Bernardin - Astrate

Napoléon-Maurice Bernardin, « L'Astrate et les Précieuses », Revue des cours et conférences, 1897-1898, no. 4, 9 décembre 1897, p. 168-184 ; repris dans son Hommes et moeurs au XVIIe siècle, Paris, Société Française d'Imprimerie et de Librairie, 1900.


Il s'agit du texte d'une conférence prononcée au Théâtre de l'Odéon en novembre 1897, avant l'unique représentation de la tragédie de Quinault. Il insiste sur l'influence des Précieuses sur notre poète, dans un style aussi charmant et aussi codifié que celui des salons des années 1660. Comme dans son article sur Quinault dans l'Histoire de la Langue et de la Littérature française des origines à 1900 dirigée par. L. Petit de Julleville (1898), Bernardin trouve des scènes excellentes et émouvantes, mais aussi des faiblesses.

L’ « Astrate » de Quinault.

 

Conférence, à l'Odéon, de M. N M. BERNARDIN

Professeur de rhétorique au lycée Charlemagne,

 

Mesdames, Messieurs,

 

   L'accueil favorable que vous avez, l’an passé, fait à la Mariamne de Tristan L'Hermite a engagé M. le Directeur de l'Odéon à vous présenter, après le vieux maître, son brillant disciple, et à monter cette année l’Astrate de Quinault, qui, sans ressembler en rien à la Mariamne, fut, comme elle, un des plus éclatants, des plus fructueux et des plus longs succès dramatiques du XVIIe siècle.

 

   Grâce aux critiques réitérées de Boileau, dont j'expliquerai tout à l'heure l'injustice, comme aux éloges enthousiastes de Voltaire, qui de leur côté sont d'ailleurs excessifs, le nom de Quinault est demeuré dans toutes les mémoires. Mais de Quinault nous ne connaissons plus guère aujourd'hui que le nom ; car dès longtemps ses opéras ont, avec la musique de Lulli, disparu du répertoire ; aucune de ses nombreuses tragédies n'a depuis un siècle et demi été remise au théâtre ; et, d'autre part, si je vous demandais avec le campagnard du Repas ridicule :

Avez-vous lu l’Astrate ?

je ne crois point m'avancer beaucoup en disant que la plupart d'entre vous me répondraient sans doute : non.

 

   Eh ! bien , Messieurs, si ce n'est pas « un ouvrage achevé », comme Boileau le faisait perfidement proclamer par le grotesque personnage de sa satire, Astrate, roi de Tyr, n'est pas une œuvre indifférente, loin de là. Elle est attachante, elle est pathétique ; elle a cette belle clarté, bien française, qui est comme la marque distinctive de notre littérature classique, et une des causes de sa vitalité ; elle est remplie de qualités scéniques, que vous apprécieriez assurément sans que j'aie besoin de les signaler par avance à votre admiration.

 

   Mais elle a été conque dans un esprit et écrite sur un ton qui pourraient déconcerter vos habitudes et gâter votre plaisir. Non seulement elle porte, profondément gravée, l'empreinte du talent, assez particulier, de Quinault ; mais elle est le miroir fidèle d'une société à laquelle la nôtre ne ressemble guère, de cette société précieuse, dont le très jeune poète était l'enfant gâté, et pour laquelle et sur laquelle il a fait ses tragédies, revêtant de costumes vaguement antiques des personnages tout contemporains. Il convient donc, avant de vous parler d'Astrate, que je vous dise quel a été Quinault et surtout dans quel milieu il a vécu.

 

   Je ne m'attarderai pas longtemps sur sa vie, d'abord parce que j'en dois rapporter ici seulement ce qui explique la nature et le genre de son talent comme l'influence qu'il a exercée par ses drames et par ses drames lyriques sur l'évolution de la tragédie française, mais aussi parce que la biographie de Quinault, qui précède les éditions publiées au siècle dernier de ses œuvres, me parait être un tissu d'erreurs, je serai franc, de mensonges.

 

   Elle s'appuie sur une nouvelle galante, L'Amour sans Faiblesse, qui a longtemps couru manuscrite dans le monde, et où Quinault avait raconté, sous des noms supposés, l'histoire de sa jeunesse et de son mariage. Usant de la liberté que lui donnait ce cadre romanesque, il avait dénaturé les faits, soit pour les rendre plus piquants, soit pour dissimuler tout ce qui de son origine et de ses débuts eût été de nature à lui nuire dans la plus aristocratique des sociétés. Un exemple : vous lirez partout que Philippe Quinault, né dans la Marche d'un bourgeois de Felletin, avait été envoyé par son père à Paris auprès de Tristan L'Hermite, le gentilhomme poète dont la Marche était fière ; que Tristan, qui venait de perdre une femme tendrement aimée, éleva le petit Quinault avec son fils unique, et, après la mort de cet enfant, l'adopta et en fit son héritier. Sur cette tradition, la ville de Felletin a même, au milieu de sa grande place, dressé un monument commémoratif au plus illustre de ses enfants. Or, Messieurs, Tristan n'a jamais eu ni femme, ni fils, et Philippe Quinault est né le 3 juin 1635, non dans les montagnes de la Marche, mais à Paris, rue de Grenelle, dans la boutique de son père Thomas Quinault, maître

