Vie manuscrite, orthographe modernisée

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Vie

De Philippe Quinault

de l’Académie française[1]

 

Les richesses ne font pas toujours les grands hommes, les états médiocres ont plus produit de philosophes, de savants, de génies qui ont excellé en toutes sortes d’études, que la noblesse et la fortune n’en ont élevé. Il est même certain qu’un peu de nécessité rend l’esprit de l’homme ingénieux, que le peu de talent qu’il peut avoir à se produire dans le monde, est continuellement occupé à y trouver une entrée heureuse, et c’est pour cela que l’on a toujours dit que l’indigence est fort propre à rendre un homme excellent. Du moins si ce n’est pas tout à fait ma pensée, un de nos peintres célèbres le pensait-il ainsi, puisqu’un jour un jeune Seigneur lui ayant montré quelques peintures de sa façon, il lui en marqua son sentiment avec affection. «  Je vous jure, Monsieur, lui dit le Poussin, qu’un peu moins de richesses feraient de vous un peintre très excellent ». S’il est permis de badiner sur la négligence d’un peintre, parce que la fortune le rend paresseux et négligent, il me semble que l’on ne devrait pas se hasarder à critiquer la pauvreté des véritables gens de lettres : un sac de mille francs de plus ou de moins dans le coffre d’un orateur, ou d’un poète, rend-il leurs livres, s’ils sont bons, moins lisibles et plus méprisables : attaquer encore leur basse origine, leur peu de tempérament pour la valeur, ou les défauts corporels dont la nature les a disgraciés, sont-ils des prétextes incontestables contre leur savoir ? Un homme vaillant et généreux se bat-il contre son adversaire, parce que sa généalogie n’est pas dans d’Hosier, parce qu’il lui trouve trop d’esprit, ou parce qu’il a trop de retenu ? Un auteur a-t-il droit de mettre l’épée à la main contre un poète qui a simplement critiqué son livre ? Cela n’est pas raisonnable ; chacun se doit mêler de son art. Et c’est dans cette vue que le Carache fâché de ce qu’un de ses confrères l’appelait en duel, pour avoir repris quelques-uns de ses manières de peindre, trouva le moyen d’arrêter sa fureur, en lui montrant un pinceau. « C’est avec cela, lui dit-il, que je me battrai ». Si un tel sang froid était présent à l’esprit des poètes qui se querellent tous les jours, leurs critiques ne seraient pas remplies des outrages personnels qu’ils se font incessamment. De combien d’invectives la mémoire de M. Quinault n’est-elle point chargée, sans le mériter : Boileau Despréaux ainsi que d’autres le rendent le sujet de la satire. Furetière, non content d’attaquer ses ouvrages, le raille encore sur son extraction : à le croire, un boulanger fut le père de Quinault. L’équivoque est employée malicieusement dans les Factums, le poète était d’une pâte excellente, il ne se choquait jamais des injures que l’on lui disait, et il n’en gardait aucun levain. Il s’était attribué un droit d’un bon nombre de mots français qu’il blutait


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et ressassait à sa manière. Voilà de quelle sorte Furetière, associé de Quinault, parle de lui ; si sa naissance n’est pas au-dessus de celle que le critique fait sous-entendre, il n’est pas mieux instruit sur ce sujet que d’autres auteurs, qui disent que Quinault était de Paris, quoi qu’il n’en fût point. Il m’est aisé de le prouver, ainsi que la malignité de certains satiriques, qui ont donné différents portraits d’une personne jusqu’à présent presque unique pour les paroles lyriques, quoique depuis lui nul poète n’est encore parvenu à dégoûter de ses opéras, et que l’on peut dire que la perfection de cette sorte de poèmes est perdue en celle de l’auteur.

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         Felletin dans la haute marche est l’endroit où Philiipe Quinault naquit* fils d’un particulier qui n’ayant pu lui persauder de vivre selon qu’il l’élevait, fut obligé de céder quelque chose à ses inclinations[2].

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         Agé de huit ans, il vint à Paris*, son heureuse étoile le conduisit d’abord à la recommandation de son père chez un illustre assez éclairé pour faire cas des belles qualités que son jeune âge empêchait de paraître. Tristan l’Hermite, Gentilhomme de Gaston d’Orléans, frère unique du roi, est le personnage dont je parle, assez renommé par la Mariane Tragédie, et diverses autres productions que l’on considère encore comme nouvelles à présent. Alors qu’il accueillit Quinault en sa maison, il regrettait la mort de son épouse de laquelle il n’avait pour tout reste de souvenir, qu’un jeune enfant dont la délicatesse faisait partie de tous ses soins.

