Marcel Aymé
L'auteur du Passe-Muraille a consacré deux textes à Quinault en 1935, à l'occasion du tricentenaire de la naissance de notre poète :
« Quinault I. Le Tricentenaire d'un Parisien », Paris-Soir, 20 juin 1935
« Quinault II », Premier Recueil de l’Association Florence Blumenthal, 1935, p. 21-29 (repris dans Vagabondages, Éd. La Manufacture, 1992, p. 66-71)
Je remercie vivement M. Takeshi MATSUMURA, de l'Université de Tokyo, de me les avoir signalés.
Le tricentenaire d’un Parisien
par Marcel AYMÉ.
Le cinquantenaire de Victor Hugo risque fort de faire oublier le tricentenaire d'un écrivain sans doute moins illustre mais qui a des titres solides à la reconnaissance de son pays. C'est en effet en 1635 que naquit à Paris Philippe Quinault, dont la gloire devait égaler, à la fin du dix-septième siècle, celle même de Racine. A vrai dire, si Quinault n'avait d'autre mérite devant la postérité que d'avoir écrit des tragédies et des comédies, la célébration de son tricentenaire ne s'imposerait guère, mais on lui doit sans conteste d'avoir acclimaté l'opéra en France.
Les premiers opéras, qui nous venaient d'Italie, furent introduits à Paris par le cardinal Mazarin. Montés à grands frais, ils firent bâiller d'ennui tous les spectateurs et valurent au premier ministre quelques épigrammes de plus. On ne lui sut aucun gré d'avoir révélé un genre de spectacle absolument inconnu en France, et les trois opéras qu'il fit successivement représenter au Louvre furent autant d'échecs.
Un certain marquis de Sourdeac lui succéda dans l'entreprise difficile d'accoutumer les Français à ces divertissements, et n'y réussit pas beaucoup mieux. Avec le concours de l'abbé Perrin, dont les mauvais vers étaient mis en musique par un mauvais compositeur, il monta deux opéras au théâtre de la rue Guénégaud « Pomone », et « Les Peines et les Plaisirs de l'Amour », qui étaient au-dessous du médiocre, charmèrent quelques mélomanes de bonne volonté, mais ne firent jamais recette.
Les entrepreneurs de la rue Guénégaud se furent bientôt ruinés et durent céder leur privilège d'une « Académie royale de musique » à Lulli qui était surintendant de la musique du roi. Lulli donna d'abord des représentations dans un jeu de paume, puis au Théâtre du Palais-Royal, que la mort de Molière avait rendu vacant. Il aurait échoué comme ses prédécesseurs, et l'opéra aurait sans doute été abandonné pour longtemps, s'il n'avait eu la bonne fortune de rencontrer Quinault. La part de Lulli, qui ne fut sans doute pas négligeable, ne saurait être en bonne justice comparée à la sienne, car la musique, dans les opéras, était alors peu de chose, presque un accessoire, et c'étaient l'intrigue, le dialogue, les vers, qui décidaient du succès d'un ouvrage. Les artistes, chose incroyable aujourd'hui, avaient le devoir de faire comprendre les paroles qu'ils chantaient ; les spectateurs, en effet, ne se payaient pas de roulades et de trémolos ; ils prétendaient juger de la qualité des vers et des intentions de l'auteur. Aujourd'hui, les temps sont bien changés. Quand on va écouter un opéra, on n'a plus l'ambition de saisir le sens de toutes les répliques, et la musique l'emporte de si loin sur le livret qu'à peine prend-on garde au déroulement de l'intrigue.
A considérer le peu d'importance qu'avait alors la musique, parente pauvre de la poésie lyrique, on mesure mieux la place de Quinault, non seulement dans son époque, mais encore dans le siècle suivant. Il fut véritablement le père de l'opéra français, tout de même que Corneille fut le père de la tragédie française.
Le tricentenaire de Quinault pourrait être l'occasion de réparer l'ingratitude de notre époque à son égard. Il n'est pas question de le couler en bronze sur une place de Paris, mais l'Académie nationale de musique pourrait honorer celui qui fut son premier librettiste de talent et qui lui donna la première impulsion efficace. Un festival Quinault ne manquerait sûrement pas d'intérêt. Les réjouissances commenceraient par une grande soirée où les invités paraîtraient à l'Opéra en costume et en perruque du temps.