boulanger. Quelques-uns de ses ennemis — qui donc n'a pas d'ennemis ? — avaient d'ailleurs découvert le mensonge vaniteux du poète, et Furetière, qu'il avait contribué par son vote à faire expulser de l'Académie, l’a criblé d'épigrammes malignes, tantôt l'appelant une bonne pâte d'homme, qui n'a jamais laissé germer dans son cœur aucun levain de vengeance, tantôt expliquant sa liaison avec l'académicien Charpentier (celui-là était fils d'un marchand de vin) par l'ancienne alliance qu'il y a entre le pain et le vin, tantôt faisant dire à Quinault lui-même « que de vrai il était fils d'un boulanger, mais que c'était un boulanger de petit pain ». Il fallut que Ménage, spirituel toujours et pour une fois charitable, intervînt et déclarât qu'il n'y avait pâs déshonneur pour un poète dramatique à être né dans une boulangerie, alors qu'un des princes de la comédie, Plaute, avait été valet d'un boulanger. Si je cite ce détail, c'est pour vous montrer la confiance que mérite la biographie de Quinault, car il n'a d'importance que pour la ville de Felletin, qui reste avec un monument injustifié ; par bonheur, ses édiles, gens sages et pratiques, avaient voulu que le monument de Quinault servit à deux fins et fût en même temps une fontaine publique : grâce à cette combinaison ingénieuse, les bourgeois de Felletin, qui s'étaient sans raison laissé enquinauder, comme dit l'autre, ne demeurent qu'à demi quinauds.

 

   Voici, Messieurs, ce que je puis vous dire avec certitude de Quinault. Il fut d'abord le petit valet de Tristan ; le poète, charmé de son intelligence précoce, se prit d'affection pour l'enfant, le fit travailler pour devenir avocat au Parlement, en même temps qu'il cultivait son goût pour les Muses, et fit jouer à l'Hôtel de Bourgogne sa première comédie, les Rivales, à laquelle une tradition, qui me parait fondée, rattache l'origine des droits d'auteur. Quand Tristan mourut dans ce bel hôtel de Guise, qui est aujourd'hui le dépôt de nos archives nationales, il léguait à son élève chéri un peu d'argent, beaucoup de manuscrits, et la protection des deux plus généreux Mécènes de l'époque, le duc de Guise et le comte de Saint-Aignan. Mais c'était surtout par les femmes que ce poète de vingt ans allait établir sa fortune littéraire et sa renommée.

 

   Une précieuse, Mme d'Oradour, personne aimable et intelligente, aussi bien accueillie à la Cour qu'à la Place-Royale, s'engoua de son jeune talent, prôna partout son mérite, et l'introduisit dans les ruelles à la mode où se faisaient alors les réputations. Le protégé de Dalmotie (c'était le nom qu'avait pris Mme d'Oradour) avait tout ce qu'il faut pour plaire aux femmes : il était grand, beau, spirituel ; il s'exprimait avec élégance, et sa voix chaude et passionnée donnait au compliment le plus banal une émotion troublante ; toute sa personne respirait l'amour, et Somaize l’a pu comparer à cet irrésistible prince d'Ethiopie, à la tête duquel s'étaient jetées, vingt ans auparavant, presque toutes les Parisiennes, et qui ne s'était pas enfui. Faut-il s'étonner alors que le tendre et charmant Quirinus (c'est ainsi qu'elles le nommaient) fût devenu l'entêtement des précieuses et la coqueluche des ruelles ? Et comme il était avec cela discret, modeste, plein de déférence pour la noblesse, bienveillant et indulgent même envers ses confrères, il lisait partout sa bienvenue sur tous les visages. Prodigieusement adroit par-dessus le marché, s'assurant les suffrages des baronnes et des duchesses par la précaution qu'il prenait de leur demander des avis et de leur soumettre ses pièces avant de les porter aux comédiens, donnant, par des allusions délicates, aux vicomtes et aux marquis le plaisir de se reconnaître dans sa Mort de Cyrus ou dans son Mariage de Cambyse, comme ils s'étaient reconnus dans la Clélie.

 

   La noblesse turbulente, qui conspirait contre Richelieu et contre Mazarin faisait la Fronde, avait trouvé dans la tragédie politique de Corneille le spectacle qui lui convenait. Mais l'amour était maintenant le seul intérêt, le seul but, la seule occupation d'une société oisive et raffinée, et tout naturellement l'amour fut l'âme des tragédies de Quinault. Mais entendons-nous bien : ce n'est plus cet amour passionné et violent dont, avant Racine, Tristan avait peint avec tant de puissance les jalouses et meurtrières fureurs dans sa Mariamne et dans son Osman ; non, un tel amour est trop brutal, et il eût détruit cet équilibre harmonieux de qualités élégantes qui constituait ce qu'on appelait alors l'honnête homme.

Les héros chez Quinault parlent bien autrement,

Et jusqu'à: je vous hais, tout s'y dit tendrement

   L'amour que peint Quinault est cette tendresse qui soupirait et souriait dans les alcôves et dans les ruelles, un de ces amours de tête, où l'esprit a plus de part que le cœur, un de ces amours peu profonds et peu durables, qui, suivant la gracieuse expression de Théocrite, se jouent avec des roses et des boucles de cheveux ; toutes les héroïnes de Quinault sont des précieuses, tous ses héros des alcovistes.

 

   De quoi s'entretenait-on dans les ruelles ? Les « mourants » des belles y débitaient des madrigaux doux, tendres et langoureux. Tout leur était prétexte à madrigaliser, tout, même ce qui nous semblerait aujourd'hui s'y prêter le moins. Le marquis de Mascarille assure qu'il court dans le monde plus de mille madrigaux de lui, et vous l'en pouvez croire : il achetait ses impromptus chez des fournisseurs discrets. Aux madrigaux succédaient les portraits, dans lesquels on s'évertuait à tourner en perfections les défauts de l'objet aimé, comme Eliante remarque dans le Misanthrope que font toujours les amants :

La pale est au jasmin en blancheur comparable ;

La noire à faire peur une brune adorable, etc.