         Quinault encore trop jeune pour comprendre les services que lui pouvait rendre Tristan, s’étudiait néanmoins à s’attirer sa familiarité. Tristan lui donna toute son amitié, tellement qu’attaché à son éducation, il ne se contraignait point. Lorsque son inspiration le prenait, il en profitait devant son élève, lui lisait ce qui venait à sa pensée, et son divertissement était de le pousser à avoir du goût pour la poésie, en ne lui cachant rien de ce qui donne aux vers de la force, et de la beauté.

         Encouragé par des principes peu communs, et cultivés par une tête qui n’avait déjà que trop de penchant au sujet qu’ils ont pour but, Quinault réussit au-delà de ses espérances, et fit si bien valoir les instructions qu’il recevait qu’à dix-huit ans les Rivales comédie*

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commencèrent son coup d’essai. Le théâtre retentit de son succès, et Tristan se vit étonné d’avoir un concurrent. Cet exemple pourtant, bien loin de lui ôter de l’estime qu’il accordait à son élève, ne contribua encore davantage qu’à le traiter d’égal avec lui-même.

         L’amour que Tristan avait pour Quinault eut sans doute diminué si la passion qui attaque tous les gens de Lettres, lui eût donné de la jalousie de son bonheur. Cette manie bien loin de tourmenter Tristan ne servit qu’à redoubler sa sincérité. Il publiait partout la Muse


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naissante comme un sujet de grande espérance, ne se trouvait en aucune société qu’il ne vanta son mérite, et cette approbation seule introduisit Quinault dans les compagnies les plus célèbres, ou on le considérait ainsi qu’un Bel Esprit peu commun.

         Lorsque l’on a une jolie conversation, et quelle est soutenue par la politesse et la jeunesse de la personne, il n’est pas étonnant que l’on soit bien venu. On écoutait Quinault avec satisfaction, on souhaitait de le revoir plusieurs fois, et les dames après les hommes ne se faisaient pas une affaire de lui en montrer beaucoup d’empressement. Il profitait galamment, quoiqu’avec timidité, de ces honnêtetés : car il n’était que trop porté à les accepter. Ces avances honorables augmentèrent sa hardiesse, il la produisait par La Généreuse ingratitude, tragi-comédie pastorale,

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et le public la reçut agréablement.

         Si Tristan ne l’éloignait pas de rendre sa plume fertile, il lui conseilla cependant de ne pas occuper son esprit de la poésie seule, et afin de lui cacher une partie des fâcheuses situations où cet art expose ceux qui le cultivent, ou pour mieux dire afin de n’avoir pas le déplaisir de l’y voir exposé. Il lui donna la connaissance d’un avocat au Conseil, chez lequel, en moins de trois ans, il se rendit capable de posséder la même charge. Cet avocat, un jour lui remit un gentilhomme fort spirituel, afin de le conduire chez son Rapporteur, pour le mettre au fait de son procès. Ils ne trouvèrent pas le Rapporteur chez lui, et on leur dit qu’il ne reviendrait que sur le soir. Sur cette absence, Quinault offre la comédie au gentilhomme, avec promesse de lui donner une des meilleures places du théâtre. L’offre est reçu avec beaucoup de civilité. Ce jour-là on représentait une de ses pièces, intitulée L’amant indiscret ou le maître étourdi[3].

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À peine furent-ils placés, que les gens les plus qualifiés embrassèrent Quinault, à droite et à gauche, en le félicitant sur sa nouvelle comédie, qui les faisait revenir à la troisième ou quatrième représentation. Le gentilhomme non-prévenu sur la qualité du poète, ne fut que trop certain de l’habileté de son conducteur, lorsqu’il vit les loges et le parterre applaudir avec fracas, la pièce de l’auteur. Son étonnement augmenta encore après être sorti de ce spectacle, en entendant Quinault exposer en très peu de mots au Rapporteur, l’affaire dont il avait chargé l’avocat au Conseil[4].

         Aussitôt que le monde nous accorde son estime, nous nous animons, et notre hardiesse prenant le dessus sur la honte, elle jette sur ce que nous disons et sur nos actions, un certain air aise qui nous persuade, en attachant les autres qui nous voient agir, et qui nous entendent. Ce que je dis est arrivé à Quinault. Il eut entrée dans des sociétés que d’abord son espérance semblait lui défendre ; la bienveillance qui y parut en sa faveur rehaussa ses petites