Les vieux messieurs en profiteraient pour se rajeunir sous une cascade de cheveux blonds, et quant aux dames, le port de la poitrine serait à la mode au moins pour un soir. Pendant les entr'actes d'« Atys » ou de « Roland », l'orchestre jouerait du Wagner pour donner une idée saisissante de l'évolution de l'opéra en deux siècles. Enfin, si le festival avait quelque succès, un commerçant avisé lancerait un apéritif ou un produit de beauté portant le nom du poète, et ce serait la réparation éclatante d'un oubli injuste.
Comment les mânes de cet écrivain ne tressailliraient-elles pas d'allégresse et de fierté, en entendant mille et mille fois par jour répéter dans tous les cafés de France : « Garçon, un quinquinault ! »
Paris-Soir, 20 juin 1935, p. 3
Cet article a été repris au moins trois fois :
- Marcel Aymé, Vagabondages, Besançon, Éditions La Manufacture, 1992, pp. 63-65.
- Marcel Aymé, Confidences et propos littéraires, Paris, Les Belles Lettres, 1996, p. 195-198.
- Marcel Aymé, Oeuvres romanesques complètes, t. II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1998, p. 1246-1248.
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Quinault
par
MARCEL AYMÉ
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C’est une malchance pour un écrivain honorable d’avoir vécu en un temps qui a produit les plus grands génies.
La postérité l’appelle écrivain de second plan, et s’il a eu quelque succès de son vivant, elle est souvent tentée de le lui reprocher, comme si elle le soupçonnait d’avoir dérobé à de plus dignes, par des manœuvres déloyales, la faveur du public. Entre tous les auteurs du dix-septième siècle dont la gloire est éclipsée par celle de leurs illustres rivaux, Quinault est celui qui a le plus souffert d’appartenir à son époque. On ne lui pardonne pas d’avoir triomphé et de s’être maintenu constamment dans l’estime de ses contemporains. On s’applique à ne retenir que les nombreuses et trop évidentes faiblesses de son œuvre, et à laisser dans l’ombre ce qui suffirait à assurer la gloire de n’importe quel écrivain d’un autre siècle. Les ouvrages de littérature ne parlent de lui qu’avec un mépris assez catégorique. Ils affectent de ne voir en Quinault qu’un auteur médiocre de la classe de Campistron, de Palaprat ou de Dufrény, et, sans
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autre forme de procès, lui assènent les épigrammes de Boileau qui devait lui-même, en son âge mûr, confesser l’injustice de ces jugements trop prompts où une certaine facilité de pointe et le désir d’être applaudi s’exercent aux dépens du sens critique. Il est d’ailleurs navrant que ses premières appréciations aient pesé si lourdement sur la réputation d’un bon écrivain ; il est vrai que les dernières n'ont guère plus de valeur ; une fois de plus Boileau entérinait ce que la cour et la ville avaient proclamé ; si la chose avait pu faire un quatrain piquant, il l’aurait sûrement mise en vers, et Quinault s’en trouverait mieux devant la postérité.
Ainsi semble-t-il aujourd’hui du pauvre Quinault qu’il soit une sorte de repoussoir à l’avantage des plus illustres auteurs de son temps, et principalement de Racine auquel on ne craignait pas, alors, de le comparer. L’unanimité qui s’est faite contre lui a quelque chose d’indécent, car tout le monde s’accorde aussi bien à reconnaître aux Français du dix-septième siècle le goût de la beauté, de la noblesse et de la clarté. Le fait que ces mêmes Français aient aimé Quinault jusqu’à la fureur paraît donc mériter l’attention. La fidélité d’un public dont le bon sens et la délicatesse nous sont si souvent donnés en exemple doit avoir une signification. C’est être bien inconséquent que de vanter la perfection d’une époque, son raffinement, sa lucidité, et de mépriser en même temps l’auteur qu’elle a le plus goûté et encensé.