   Et sans doute ce joli couplet a été traduit par Molière de Lucrèce ; mais il n'en est pas moins vrai que nul sujet n'était alors plus à la mode, nul n'étant plus propre à faire valoir l'esprit d'un honnête homme, au témoignage de Faret dans son Art de plaire à la Cour et de Mlle IU de Scudéry dans le Grand Cyrus. On se plaisait aussi à discuter sur quelque point délicat du code de l'amour, comme les charmants bergers de l’Astrée devant la nymphe Léonide ou la vénérable Chrysanthe, ou bien à débattre quelque question amoureuse, comme celle qui divise les deux marquises des Fâcheux :

Lequel doit plaire plus d'un jaloux ou d'un autre ?

   Enfin l'on rivalisait pour présenter la conclusion de ces discussions et de ces débats en maximes concises et piquantes, et c'est de la ruelle de Mme de Sablé, la princesse Parthénie, qu'allait sortir un livre immortel, les Maximes de La Rochefoucauld.

 

   Eh ! bien, Mesdames, ces tendres madrigaux, ces dissertations spirituelles, ces débats galants, ces maximes ingénieuses, voilà ce qui remplit et caractérise le théâtre de Quinault. Voilà ce que le poète avait admiré chez les précieuses, et ce que les précieuses à leur tour ont admiré chez lui.

 

   Et elles n'avaient pas tout à fait tort ; car Quinault a été un peintre exquis de ce que j'appellerai l'aube de l'amour. Il a su rendre d'une façon charmante les incertitudes d'un amour qui veut et qui ne veut plus se déclarer, ou le trouble plein de pudeur qui suit un aveu à peine murmuré, surtout l'éveil du sentiment dans un cœur de femme et les premières manifestations d'une tendresse qui n'a point encore une pleine conscience d'elle-même et qui se trahit sans même s'en douter. Stratonice est fiancée au roi, et, sans le savoir, Stratonice aime le fils du roi. Sa confidente Zénone lui dit :

                            ... Le roi n'a pour vous fait voir que de l'estime.

               Strat. — Zénone, il est certain ; mais le prince, son fils,

                            N'a pour moi jusqu'ici fait voir que du mépris.

               Z. — Le roi cherche à vous plaire avec un soin extrême.

               S. — Le prince Antiochus n'en use pas de même.

               Z. — Le roi vous aimera ; bornez-y vos souhaits.

               S. — Mais le prince, son fils, ne m'aimera jamais.

               Z. — Vous nommez tant ce fils, à vos désirs contraire,

                  Qu'on dirait qu'il vous touche un peu plus que son père.…

               S. — Quoi ? Ne connais-tu pas quel soin et quelle peine

                            Je prends incessamment pour lui montrer ma haine ?

               Z. — Si vous le haïssiez, vous n'auriez pas besoin

                            D'avoir pour le montrer tant de peine et de soin….

               S. — Mais autant que je puis, je fuis toujours ses pas.

               Z. — Si vous ne le craigniez, vous ne le fuiriez pas….

               S. — Crois que je crains d'aimer ; mais ne crois pas que j'aime.

               Z. — Mais vous-même, croyez qu'il est à présumer

                            Que l'on aime déjà, dès que l'on craint d'aimer.

   Assurément cette scène est délicieuse. Peut-être cependant trouvons-nous le poète un peu trop habile, et ses procédés d'analyse trop subtils. Ce dialogue, que j'ai abrégé, nous parait, en somme, moins une peinture vivante et théâtrale de l'amour qu'un très ingénieux, mais un peu froid commentaire sur l'amour. Quinault est déjà un Marivaux, moins léger et moins fin que le vrai, comme les grandes dames un peu lourdement vêtues du XVIIe siècle n'ont pas la grâce aisée et piquante des marquises de Watteau.

 

   Mais, comme c'est la tragédie qui alors a la vogue, et comme les romans ont mis à la mode les situations extraordinaires et terribles, toutes les choses gracieuses que nous présente Quinault brillent et chatoyent sous le ciel sombre et chargé d'éclairs des tragédies les plus tragiques. Amalasonte et Thomyris, ces bergères si bien disantes et si doucereuses, tiennent dans une main la carte de Tendre ou les tablettes sur lesquelles elles ont écrit un madrigal massagète ou même ostrogot, mais dans l'autre elles ont un poignard ou une coupe de poison. Ces comédies aimables se terminent inopinément par une effroyable tuerie ; si bien que l'impression dernière du théâtre de Quinault est à peu près celle que pourrait produire le terrible dénouement de la Rodogune de Corneille succédant à quatre actes rimés par Marivaux.

 

   Ces qualités et ces défauts se retrouvent dans les nombreuses tragédies qu'a écrites Quinault entre vingt et trente ans, et dont la plus brillante est Astrate. Cette production trop rapide explique l'uniformité des plans, la ressemblance des caractères et la négligence du dialogue trop lâche qui rattache entre eux d'éclatants airs de bravoure ou de mélodieuses romances.

 

   Il faut bien le dire aussi : la fécondité de Quinault était facilitée par son absence de scrupules. Il prenait son bien partout où il le trouvait. Somaize, Guéret, d'autres encore, l’ont accusé de s'être approprié des pièces inédites laissées par Tristan, et l’on a imprimé une protestation posthume de Scarron revendiquant pour Tristan et pour lui les Coups de l’Amour et de la Fortune. De moi, je ne crois pas cette accusation fondée ; mais je croirais volontiers que Quinault a puisé plus d'un sujet de tragédie dans ce grand roman de la Coromène qu'avait annoncé l'éditeur de Tristan, et qui n'a jamais été publié ; et comme les personnages de la Coromène étaient « les plus grands princes de l'Asie », il pourrait bien se faire qu’Astrate, roi de Tyr, vînt de là ; car ce n'est point une tragédie historique.