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idées, tellement qu’avec les connaissances, qu’il tenait de Tristan, il en fit encore de nouvelles. Il fréquenta néanmoins davantage chez Madame Tranto qu’en nul endroit. Mais afin de ne point donner un air de Roman à ce qui est purement historique, il est bon d’avertir ici que Quinault, à la sollicitation de la personne qu’il a épousée, avait écrit des Mémoires qui renferment ses amours avec cette même personne, et qu’il les avait mis sous le titre de L’amour sans faiblesse, nouvelle qui a longtemps couru en manuscrit dans le monde. Tous les personnages de cette nouvelle sont Homère ou Tristan, Térence ou Quinault, Martésie, Mariane sa fille, qui a épousé Timante ou M. Bouvet, et ensuite Quinault, Tranto, nom retourné sur celui de Trotant[5] riche marchand de Paris, Monray, aussi nom retourné sur celui de Raymond encore connu présentement par Raymond le Grec[6], auteur de quelques Dialogues qui ont fait bruit, Madame Monray sa parente ; les autres acteurs sont Desfourges, Varnier et les filles de Madame Trotant. Sur cette explication on jugera de l’intrigue des amours de Quinault, des Mémoires duquel j’ai pris les faits seulement, en changeant entièrement les expressions et quelques noms véritables, parce qu’ils ne sont pas susceptibles d’une narration de nouvelle galante quoique vraie. Je n’ai pas non plus voulu m’attribuer un ouvrage qui peut être mis au jour sous le nom de son auteur propre. Je reviens donc à mon histoire.

         Mme Tranto, veuve estimée, avait deux filles, peu favorisées par la beauté, mais en récompense l’esprit et la fortune réparaient entièrement cette disgrâce. Une taille avantageuse les rendaient même aimables, et comme elles étaient voisines de Quinault, c’est pour cela qu’il s’était habitué à y aller pour l’entretien. Ce divertissement n’attachait pourtant pas encore son cœur. Catin, l’ainée de ces filles, s’imaginait qu’elle était le sujet de ses assiduités, parce qu’elle avait remarqué, qu’il cherchait plus sa conversation que celle de sa sœur, ce qui soutenu par


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Madame Tranto, la confirmait dans la pensée que sa mère avait beaucoup d’estime pour Quinault et qu’elle voyait sans conséquence dans sa maison les fréquentations qu’il y avait.

         Un jour il s’y rencontra qu’une dame y vint ; elle était accompagnée de sa fille nommée Mariane. Leur habillement marquait assez un grand deuil. Martésie était le nom de cette dame ; femme âgée dans la dévotion, ayant peu de complaisance, en un mot d’une humeur farouche. Le mari qu’elle avait perdu depuis peu de jours, ayant été plus soigneux pendant sa vie, d’amasser des richesses, que de se faire un beau nom dans le monde, s’était intéressé dans quelques parties, où il avait fait fortune. Ce qu’il y acquit se trouva après sa mort en la possession de Martésie et de Mariane, fille unique du mariage. Cette veuve d’un naturel encore plus avaricieux, et plus entreprenant que le mari qu’elle venait de perdre, voulait un gendre pour sa fille, dont les grands biens joints aux siens pussent leur donner un rang considérable. Mariane était dévouée aux volontés de sa mère, et ne se pressait nullement de lui faire précipiter son choix. D’autant plus que son peu d’usage du monde l’entretenait toujours dans le même genre de vie qu’elle avait menée jusques là, dont toute l’expérience consistait à penser, que la vie la plus gracieuse et la plus contente était d’avoir carrosse, un buffet toujours ouvert, pour une table bien servie, somptueusement, et délicatement et un ameublement de bon goût. Ce bonheur fondé sur ce que père de son vivant ne fréquentait qui que ce soit, afin d’éviter le superflu, et l’avait toujours gardée chez lui comme une personne qui n’était pas du monde.

         Cet homme chagrin ne fut pas plus tôt décédé, que Mariane lia quelques connaissances, en rendant avec sa mère les visites de leur deuil. Et sa beauté, qui n’était pas encore connue, porta plusieurs personnes à parler de sa taille formée, dans un âge peu avancée. Elle n’était ni trop grande, ni trop menue ; l’albâtre de sa gorge éblouissait, ses yeux jetaient des étincelles


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dangereuses pour les amants, ses dents les rendaient amoureux, sa bouche les enflammait, ils admiraient son teint, son nez, et ses cheveux, mais surtout sa blancheur extraordinaire qui, revêtue de deuil, accompagnait sa pudeur d’un coloris charmant. La vie retirée que l’on l’avait contrainte de mener avait pour ainsi dire usé sa vivacité naturelle de sorte que, s’apercevant que l’usage du monde ne lui était pas familier, elle résolut dans les compagnies où elle se rencontrerait de ne répondre guère, et de laisser toujours parler. Cette prudence eut ses partisans qui, remarquant qu’elle hasardait peu de mots dans la conversation, qui n’eussent de la politesse, jugèrent par là avantageusement de son esprit.

