / brève, dont les points d’appui sont signalés par des « – », s’inscrit en contrepoint du rythme

des mesures, dont les temps « forts » ou « principaux » sont signalés par des « · ». Ces deux rythmes

musicaux partiellement découplés concourent à mettre en valeur d’une manière extrêmement

souple, comme seuls pouvaient le faire d’excellents comédiens, deux rythmes linguistiques

partiellement synchrones : celui du mètre et celui des accents toniques. D’abord indépendants, ils se

rencontrent une première fois à la rime du premier vers (vere). Ils divergent à nouveau au premier

hémistiche du second vers et se retrouvent pour marteler les trois appuis de son second hémistiche.

ACCENT TONIQUE ET ABANDON DES « VIEILLES RÈGLES »

S’il est aisé de se persuader que Lully met en évidence les accents toniques, il est plus difficile

de comprendre en quoi il le fait « plus » ou « mieux » que ses contemporains. Il s’avère même que,

statistiquement parlant, il ne se distingue guère de son beau-père Lambert. Pourtant, le rythme des

airs de ce dernier n’évoque pas précisément une déclamation parlée. D’où provient la différence ?

Bien plus, paradoxalement, des règles que Lully ignore, ou rejette, que de celles qu’il applique ou

pourrait avoir créées.

Au moment où il élabore la tragédie en musique, les compositeurs d’airs obéissent quant à eux

un à ensemble de principes rythmiques dont certains remontent à l’Académie de Baïf (1570) et qu’a

minutieusement formalisés Bacilly (1668). Fondés sur la notion de « quantité » (longueur) des

syllabes, ils privilégient certes l’accent tonique mais ne sont pas spécifiquement ciblés sur lui. Ils

prescrivent notamment de mettre en valeur toute voyelle nasale, indépendamment de son statut

accentuel, ainsi que les déterminants monosyllabiques comme « les », « ces », « mes », « nous » etc.

qui sont pourtant réputés atones. Lully tournera le dos à ces traditions qui, si elles conviennent bien

aux airs sérieux dont les innombrables notes longues accueillent avec bonheur passages et

tremblements, sont linguistiquement peu fondées et ne pourraient que nuire à l’efficacité du

récitatif.

Lorsque ces principes « quantitatifs » ne leur fournissent pas autant de longues qu’ils le

souhaiteraient, les compositeurs d’airs appellent à la rescousse un principe dit de « symétrie » qui

leur permet d’éliminer les brèves consécutives en en allongeant arbitrairement une sur deux,

pratique à laquelle Lully renonce le plus souvent. Si, dans Atys, il y recourt un peu plus qu’ailleurs,

c’est peut être à cause de l’atmosphère lyrique dont plusieurs scènes sont empreintes. Dans

l’exemple 3, les accents toniques sont soulignés par quatre blanches en début de mesure. Sans faire

appel au principe de symétrie, on ne comprendrait pas que Lully ait choisi, à quatre reprises, de

mettre en évidence, au moyen d’une noire pointée, la première des deux atones qui précèdent. Dans

un passage plus représentatif de sa déclamation, il aurait probablement rendu ce vers par un rythme

fondé sur des anapestes ( croche-croche-noire ).

DU RYTHME À LA MÉLODIE

L’accent tonique n’est pas sans influence sur l’écriture mélodique de Lully. Comparé au récitatif

italien dans lequel le recto tono occupe une place importante, celui de Lully se distingue par un

contour beaucoup plus accidenté dans lequel les sauts mélodiques, loin d’être placés au hasard,

apparaissent presque toujours avant les syllabes toniques et se surimposent donc à leur

renforcement rythmique. Dans l’exemple 2, on les trouve avant tous, temple, révere, vais. Les deux

sauts de quarte avant les initiales atones de mon temple et de chacun, en tant qu’écarts à la règle,

sont à interpréter comme des marques d’emphase.

Cette conduite mélodique focalisée sur l’accent tonique est sans doute la trouvaille la plus

originale du récitatif lullyste. On ne la rencontre en effet ni dans les airs sérieux, ni dans les

« prérécitatifs » de Cambert qui, quelques années avant Lully, se proclama inventeur de l’opéra français,

ni même dans les récits de ballets des années 1650-1660 dont Lully fut l’un des compositeurs et

dont la mélodie reste indépendante du rythme accentuel. Tout comme ses caractéristiques

rythmiques, la mélodie du récitatif participe donc du projet d’imitation, ou plutôt de stylisation, de

la déclamation théâtrale qui anime Lully et l’on peut gager que, dans son principe, elle s’inspire de

ce qu’était alors l’intonation des comédiens.

Aujourd’hui, la sidération des spectateurs de l’Atys de 1987 a fait place à une admiration

raisonnée. On peut se permettre, sans risquer d’en briser l’efficacité, de démonter le mécanisme de

la déclamation de Quinault-Lully, car c’est bien d’horlogerie qu’il s’agit : moins portés sur le

pathos que les Italiens, les Français ont de tout temps privilégié la musique du logos. Notre duo

l’avait parfaitement compris : c’est de l’engrenage millimétrique des inflexions et des rythmes

musicaux avec les articulations les plus fines du discours que surgit l’éloquence quasi miraculeuse

de leur récitatif, cette « autre » machinerie de l’opéra, plus parfaite que celle de Vigarani parce

qu’elle ne s’enraye jamais et que, en plus, on n’en voit pas les cordes !


POUR EN SAVOIR PLUS...

Olivier Bettens, « Chronique d’un éveil prosodique », Chantez-vous français, http://virga.org./cvf/chronique.php

─, « Gestation et naissance du récitatif français », in Agnès Terrier et Alexandre Dratwicki, L’invention des genres

lyriques, Lyon, Symétrie, 2010, p. 25-39.

─, « La musique à l’école des paroles », in Anne-Marie Goulet et Laura Naudeix, La fabrique des paroles de musique

en France à l’âge classique, Wavre, Mardaga, 2010, p. 191-199.


Article paru dans le programme d'Atys, Paris, Opéra-Comique, mai 2011. Avec l'aimable permission de l'Opéra-Comique.