 

   Boileau l'a assez reproché à Quinault, et il fait dire à Astrate lui-même, dans son Dialogue des Héros de Roman : « II y a un historien latin qui dit de moi en propres termes : Astratus vixit, Astrate a vécu ; et c'est sur ce bel argument qu'on a composé une tragédie. » Messieurs, vous comprendrez mieux la portée qu'avait alors une telle critique, si vous vous rappelez avec quelle aigreur les ennemis de Racine lui ont reproché d'avoir altéré l'histoire dans ses tragédies. Les hommes du XVIIe siècle, avaient dressé entre les genres des barrières infranchissables, et, s'ils permettaient aux poètes dramatiques de suivre dans leurs tragi-comédies romanesques à dénouement heureux tous les caprices de leur imagination, ils exigeaient que leurs austères et sanglantes tragédies respectassent scrupuleusement ce que l’on croyait alors la vérité historique. Le pauvre Quinault connaissait mal l'histoire de Tyr, — lequel d'entre nous oserait aujourd'hui lui en faire un crime ? — et, pour qu'il y eût du moins quelque chose de Tyrien dans son Astrate, il avait pris les noms de ses personnages dans l’Enéide. Il a craint, en appelant sa reine Didon, de créer dans l'esprit des spectateurs une confusion fâcheuse ; mais il lui a donné l'autre nom de la princesse Tyrienne, Elise. Didon était fille de Bélus, sœur de Pygmalion, veuve de Sichée, descendante du héros argien Agénor, et vous retrouverez tous ces noms dans la tragédie de Quinault, où le rival d'Astrate est appelé Agénor, et son confident, Bélus, où un Pygmalion figure parmi les conspirateurs qu'anime et conduit un Sichée. Et Boileau n'avait pas tort de trouver que c'était insuffisant comme couleur locale. Maie que nous importe à nous, qui cherchons surtout aujourd'hui dans Astrate les hommes du XVIIe siècle ?

 

   Sur un autre point, Boileau s'est montré pour Astrate non seulement sévère, mais franchement injuste : il prétend dans son Repas ridicule.

                            Que chaque acte en la pièce est une pièce entière.

   A la rigueur cela se pourrait soutenir de l’Amalasonte de Quinault, où chaque acte présente en effet une situation différente et nouvelle ; mais il n'est rien tel dans Astrate, et il eût suffi de dire que cette pièce de théâtre se compose de deux pièces bien distinctes, une comédie d'abord, puis une tragédie, artificiellement soudées l’une à l'autre. Mais n'est-ce pas la formule même selon laquelle, de nos jours, un adroit et fécond dramaturge a composé tant d'œuvres bruyamment et longuement applaudies ? Dans Astrate, la comédie, qui se joue entre trois personnages, Àgénor, Elise et Astrate, est manifestement imitée de Don Sanche d’Aragon, la jolie comédie héroïque de Corneille. Mais si la donnée n'en est pas très originale, cette première partie d'Astrate est pleine de détails délicieux, et les défauts en sont presque aussi charmants que les qualités.

 

   Elise, reine de Tyr, a été fiancée par son père mourant à son cousin, le prince Agénor ; mais sa fierté supporte impatiemment la contrainte faite à son cœur, d'autant plus qu’Agénor, un beau parleur, volontiers fanfaron, mais moins bon soldat qu'habile politique, s'est laissé honteusement surprendre et prendre par l'armée syrienne, et que, seules, les victoires d'un très jeune général tyrien, Astrate, une sorte de prince de Gondé, ont pu sauver le royaume et raffermir le trône chancelant de la reine. Tandis que le dépit éloigne Elise d'Agénor vaincu, la reconnaissance la rapproche d'Astrate victorieux ; et d'autre part, tandis qu'elle soupçonne l'ambitieux Agénor d'aimer en elle la reine plus que la femme, elle a deviné l'amour sans espoir qu'Astrate au plus profond de son cœur nourrit secrètement pour elle :

                            Tout parle dans l'amour, jusqu'au silence même ;

si bien que, comme elle l'explique dans un couplet fort élégant à sa confidente Corisbe, elle a passé insensiblement pour Astrate d'une reconnaissance tranquille à une estime inquiète, et de cette estime inquiète à l'amour. De même que toutes les héroïnes de Quinault, c'est au moment d'épouser un homme qu'elle n'aimait point qu'Elise a compris qu'elle en aimait un autre ; elle a vu clair dans son cœur, comme dira la Sylvia de Marivaux. Elle recule plusieurs fois la date fixée pour son hymen avec Agénor ; enfin, bien trop éprise et bien trop fine pour ne pas trouver des raisons politiques qui justifient son amour, la reine se résout à prendre pour époux un sujet. Dans la situation exceptionnelle où elle se trouve, elle se départira de la réserve hautaine des précieuses et encouragera l'aveu d' Astrate ; elle le déclare à Corisbe en jolis vers, qui chantaient peut-être dans la mémoire de l'amoureuse Mademoiselle, le jour où elle résolut d'enhardir les présomptueuses espérances du brillant comte de Lauzun. C'est une scène bien gracieuse, Mesdames, que celle entre Astrate et la reine qui termine le second acte. Epouvanté de l'aveu qu'elle lui vient, non sans peine, d'arracher, Astrate s'écrie :

                                         Vous vous taisez. Hélas !