         Si le père à qui elle devait le jour était de ces gens, qui n’ont que l’argent pour dieu, son âme était bien plus noble ; elle était portée à la générosité, et à la vertu, sensible à l’amitié, et même au tendre amour, lorsqu’il avait pour but un établissement honnête. Elle pensait qu’une fille d’honneur ne devait jamais haïr un amant qu’elle avait une fois rendu maître de son cœur, mais malgré ces maximes elle gardait si bien le sien, que la passion ne l’a point exposée à sortir de son devoir.

         Martésie venant donc avec cette belle, pour faire visite à Madame Tranto, Quinault s’y trouva aussi. Chacun se surprit de ses charmes, et Quinault encore davantage que personne de la compagnie. Il resta seul avec ces dames, après que les autres, qui soupçonnaient quelque particulier entre elles, eurent jugées à propos de se retirer. Quinault n’était demeuré que pour avoir occasion de parler à Catin ; Et pendant qu’il l’attendait il se recréa en conversant avec Mariane, ainsi que la mère faisait avec Madame Tranto.


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Mais ce que ces deux dernières avaient à se dire, les ayant contraint de changer de chambre, les deux premiers entrèrent en conversation. D’abord elle ne roula que sur des sujets vagues, où Mariane néanmoins fit voir tant de discernement, que quoique Quinault ne l’eût pas encore fréquentée, il connut par ses discours, que le portrait que l’on lui en avait fait était véritable. Sa présence acheva de la gagner, et il ne sut retenir l’impatience où il était de le lui dire. Que les gens d’esprit, Mademoiselle, n’ont-ils toujours eu le bonheur de vous entretenir, et qu’il y avait de cruauté en vos parents, de nous ôter le plaisir d’une compagnie aussi spirituelle et aussi touchante que la vôtre. Je n’entends point, Monsieur, répondit-elle, ce que vous pensez par ce discours ; mais si jusques à présent le rare commerce du monde que j’ai eu, m’a suggéré quelques expressions inusitées, la même liberté qui me les a fait avancer, me doit être pardonnée. Je ne vois point, dit-il, Mademoiselle, que votre politesse puisse être soupçonnée de cela ; vos moindres paroles marquent trop d’esprit. Ce compliment, répliqua-t-elle, est flatteur, personne ne s’en fait moins accroire que moi, et je ne cesserai point de soutenir que je n’ai pas encore attrapée cette liberté engageante du siècle. J’apporterai cependant mes soins à l’acquérir, et peut-être que les grandes compagnies y sont nécessaires. En attendant que j’aie la hardiesse d’y paraître, je m’imagine que les bons livres me donneraient la connaissance de moi-même, sans me rendre à charge aux autres, et je crois encore qu’ils m’épargneraient certaines hontes que l’on court risque d’essuyer, avec beaucoup de gens, puisqu’ils m’apprendraient ce qui est de l’utilité des entretiens polis. Quelle inquiétude avez-vous la dessus, Mademoiselle ? Cette mauvaise opinion de votre personne est-elle honnête ? Quel est le livre


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qui peut vous donner des règles de politesse, en est-il un seul assez fin ? Et les beaux esprits écrivent-ils et pensent-ils avec plus de pénétration et de douceur ? Cet éloge, Monsieur, reprit-elle, est d’un courtisans, qui porte trop loin la louange pour parler avec sincérité. Pourquoi donc, Mademoiselle, interrompit-il, un désordre agréable qui règne dans un discours n’est-il pas plus insinuant, que les pensées les plus recherchées ? Cela est vrai, répondit-elle, et si l’ingénuité tenait lieu de belles paroles, j’oserais me flatter de n’être pas exposée aux bons mots des personnes qui m’écoutent quelque fois. Mais comment pourrais-je y remédier, avec trop de franchise et de naïveté. Ce dernier défaut, répliqua-t-il, n’en est pas un de votre personne, Mademoiselle, et chacun qui vous entend et qui vous voit n’aura pas assez peu d’intelligence, pour ne pas s’apercevoir que les charmes de votre esprit sont aussi puissants que ceux de votre beauté. Quand votre prévention serait vraie, lui dit-elle, je ne saurais, Monsieur, vous passer ces qualités. Je n’ignore pas que mon miroir m’est assez favorable, mais je n’y ai jamais vu de beauté. Pour mon esprit, je ne vous cèle point qu’il est encore dans une innocence, dont mon application par la suite le fera sortir.