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Quinault, on nous l’affirme, ne fut jamais que médiocre dans la tragédie comme dans la comédie. Encore convient-il d’observer qu’il n’y est jamais ridicule et qu’il s’impose à peu près constamment par une grande richesse d’invention, sinon par la force de l’expression. Les caractères des personnages qu’il met en scène ne sont pas aussi dépourvus de vérité qu’on s’est plus à le répéter. Ceux du Faux Tyberinus, par exemple, paraissent fort vraisemblables du moment où l’on accepte la fable initiale des deux héros qui se ressemblent au point d’être interchangeables, et la fable avait d’ailleurs de solides références. On a joué le Faux Tyberinus et Astrate pendant près d’un siècle, et l’une des comédies qu’il écrivit dans sa jeunesse, La Mère Coquette, s’est soutenue pendant plus longtemps encore. Ce n’est pas très courant dans l’histoire du théâtre, et l’on peut se demander si les pièces de Victor Hugo, dont on apprend par cœur les morceaux de bravoure dans les écoles, connaîtront une semblable pérennité. La lecture des pièces de Quinault n’est, du reste, par ennuyeuse ; on y découvre des qualités originales, d’imagination et de fantaisie, inattendues chez un écrivain de son temps, et qui avaient de quoi hérisser un Boileau : celui-ci, dont l’inspiration artistique s’apparente à celle du chercheur de mots croisés, était sûrement l’homme le moins fait pour comprendre le talent de Quinault. A ses yeux et aux yeux de tous les censeurs qui ont fondé sur la sienne leur critique du
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dix-septième siècle, Quinault eut le tort d’être, par tempérament, un fantaisiste et un indépendant, un romantique avant la lettre, qui se plia aux disciplines de l’époque sans jamais s’y résigner. En fait, il manqua d’indépendance et de caractère. Fils de boulanger, arriviste forcené, il songea surtout à sa situation, et, lorsqu’il fut en place, évita soigneusement toute audace qui eût trahi la modestie de ses origines. Il s’obligea, probablement sans répugnance, mais sans grand élan non plus, à travailler dans la matière première de l’époque, qui était la toge et le peplum, et s’interdit de chanter et de mettre en scène les gens du peuple avec lesquels il eût été plus à l’aise. Plutôt que de se laisser aller à ses dispositions, il préféra être un déclassé renté, glorieux et académicien. Il est facile aujourd’hui de dire que ce choix n’est pas à son honneur, mais alors la bohême n’était pas de mode, et le populisme n’aurait pas nourri son homme. Les grands poètes, tous de bonne bourgeoisie, n’auraient pas cousiné volontiers avec le plaisantin qui se fût permis de conter des histoires de mitron et de blanchisseuse ; on pardonnait ses gens du peuple à Molière parce qu’ils sentaient l’office. Quinault avait du tact. Il comprit ce qu’il pouvait tirer de son talent dans le cadre où il était recevable, et prit le détour d’être gracieux. Il y réussit, et l’on peut même dire qu’il y réussit parfois trop bien, puisque ses tragédies même s’en ressentaient fâcheusement.
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Poète authentique dont le lyrisme, la fantaisie, la spontanéité, risquaient de se heurter longtemps aux règles sévères de l’art poétique, il eut la chance de découvrir un genre où il était plus libre qu’en aucun autre. Au moment où il écrivait ses premiers opéras dont Lulli fit la musique, cette sorte de spectacle n’était pas une nouveauté en France. Déjà Mazarin avait essayé de l’introduire d’Italie en France, ce qui devait faire dire plus tard à Voltaire que nous étions redevables à deux cardinaux de la tragédie et de l’opéra. Des trois opéras italiens que fit jouer au Louvre Mazarin, aucun ne trouva grâce devant le public. Il paraît qu’ils étaient vraiment ennuyeux, mais on peut aussi supposer que l’impopularité du Cardinal ne servit pas son effort. Les premiers opéras français, écrits par un certain abbé Perrin et mis en musique par un mauvais violon du don de Cambert, s’appelaient Pomone et Les Peines et les Plaisirs de l’Amour. Les Spectacles de l’abbé, qui reçut le privilège d’une Académie Royale de Musique, furent jugés un peu moins ennuyeux que ceux du cardinal, mais le public n’afflua pas au théâtre de la rue Guénégaud. Ruiné, l’abbé dut fermer ses portes, et vendre son privilège à Lulli qui l’exploita, après la mort de Molière, au théâtre du Palais-Royal. Tout d’abord, les spectacles montés par Lully ne furent pas beaucoup supérieurs à ceux de son prédécesseur. Sans doute la musique était-elle de meilleure qualité, puisque lui-même en
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avait le soin, mais la musique n’avait pas alors l’importance à laquelle nous ont habitués les opéras modernes. Pour un public à peu près dépourvu d’éducation musicale, elle n’était guère qu’un agrément accessoire, une fioriture qui aidait à digérer les grandes tirades embêtantes. Au sortir de l’Opéra, on ne disputait guère si la musique était bonne ou mauvaise, mais on épluchait la progression des sentiments, on s’indignait que l’auteur eût fait rimer deux adverbes ou laissé mourir l’héroïne à la fin. Même s’il leur trottait encore un petit air par la tête, les gens gardaient l’impression d’avoir entendu une pièce qui ne se différenciait pas beaucoup, par le genre, de celles qu’on leur présentait plus ordinairement. En somme l’opéra pouvait encore passer pour une forme à peine corrompue de la tragédie grecque dans laquelle la mélopée ne gênait jamais le dialogue, à ce qu’on dit. C’était un grave péril pour l’entreprise de Lulli. Il ne pouvait compter sur l’autorité de sa musique pour imposer un opéra, et les ballets qu’il introduisait dans le spectacle ne suffisaient pas à en faire passer la faiblesse. Il lui fallait avant tout un librettiste capable de tenir le public en haleine par l’ingéniosité de ses situations dramatiques et l’agrément de ses vers. Ce n’était pas facile à découvrir. Les grands poètes, ceux qui se sentaient pour deux mille ans d’éternité dans le porte-plume, entendaient garder leurs douze pieds, et rien ne les eût décidés à taillader leurs alexandrins
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pour les débiter en vers de quatre, cinq ou six pieds, à la convenance d’un baladin. Pour les médiocres, ils ne demandaient qu’à faire dans l’opéra, mais ils y étaient aussi médiocres qu’ailleurs.