                            N'ai-je point trop osé ? — Je ne me tairais pas,

répond la reine, qui, rougissant et souriant à la fois, laisse dans cette réponse exquise échapper le secret de son cœur. Non, le chaste aveu que Racine fera tomber des lèvres de son aimable Aricie ne sera ni plus pudique, ni plus charmant.

 

   Mais Astrate a un rival, qu'Elise, avec l'égoïsme de l'amour heureux, avait pour un instant oublié ; et elle ne sait comment lui annoncer la décision qu'elle vient de prendre, parce qu'elle ne sait plus que penser de lui. Dès la scène d'exposition, très vive et très animée, Agénor, faisant devant Astrate la peinture voluptueuse du bonheur que lui promettait son union prochaine avec la reine, avait deviné l'amour du jeune homme à un cri que sa jalousie n'avait pu retenir ; ce cri et le nouveau retard que la reine apporte à leur mariage ont éclairé le prince :

                            L'hymen déplaît toujours, quand l'époux ne plaît pas.

Il est venu trouver Elise, qui, tout entière à l'idée d'Astrate, l'a vu entrer avec le même ennui que le Néron de Racine s'apprêtera à recevoir les reproches d'Agrippine. Dès les premiers mots d'Agénor, la reine lui a coupé la parole, et dans un petit discours, qui est vraiment admirable d'insolence contenue, de hauteur mesurée et de menaces discrètes, elle a fait comprendre à l'importun qu'il ne gagnerait rien à se plaindre ; aussitôt le prince, passé maître dans l'art de feindre, a rentré sa colère, et, dans une longue et merveilleusement habile tirade, que la reine écoute muette de surprise, il lui a rendu sa parole, il a renoncé à se prévaloir des droits qu'il tenait de son père, il l'a laissée disposer librement du sceptre et d'elle-même, demandant seulement qu'avant de faire un choix, elle voulût bien songer qu'il l'aimait ardemment. Elise se trouve donc fort embarrassée après avoir promis sa main à un autre. Comment faire part à un amant si généreux d'un choix qui va le désespérer ? Mais peut-être après tout cette belle générosité n'est-elle qu'une feinte ? La reine se souvient d'un vers d'Amalasonte :

                            Qui sait comme on raisonne ignore comme on aime.

Elle aurait préféré Agénor moins adroit et plus ému :

                            Pour m'aimer comme il dit, il l'a su trop bien dire.

Et elle va feindre à son tour pour découvrir les véritables sentiments du prince.

 

   C'est ici que se place l'incident de « l'anneau royal », très maladroitement imité de Don Sanche d'Aragon, qui a le défaut grave de tromper non seulement Agénor, mais Corisbe, mais Astrate, mais les spectateurs eux-mêmes, et que Boileau n'a pas eu tort de blâmer. C'est un des deux points faibles d'Astrate. Comment toutefois le condamner sans appel, quand il amène deux scènes, dont l’une est fort belle, et dont l'autre fait coup de théâtre ?

 

   Agénor a reçu de la reine l'anneau royal, marque de la toute puissance, et il vient annoncer à Astrate, précipité de ses espérances, qu'il épouse décidément Elise. Un dialogue tout à fait curieux et dramatique s'engage entre les deux hommes : « J'ai son cœur, dit Astrate, dit ce parfait amant ; elle vous l'a avoué à vous-même, et, dans ma disgrâce, je me tiens plus heureux que vous. — Je suis ravi que vous le preniez ainsi », répond Agénor en un couplet destiné â le perdre sans retour dans l'esprit des précieuses, qui n'admettaient, en littérature tout au moins, qu'un amour épuré et complètement dégagé de la matière, et qui pour cela se sont attiré les vertes railleries de Molière au quatrième acte des Femmes savantes ; car pour moi, conclut-il avec la plus insolente des ironies :

                            ... Sûr d'un bien solide, il ne me coûte guère

                            De tous abandonner un bien imaginaire.

   Et, pour la seconde fois, l'idée brutalement présentée du bonheur d'un rival fait perdre au jaloux Astrate toute retenue : il appelle Agénor sur le terrain. Jugez, Messieurs, du scandale produit à la cour de Louis XIV si un gentilhomme eût osé provoquer en duel Monsieur, frère du roi, ou simplement Monsieur le Prince ! Agénor fait chercher les gardes de la reine, et, sans quitter son ton d'ironie, il leur ordonne d'arrêter Astrate.

 

   C'est ici que se produit le coup de théâtre. Le capitaine des gardes s'avance, arrête au nom de la reine Agénor lui-même, lui reprend l'anneau royal, et le remet respectueusement aux mains d'Astrate bien vengé. Je ne puis me résoudre, Messieurs, à critiquer sévèrement ce coup de théâtre peu vraisemblable, quand je vois que Molière l'a emprunté à Quinault pour dénouer le plus grand de ses chefs-d'œuvre, et quand je me rappelle combien est toujours applaudi, quand il arrête Tartufe, l'exempt que Tartufe avait amené pour arrêter Orgon.

   Nous ne reverrons plus Agénor, et il n'en sera presque plus parlé. Voilà, la comédie finie. La tragédie va commencer, dont les héros sont Astrate, Elise et Sichée.