         En finissant ces derniers mots, la fille ainée de Madame Tranto parut et se mit de leur entretien. Bien loin de les détourner[7], elle peignit Quinault à Mariane, et l’assura que dans le projet qu’elle avait résolu, elle ne trouverait point d’homme plus à portée que lui de la faciliter. Mariane, attentive à ce discours, se plaignit de ce que pour la première fois le hasard lui avait donné un tête-à-tête avec un si galant homme, et qu’elle croyait si connaisseur sur les manières d’agir de quelqu’un, que sa pénétration la rendait peut-être risible à ses yeux, et qu’elle craignait d’être le sujet de ses railleries, lors qu’il l’aurait quittée. Cependant, Monsieur, dit-elle, parlant à Quinault, je vous serais plus obligée, si au lieu de vous divertir avec d’autres à mes dépens, vous me diriez naturellement sur quoi je dois me corriger. Et peut-être


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auriez-vous en ma personne une élève, qui se servirait si bien de vos leçons, que vous ne regretteriez pas d’avoir défendu son ignorance. Si, néanmoins, vous voulez me critiquer, je m’y soumets, pourvu que vous m’épargniez dorénavant un peu davantage. Je le veux bien, répondit-il, Mademoiselle, comptez sur ma parole, toutes les fois que je mettrai la conversation sur vous, je n’autoriserai pas le mensonge, je ne cacherai rien de ce que vous êtes. Et si mon sentiment en est cru, on vous prendra pour la beauté la plus aimable, et la fille la plus prudente dans sa conduite. Voilà une connaissance bien prompte, dit avec quelque jalousie Mademoiselle Tranto, de savoir par cœur des âmes que l’on n’a pas encore fréquentées. Je ne sais que vous, répliqua aussitôt Quinault déconcerté, que je puisse mettre en parallèle avec Mademoiselle, et partager les éloges que je fais d’elle. N’en parlons plus à présent, lui dit-elle, nous ne sommes ici que nous deux de notre sexe ; je n’y étais point attendue, ainsi les civilités sont pour Mademoiselle. Par ces petits reproches l’entretien s’échauffa, la galanterie inspira beaucoup d’honnêtetés de part et d’autre, et Quinault s’engagea de lui apporter un livre, qu’il avait sur lui, et qu’il ne lui communiqua que du temps après, puisqu’il prétexta la conversation qu’il avait envie d’avoir avec elle le jour suivant.

         Le cercle augmenta dès que Martésie et Madame Tranto se levèrent du siège du cabinet où elles étaient. Quinault à leur abord sembla encore plus engageant, et l’attention qu’il avait d’enlever l’estime de la compagnie rendant sa vivacité plus aimable. Martésie le regarda de bon œil, et vit bien que le récit que lui en avait fait Madame Tranto était rempli de sincérité. Lorsqu’elles sortirent, Quinault mena sa fille jusqu’à son équipage, à qui il donna la main pour monter en carrosse. Ensuite il amusa encore quelques heures Madame Tranto, chez laquelle on le voyait plusieurs fois le jour, comme si c’eût été sa maison. Il lui parla de Mariane avec une si grande estime, qu’elle se douta bien qu’il avait été frappé de sa vue. Catin, jalouse au suprême degré de l’attention de Quinault sur cette visite, en cacha le dépit à sa Mère, et ayant ses raisons pour ne pas rencontrer dans Mariane autant de perfections


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que Quinault lui en trouvait, elle plaisanta, et lui dit qu’un amant, au prix d’une personne indifférente, ne regardait pas avec des yeux semblables. Quinault s’aperçut qu’il avait trop enjolivé le portrait de Mariane, il sourit de la réflexion, et passa le petit reproche en risée. Il ne resta pas encore longtemps ; son imagination était trop remplie de la belle à laquelle il ne cessait de songer, et de plus, il lui avait promis sa compagnie, et un livre.

         Il s’acquitta le lendemain de cette promesse autant qu’il lui fût possible, le temps de sa visite en présence de Martésie, et laissa Mariane presque en possession de son cœur. Il eut occasion d’y retourner depuis nombre de fois, et n’en sortit qu’avec des idées encore plus amoureuses. Le prêt des livres continuant, Quinault songea à en profiter, parce que Mariane, qui l’avait prétexté pour se polir, sentait déjà quelque amour pour lui, et que l’indifférence du côté de l’auteur commençait à n’avoir plus de force. Il l’avait presque portée à lui déclarer sans conséquence, sur le papier, ce qu’elle pensait de leur société, lui donnant à entendre qu’il ne suffisait pas de s’énoncer avec facilité, si l’on n’écrivait aussi naturellement. Il s’offrit de lui remettre ses lettres sans aucune faute, et lui disait-il, vous n’ignorez pas l’orthographe. En se déclarant de cette sorte, il n’espérait pas moins que de savoir le fond de son cœur. Son entreprise cependant ne lui réussit pas comme il le souhaitait. La confiance n’était pas encore assez grande, car soit que Mariane n’eût point d’inclination à employer du papier, où qu’elle se méfiât de cet engagement, elle en recula toujours l’exécution, parce que, disait-elle, son souvenir était toujours présent, et qu’elle avait beaucoup d’attention à remarquer l’orthographe de l’impression, et qu’outre cela elle ne voulait pas se donner pour auteur.