L’entreprise de Lulli aurait sûrement sombré, et il aurait fallu sans doute attendre la venue de Rameau pour que l’opéra eût définitivement sa place à Paris, si Quinault n’était intervenu à propos. Lui seul était capable de sauver la situation. Un homme de plus de génie n’eût probablement pas aussi bien réussi. Il fallait de l’invention, de la grâce, une sensibilité discrète, assez de prudence aussi pour ne pas se laisser aller à des épanchements d’un lyrisme échevelé, que le genre sollicitait, mais qui n’était pas au goût de l’époque. Toutes ces qualités et tous ces défauts étaient justement ceux de Quinault. L’opéra lui offrait au surplus les satisfactions d’une liberté, à vrai dire plus apparente que réelle, qu’il n’avait pas trouvées dans la tragédie où la discipline était moins élastique.
Quinault était donc bien le véritable créateur de l’opéra français. Lulli n’aurait pas abouti sans lui, tandis que le poète aurait triomphé même avec un compositeur de moindre mérite. Du reste, sa gloire fut longtemps incontestée. Pour les gens de son époque et pour ceux du dix-huitième siècle, il fut un grand poète lyrique. Il le serait encore pour notre temps qui a retenu des noms moins dignes d’attention, s’il ne lui était arrivé, très long-
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temps après sa mort, la plus curieuse des aventures.
Au temps de Quinault, et jusqu’au début du dix-neuvième siècle, la critique de l’opéra n’était guère autre chose que de la critique littéraire. Les hommes de lettres qui l’assuraient savaient un peu de musique et, s’ils n’y entendaient rien, ils en parlaient quand même. Cela ne tirait pas à conséquence, car l’essentiel de leur tâche était de rendre compte du livret, d’en apprécier les ressources dramatiques et de lui faire un sort en tant qu’œuvre poétique. Un écrivain pouvait n’avoir à son actif que des livrets d’opéra et être mis par les augures au rang des plus grands poètes. La plus élémentaire justice voulait qu’il en fût ainsi toujours. Malheureusement quand la musique se perfectionna, et qu’elle réduisit le livret d’opéra à n’être plus qu’un prétexte, il fallut faire appel à des s’spécialistes pour assumer une tâche que les hommes de lettres n’étaient plus en mesure de remplir. L’opéra se trouva retranché du domaine de la critique littéraire et les librettistes perdirent à peu près tout contact avec elle. Quinault fut la plus grande victime de ce divorce. La critique littéraire, oublieuse des opéras qu’elle avait portés aux nues pendant un siècle et demi, ne voulut voir en lui que le mauvais faiseur de tragédies. Il n’est guère plus heureux avec la critique musicale qui a assez affaire avec les compositeurs sans se soucier des malheurs d’un librettiste. Du moins ne le couvre-t-elle pas d’opprobre.
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Il reste encore une chance à cet outlaw qu’est devenu Quinault. C’est que l’Académie Nationale de musique se souvienne un jour qu’il fut à ses débuts le plus grand artisan de sa réussite. Il y a cette année tout juste trois siècles qu’il est né, et le moment serait assez bien choisi pour accorder à sa mémoire un hommage de gratitude.
Premier Recueil de l’Association Florence Blumenthal, 1935, p. 21-29
Cet article a été repris au moins deux fois :
- Marcel Aymé, Vagabondages, Besançon, Éditions La Manufacture, 1992, pp. 66-71.
- Marcel Aymé, Confidences et propos littéraires, Paris, Les Belles Lettres, 1996, p. 198-206.