 

   Nous avons appris incidemment, dans le courant des deux premiers actes, qu'Elise n'est pas la reine légitime de Tyr ; son père a détrôné le roi Adraste et l'a retenu prisonnier. A son avènement, Elise — oui, notre tendre Elise — a fait mettre à mort le vieux roi et deux de ses fils ; mais le troisième, le plus jeune, a échappé à son poignard, comme Joas à celui d'Athalie. Il a grandi caché dans Tyr ; la reine le sait : des avis secrets et un oracle menaçant le lui ont révélé ; une conspiration s'est formée ; elle le soupçonne, et nous savons, nous, que le chef, le Joad, en est Sichée, père d'Astrate. Nous avons entendu un des conjurés lui adresser quelques mots mystérieux ; nous avons vu Sichée, par politique, aigrir l'un contre l'autre Elise et Agénor ; nous l'avons entendu détourner d'épouser Astrate la reine toute surprise, et terminer le premier acte par ce vers à double entente :

                            Je sais trop mon devoir pour y pouvoir manquer.

   Au troisième acte, au moment où le triomphant Astrate, l'anneau royal au doigt, s'apprête à entrer chez la reine, Sichée se dresse devant lui, comme Néarque devant Polyeucte :

                            Où courez-vous, mon fils ? — Où mon bonheur m'appelle ;

et sur ce vers la véritable action se noue dans la tragédie de Quinault, comme dans celle de Corneille.

 

   Sichée ne peut souffrir que son fils épouse l'usurpatrice, la meurtrière de la famille royale ; mais comme il voit dans Astrate l’amour plus fort que le loyalisme (permettez-moi ce mot tout moderne), il fait appel à sa raison : on conspire contre la reine ; la perte d'Elise est certaine : veut-il donc périr avec elle? « Oui, je sais que l'on conspire, répond Astrate ; je sais même les noms de trois des conjurés : Pygmalion, Bazore et Nicogène, et je vais de ce pas les découvrir à la reine, — Connaissez donc aussi le chef de l'entreprise : c'est votre père.

                            Vous me perdez, mon fils, si vous parlez. — Hélas !

gémit Astrate,

                            Je perds la reine aussi, si je ne parle pas.

 

   La situation est superbe. Partagé entre le devoir filial et l'amour, Astrate ne veut prendre parti ni pour l'un ni pour l'autre : il sauvera d'abord la reine des complices de Sichée, mais ensuite il saura bien sauver Sichée du ressentiment de la reine, et il vole au secours d'Elise. Toute la fin de cette scène est conduite avec un emportement incroyable et une étonnante sûreté de main ; elle est d'un maitre. Avec Voltaire je la crois capable de produire encore un effet prodigieux, et, ne fût-ce que pour elle, je serais heureux qu'Astrate soit aujourd'hui tiré de l'oubli.

 

   Après s'être élevé à une pareille hauteur, il semblait bien difficile que Quinault ne retombât point. Eh bien, Messieurs, le quatrième acte d’Astrate n'est pas indigne du troisième, et renferme encore deux scènes de premier ordre. Astrate a tout dénoncé à la reine, qui s'est engagée à faire grâce aux conjurés. Il vient maintenant supplier Sichée de lui faire connaître le vrai roi, pour lequel il conspirait ; non qu'il songe, comme la reine, à le livrer au bourreau ; il veut le provoquer en duel, comme champion d'Elise ; il veut que

                                       L'un des deux, à l'autre ôtant le jour,

                            Montre qui peut le plus, la vengeance ou l'amour.

   Sichée alors, complétant sa révélation, lui déclare qu'il a caché le légitime héritier du trône sous le nom de son propre fils mort, et qu'ainsi le véritable roi de Tyr, celui dont la criminelle Elise demande le sang, c'est lui-même, c'est Astrate. Et tandis que le malheureux, frappé comme d'un coup de foudre, gémit plaintivement, il l'exhorte à faire maintenant tout son devoir et à venger sur celle qu'il aime son père et ses frères égorgés par elle. N'avais-je pas raison de vous dire qu' Astrate était une pièce attachante ?

 

   Vous attendez tous à présent une grande scène entre Astrate et la reine. Vous l'aurez, et c'est encore une fort belle chose que ce duo douloureux formant un si cruel contraste avec le tendre duo du second acte. Pourquoi donc cette scène ne produit-elle pas la même impression poignante que les scènes correspondantes du Cid ? Car la situation est identique : ici et là deux amants, qui s'adoraient, semblent à jamais séparés parce que l'un d'eux a versé le sang du père de l'autre. C'est que les personnages de Quinault sont infiniment moins intéressants que ceux de Corneille. Si Rodrigue a tué le comte, c'est dans un combat loyal et pour venger l'honneur de son père ; la mort du père de Chimène le grandit donc aux yeux de Chimène elle-même, et c'est le miracle de Corneille d'avoir su rendre les héroïques amants de plus en plus dignes l'un de l'autre, si bien que ce qui devrait les séparer est cela même qui les réunit, à la satisfaction des spectateurs complices du poète. Mais on ne refait pas le dénouement du Cid ; M. de Bornier ne l'a point osé à la fin de sa belle tragédie de la Fille de Roland, où il eût été possible, et Quinault n'y pouvait pas même songer. Sans doute, même aujourd'hui que nous ne croyons plus avec les précieuses que le devoir et tous les sentiments les plus puissants doivent s'effacer devant l'amour honoré comme la plus belle des vertus, Astrate, cette sorte de prince Charmant, blond, blanc, bleu, nous émeut encore par la sincérité juvénile de sa passion ; mais il nous est bien difficile de nous intéresser à Elise. En vain le poète a compté, pour atténuer l'horreur de ses forfaits, sur l'indulgence qu'avaient ses contemporains pour les crimes politiques ; rappelez-vous Livie dans Cinna :

                            Tous ces crimes d'Etat qu'on fait pour la couronne,

                            Le ciel nous en absout alors qu'il nous la donne ;

en vain Quinault a voulu excuser Elise par l'amour, et lui fait dire que, si elle a versé le sang pour s'assurer un trône, c'était afin d'y faire asseoir Astrate avec elle : nous ne pouvons vraiment éprouver de la pitié pour cette femme criminelle, que nous avons vue entre deux tendres sourires réclamer la tête d'un innocent. Ainsi, tandis que, dans la scène du Cid. Corneille, en augmentant notre admiration pour les amants, faisait avancer l'action de sa tragédie et la conduisait à un dénouement heureux, dans la scène d'Astrate Quinault ne fait que développer pour elle-même une lamentation douloureuse, et, sans être trop longue, elle le parait bientôt, parce que nous sentons vite que la situation est sans issue, et que nous n'allons point à un dénouement satisfaisant.