         Elle voyait bien que Quinault soupirait pour elle, qu’il avait trop de timidité pour se découvrir, et l’amant se savait un peu favorisé. Ce couple amoureux en restait


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sur le cérémonial des avances. C’était à qui la ferait le premier, et sans doute, ils ne se seraient rien dit, si une partie de divertissement n’en eût été cause.

         Mariane allait de temps à autre avec sa mère à la comédie, parce que son deuil était expiré. Quinault la salua un jour à la représentation du Cid, après avoir vu qu’elle y avait répandu des larmes. Presque la pièce finie, du théâtre il fut à la loge où elle était placée, et il la complimenta ainsi que Martésie et Timante, qui les avait invitées à ce spectacle. Après quelques civilités, il accompagna Mariane jusques à son carrosse. Pendant que Timante en faisait de même de la mère, ils entrèrent de compagnie dans le carrosse, et descendirent aussi souper dans la maison. Chimène eut seule l’applaudissement de la table, et après que l’on en fut sorti, Timante, qui avait l’esprit d’un autre côté, resta en particulier avec Martésie, et Mariane et Quinault s’en trouvèrent éloignés. Ce moment était trop favorable pour le laisser échapper ; il prit occasion de la tragi-comédie, qu’ils venaient de voir, comme étant partie de la conversation qu’ils venaient aussi d’avoir. Serait-il bien possible, lui dit-il, Mademoiselle, que vous auriez été attendrie sur un sujet inventé, pendant que vous restez indifférente pour des maux réels. Vous accordez des pleurs à Rodrigue, pour plaindre son malheur, et vous demeurez insensible à des peines effectives, dont votre mémoire perd même le souvenir. J’ignore, Monsieur, ce que vous voulez dire, répondit-elle, mon cœur est tendre ; si mes yeux peuvent se retenir sur des accidents, que le théâtre représente, et qui n’ont d’existence que dans l’inspiration de Corneille, je le sais, et néanmoins je n’en suis pas moins touchée. Persuadez-vous de là qu’il ne serait pas en ma puissance d’abandonner quelqu’un dans la peine si elle me regardait, et je vous avoue ingénument, qu’il est une personne seule, qui pourrait m’intéresser pour elle. J’ai toujours pensé Mademoiselle, continua-t-il, qu’avec un cœur élevé comme vous l’avez, vous n’ayez pitié des infortunes des


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Malheureux ; si l’on vous disait cependant ceux qui souffrent pour vous, vous n’auriez peut-être pas les mêmes sentiments pour eux. Je fais souffrir quelqu’un, répliqua-t-elle, Monsieur, je ne vous suis pas connue, je ne veux de mal à personne, et quand cela serait, continua-t-elle, en badinant, je vous assure que je n’en ai pas eu la volonté. Que votre rigueur m’est cruelle, reprit-il, et qu’elle est redoutable pour ma tranquillité, si bien loin de me plaindre, vous raillez de ma douleur. Je n’étais déjà que trop mal traité, sans être certain de vos moqueries. Soyez plus ouvert, Monsieur, répondit-elle fort sérieusement, et vous apprendrez si je me moque. Il n’y avait pas la à reculer pour Quinault, il fallait se déclarer, ou risquer de passer pour un amant peu spirituel. Il continua, et ne lui cacha rien de sa passion. Mariane ne voulut pas non plus l’amuser davantage, elle lui montra toute sa tendresse et lui donna à entendre que son amour était récompensé du sien. Oui, lui dit-elle, je ne puis plus me retenir, je romps le silence, je vous ai aimé dès votre première visite, je vous l’avoue innocemment, et sans en rougir, le penchant qui m’entraine pour vous, étant trop sage aussi bien que mes désirs. Cet aveu le transporta avec tant d’excès qu’il embrassa ses genoux, la remercia de sa franchise, et lui peignit sa passion avec des expressions si vives, et Mariane y répliqua avec tant d’affection qu’ils se quittèrent l’un et l’autre fort contents.

         Quoique sa plus forte inclination fut de suivre le penchant qu’il avait à l’amour, on ne le voyait point près à négliger celle qu’il avait pour sa Muse. La Comédie sans comédie[8] est une autorité sur ce que je dis : on l’applaudit généralement, et les critiques furent obligés de reconnaître que les caractères différents, qui mélangent ce spectacle, étaient une preuve de fertilité très favorable de son esprit.