 

   Cherchons ensemble, si vous le voulez bien, quel peut être le dénouement d'Astrate. Tous vous reconnaissez que, si leur union est impossible, Astrate ne saurait non plus tuer Elise, ni Elise Astrate. Si d'autre part Astrate se tue lui-même, il l'enlève à son meilleur défenseur, et la livre par sa mort au poignard des conjurés. Un double suicide ? Ce n'était point alors la mode, et ne vous semble-t-il pas que Sichée demeurerait bien ridicule en présence des deux corps, celui de l'usurpatrice, et celui du roi légitime? — Mais Sichée ne pourrait-il pas tuer Elise? — Ce serait alors une nouvelle prière qui commencerait, car Astrate se trouverait pris entre le désir de venger sa maîtresse et sa reconnaissance pour Sichée. La moins mauvaise solution, c'est Elise qui la trouve : elle se tue par amour pour Astrate, comme Astrate par amour pour elle vient de combattre ses propres partisans. Et ce dernier acte, qui est médiocre comme toujours chez Quinault, est sauvé par le mouvement des nombreux personnages en scène, par un admirable couplet de Sichée, par l’à-propos avec lequel le poète, rappelant que les grandes douleurs sont muettes, nous a épargné de monotones lamentations d'Astrate, enfin par les touchants adieux d'Elise à son amant, qui ont attendri jusqu'à Nisard, aussi féroce ordinairement pour Quinault que Boileau, son maître.

   Le succès d'Astrate fut considérable. Chose alors très rare, la pièce fut jouée trois mois de suite à l'Hôtel de Bourgogne, et elle y attira une telle foule que les comédiens doublèrent le prix des places et devinrent tous de « petits Crésus », au dire du bon gazetier Loret, rendant compte d'une représentation donnée au Louvre en 1665, le jour des Rois. D'où vient alors l'incroyable et injuste acharnement de Boileau contre Astrate, et comment, dans son Dialogue des Héros de Roman, a-t-il osé dire de la tragédie tant applaudie : « Les passions tragiques y sont maniées si adroitement que les spectateurs y rient à gorge déployée depuis le commencement jusqu'à la fin? »

 

   Cette mauvaise foi, si contraire au caractère de Boileau, demeurerait pour nous inconcevable, si une petite anecdote ne venait éclairer les dessous de celte affaire. Quelque temps avant les représentations d'Astrate, Boileau, parait-il, avait fait circuler une épigramme contre une tragédie de Quinault, et le poète avocat avait traîné devant les tribunaux le critique moqueur, qui s'était permis de ne point admirer son Amalasonte. Quel arrêt prononça la cour ? Il serait aujourd'hui très curieux de le savoir ; mais Boileau s'est vengé sur Astrate du procès que lui avait intenté Quinault, et cela avec une injustice dans la malignité qui ne lui était pas habituelle, et qu'il a d'ailleurs regrettée plus tard.

 

   Si l’Agrippa et l’Astrate ne s'étaient pas maintenus quatre-vingts ans au répertoire, on serait tenté d'attribuer aux critiques de Boileau le peu de succès des deux dernières tragédies de Quinault, Bellérophon et Pausanias. Elles n'étaient pas sans mérite, et Racine, qui a beaucoup plus qu'on ne croit imité Quinault (vous venez d'entendre dans Stratonice et vous allez entendre dans Astrate des vers que vous avez lus dans Andromaque, dans Britannicus et dans Phèdre), Racine a fait à Quinault l'honneur d'utiliser pour sa Phèdre quelques détails heureux de Bellérophon.

 

   Découragé par ces deux demi-succès, Quinault voulait, à trente ans, renoncer au théâtre, quand, par bonheur, Molière, pressé par le temps, lui demanda d'écrire pour sa Psyché les vers destinés à être chantés. Cette circonstance éclaira Quinault sur sa vocation véritable. Sa tendresse naturelle, la délicieuse harmonie de son style sans images, l'incroyable aisance avec laquelle il faisait et refaisait un couplet pour se plier aux exigences du musicien, tout le destinait à l'opéra, et Lulli, qui le comprit aussitôt, se l’attacha par un traité, dès qu'il eut obtenu le privilège de l'Opéra en 1672. En quatorze ans, Quinault lui a livré onze opéras, une pastorale et deux ballets, qui ont mis le sceau à sa réputation.

   Boileau en a flétri la morale lubrique ; mais c'est celle de l'opéra en général. La Fontaine en a nié le mérite littéraire ; mais c'était jalousie de librettiste dédaigné. Voltaire au contraire les a osé comparer aux poésies lyriques de Pindare ; mais cela prouve seulement que Voltaire ne comprenait point Pindare. Les opéras de Quinault ne méritent

                            Ni cet excès d'honneur, ni cette indignité.