         Ce succès ne détourna point une cabale de satiriques de déchirer sa renommée, mais quoique l’on lui dit partout les noms de ses ennemis, au lieu de discontinuer et de craindre la satire sur ses nouveaux ouvrages, il produisit


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Le Mariage de Cambise[9], et la Mort de Cyrus[10]. Les spectateurs augmentèrent à la représentation de ces deux tragédies, où la plupart sur le bruit de sa jeunesse avouaient légèrement, qu’il avait quelque goût pour le théâtre. Mais ils soutenaient, que l’art ni l’intrigue ne jouaient pas encore beau jeu pendant ses poèmes, prévention peu éclairée puisque l’on pouvait leur dire à eux-mêmes, qu’il n’y a pas de plus rare talent que celui de ravir un parterre, et faire en sorte que l’on revienne vingt où trente fois écouter avec plaisir les vers d’une tragédie ou d’une comédie[11].

         La critique qui ne cherchait que le moyen de diminuer son crédit échoua, et si des auteurs sans nom le harcelaient par une ironie inconnue à présent, et peu goûtée alors, il s’en consolait avec sa chère Mariane des tentatives que l’on faisait contre sa réputation naissante. S’il entretint du temps commerce avec sa maîtresse, dans une grande tranquillité, par la suite il s’inquiéta de ne voir point de jour à se déclarer pour le mariage, parce que Martésie, naturellement, orgueilleuse et prévenue de ses grands biens, en apprenant des nouvelles, romprait les desseins d’un homme, qui n’avait pour lors que sa qualité de bel esprit pour tout revenu. Là-dessus roulait son inquiétude. D’un autre côté, Mariane était trop bien élevée pour risquer son honneur avec lui. De cette sorte il était forcé de regarder l’amour de fort loin, et sans savoir encore où le mènerait la tendresse. Tout son bonheur, dans cette intrigue, consistait donc à se tenir heureux d’aimer et d’être aimé. Bonheur tout spirituel, et dont présentement les galants ne s’accommodent guère. Mariane, cependant, ne pensait pas tout à fait comme Quinault sur l’opinion qu’elle avait que sa famille pouvait égaler la sienne, que son bien était peut-être égal, puisque sa dépense éclatait, et que plus que tout cela sa mère et Madame Tranto ne cessaient pas de le voir avec estime. Elle résolut d’avoir au plus tôt un tête-à-tête avec lui, pour lui dire de faire des propositions de mariage pour elle à sa mère afin que Timante, qui se rendait assidu auprès d’elle, ne pût pas venir à bout de conclure un hymen, auquel on l’avait déjà préparée par quelques paroles.


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         Ce Timante, ainsi que Mariane, avait eu pour père un homme intéressé dans les affaires, auparavant commis, lequel s’étant revêtu d’une charge à la chancellerie, acquit par là un titre de noblesse à son fils, à qui il laissa de gros biens. C’était un homme assez bien tourné, mais pas un grand esprit ; en récompense il était homme de bien, avait de la douceur, de la civilité, et obligeait volontiers ses amis. Il possédait dans la Robe une charge considérée, et on le regardait de bon œil pour son caractère honnête. Son père, ainsi que celui de Mariane, avaient eu quelque part ensemble dans des partis dont les suites furent cause que Martésie ne pût s’opposer à la liaison qu’il avait avec Mariane. La regarder et en rester amoureux fut chose égale, et de même que son tempérament ne lui permettait pas d’entreprendre sur les romans, il réservait toute sa politesse pour la mère, et se souciait fort peu d’avoir le cœur de la fille d’elle-même. Mariane le voyait et ne s’en fâchait pas. Et c’est là-dessus qu’elle décida de prendre au plus tôt des mesures avec Quinault. L’amour ne perd point de temps, elle lui écrivit ce jour, dans une première lettre, qu’une partie de Vincennes avec Mademoiselle Tranto était arrêtée pour l’après-midi, et qu’elle l’invitait à s’y promener à tel endroit ; que surtout il lui ferait plaisir de ne point montrer aucun signe, qu’il eût été averti.

         Il se trouva à l’endroit marqué avec un livre dans sa poche, que les demoiselles lui virent à la main en l’apercevant de loin. Mesdemoiselles Tranto lui reprochèrent aussitôt son particulier, et ne purent s’empêcher de lui dire que sa galanterie était bien relâchée, de se rencontrer seul dans un bois où la verdure et le livre qu’il tenait n’était peut-être pas ce qui l’y faisait rester. Je n’ai que votre seule connaissance, Mesdemoiselles, leur dit-il, satisfait de l’avoir, et de l’avantage de votre société, je n’en souhaite point de plus agréable dans cette solitude, troublant par des visites peut-être importunes, la rêverie m’a amenée en cet endroit ; pour ce qui est de ce volume, vous avez tant d’esprit,