   Quinault a trouvé dans l'opéra un genre éminemment propre à laisser dans l’ombre ses défauts et à mettre en pleine lumière ses qualités : on ne s'aperçoit point là qu'il manque de souffle et d'ampleur, parce que les nécessités mêmes du genre veulent qu'il se contente de poser les situations et d'indiquer les sentiments ; et d'autre part la variété des mètres et le dessin des phrases, arrondies pour le chant font admirablement valoir la souplesse fluide, la grâce charmante et la merveilleuse douceur de son style. A ce point de vue, où Quinault est bon, il est exquis, et tel couplet d'Atys, d'Alceste, de Persée, de Proserpine ou d'Armide, justifie pleinement La Bruyère de l'avoir appelé « le phénix de la poésie chantante », et explique comment La Harpe, si rarement poète dans ses tragédies, l’est devenu tout à coup pour écrire de Quinault : « Comme Virgile nous fait reconnaître Vénus à l'odeur d'ambroisie qui s'exhale de la chevelure et des vêtements de la déesse, de même, quand nous venons de lire Quinault, il nous semble que l'Amour et les Grâces viennent de passer près de nous. » Non, Quinault ne craint pas de rivaux dans l'opéra, et c'est encore quelque chose, Messieurs, que d'être le premier dans un genre inférieur.

 

   Le malheur, c'est que Quinault a exercé une séduction trop grande par ses œuvres aimables, mais un peu fades. Encouragés par la vogue durable de ses opéras dans leur goût pour la galanterie noble et dans leur indifférence pour la sincérité des sentiments, les poètes qui l'ont suivi l'ont imité de préférence à Racine, et ont négligé de plus en plus l'observation directe pour la convention dramatique, la simplicité pour le romanesque, et le naturel pour le merveilleux. Si Voltaire a tant admiré les opéras de Quinault, c'est que les tragédies de Voltaire ressemblent souvent à des livrets d'opéra.

 

   Lulli mort, Quinault renonça définitivement au théâtre :

                            Je vous dis adieu, Muse tendre,

                            Et vous dis adieu pour toujours.

Comme Racine, il s'enfonça dans la dévotion, et commença même un poème sur la Destruction de l'Hérésie, tout en cherchant fiévreusement cinq gendres :

                            C'est avec peu de bien un terrible devoir

                            De se sentir pressé d'être cinq fois beau-père.

                            Quoi ! Cinq actes devant notaire

                            Pour cinq filles qu'il faut pourvoir !

                            O ciel ! Peut-on jamais avoir

                            Opéra plus fâcheux à faire ?

C'est au milieu de ces occupations paternelles et édifiantes que l’auteur d'Astrate et d'Amadis mourut, le 26 novembre 1688. Et tandis que les contemporains se plaignaient déjà de ne pas savoir où était la tombe de Malherbe, ni celle de l'aimable Voiture, tandis que l'ouragan révolutionnaire a dispersé les cendres de Tristan, celles du collaborateur de Lulli reposent encore tranquillement, au-dessous d'une ancienne et curieuse « Mort de la Vierge », dans l'église Saint-Louis-en-l'Ile.

 

   Et, de fait, ce fut un homme heureux, Messieurs, que le fils du boulanger Quinault. Tout lui réussit d'abord, ou finit par lui réussir. A ses débuts dans la vie, il trouve Tristan L'Hermite pour cultiver ses facultés naturelles, et faire jouer sa première comédie, alors qu'il compte à peine dix-huit-ans ; il s'éprend d'une jeune fille, que ses parents marient à un autre ; mais elle devient bientôt veuve, et apporte à Quinault la fortune de son premier mari : avec cette fortune il achète d'abord une charge de valet de chambre du roi, puis une charge d'auditeur à la Cour des Comptes. Le succès de ses tragédies est tel qu'il est élu à l'Académie avant Boileau, avant La Fontaine, avant Racine ; quatre ans après, il est encore appelé à l'Académie des inscriptions et belles-lettres ; sa veine tragique semble épuisée, et il se renouvelle avec l'opéra, où il trouve des succès plus grands encore ; il était embarrassé de marier ses cinq filles, et trois d'entre elles, pour faciliter le mariage des autres, se font religieuses ; il a été attaqué par Boileau, et, avant de mourir, il a la satisfaction de voir Boileau lui faire publiquement amende honorable et l'assurer, par la bouche de Racine, qu'il le met au rang de ses meilleurs amis et de ceux dont il estime le plus le cœur et l'esprit.

 

   Son bonheur continue après sa mort. Voltaire l'exalte et le place à côté de Boileau; Schlegel, si impitoyable pour Molière, s'adoucit pour lui ; et voici que, après deux siècles, il se trouve à la tête de l'Odéon un directeur lettré qui ressuscite Astrate, et choisit dans sa troupe, pour le présenter au public, les artistes les plus propres à le faire valoir : il veut que cette œuvre jeune soit jouée par de tout jeunes gens, que Caillard prête à Astrate la fougue impétueuse de ses vingt ans, que le bien disant Ravet détaille finement les difficiles couplets d'Agénor, que la voix mâle de Dorival sonne superbement dans les belles scènes de Sichée, que le charme et l'adresse de Mlle Page fassent illusion sur le personnage indécis et inconsistant de la reine ; il veut enfin que les rôles ingrats et malaisés du capitaine des gardes et de la confidente Corisbe soient tenus par des comédiens éprouvés comme Taldy et Mme Dehon. En vérité, Messieurs, je suis fondé à dire que Quinault fut un homme heureux, et il lui a manqué seulement, pour que son bonheur soit aujourd'hui complet, de vous être présenté par un conférencier plus autorisé.

 

N.-M. Bernardin.