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et j’en suis si mal fourni, qu’afin d’aider à vos spirituels entretiens, j’ai jugé à propos de préparer mon souvenir par quelques leçons étudiées. Vous vous en imaginez apparemment la une, dit en raillant Mariane, que je voie ce que vous lisez, afin que j’en profite, car le livre me serait plus nécessaire qu’à vous. En lui parlant de cette sorte, elle [le] lui enleva de la main. Les trois demoiselles jetèrent la vue avec avidité dessus, nonobstant les efforts qu’il fit pour les en détourner. Leur étonnement fût grand véritablement, lorsqu’en ouvrant ce livre, elles connurent qu’il renfermait une matière de dévotion. Que veu[t] dire ceci, lui dit Mariane en augmentant la raillerie, le dévot vous in[s]pire du païen ; pauvre solitaire, enfoncez-vous dans le désert, continua-t-elle, en laissant tomber sa lecture, nous n’avons que faire du galant triste ni trop sérieux. Ce fut à qui le déconcerterait mieux, il n’en resta pas plus étonné ; au contraire il lui persuada que s’entretenant quelquefois de piété, dont il ne savait aucuns mots, il essayait d’en retenir nombre, pour s’exprimer aussi heureusement qu’elles, sur les devoirs des couvents. L’ironie fut maniée avec délicatesse et avec malice. Mariane néanmoins, qui sur l’avis qu’elle lui avait donné de la promenade, l’avait plutôt mandé pour elle, que pour entretenir la compagnie, lui dit de lui donner le bras. Quittons, continua-t-elle, ces deux babillardes. J’ai ainsi que vous du goût pour la piété, et vous ferez bien de me rendre participante de vos belles résolutions. Suivez moi, Monsieur, dès ce moment je vous donne la direction de ma conduite.

         Ils continuèrent chemin, pendant que petit à petit Mesdemoiselles Tranto, les examinaient tellement qu’il leur aurait été impossible de se trouver seuls, si en changeant d’allée, deux Messieurs qu’elles connaissaient, ne se fussent joints aux quatre autres personnes : de cette manière le rendez-vous grossit à faire soupçonner à Mariane qu’elle n’avait pas prise seule la précaution d’avoir un chapeau[12], et que si elle n’en avait pas eu l’esprit, Mesdemoiselles Tranto l’auraient exposée à jouer un assez mauvais personnage ;


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chaque galant eut soin de sa belle, autant que sa vivacité le lui permit, et cette rencontre produisit trois tête-à-tête.

         À l’égard de Mariane et de Quinault, sitôt qu’ils n’eussent plus de témoins, leur air enjoué disparut. Mariane ne disait mot, Quinault manquait de hardiesse, enfin tous les deux étaient fort embarrassés quelle figure faire. Pourtant cette charmante fille rompit le silence ; apprenez-moi, je vous pris, lui dit-elle, quelles ont été vos vues en vous munissant du livre que vous avez encore ici. Voulez-vous me sermonner, appréhendez-vous que je m’oublie ? Non répondit-il Mademoiselle, n’accusez de cette méprise que le hasard seul, je vous le demande en grâce. Ébloui de la faveur que j’obtenais de vous, je me suis si fort précipité, en prenant un des livres qui se présentait à ma main, que je n’ai su ce qu’il est, qu’à votre apparition au rendez-vous. Trop heureux, continua-t-il, que vous vous déclarassiez ouvertement en ma faveur, je n’ose m’en flatter ; votre vertu m’est trop connue, je me croirais coupable si je pensais autrement, et par là je ne vois que trop que je ne serai pas favorisé. Vous pouviez vous tromper, répondit-elle en souriant ; de certaines personnes se fâcheraient de vous entendre parler de la sorte. Et moi je me réjouis du dépit que vous avez de me croire vertueuse. Je ne suis pas disposée néanmoins à déranger ma conduite, ni elle ne doit pas arrêter l’envie que j’ai de nous contenter tous deux, si je puis me fier à l’aveu que vous me faites de votre amour, et que je doive le croire. Soyez en persuadée, Mademoiselle, lui dit-il, n’hésitez point sur ma parole. Hélas, me soupçonneriez-vous bien de vous en imposer, et serais-je assez malheureux pour ne vous pas prouver que votre personne est maîtresse de mon cœur, et que vous ne sortirez jamais de ma mémoire ? Commandez, exigez de moi les choses les plus difficiles et vous serez certaine à quel point je suis soumis à tout ce qui peut vous intéresser. S’il est vrai que je doive compter sur vos protestations, lui répondit-elle, un peu interdite, il est dangereux pour vous de demeurer


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plus longtemps sans déclarer notre mariage. Voyez ma mère, ménagez-la, car si je ne vous aimais véritablement, je rougirais de vous avouer que je crains que Timante ne fasse le premier les avances. Et si une telle demande réussissait, je regretterais ma triste destinée, mais je suivrais les volontés de ma famille, et je soutiendrais ma réputation. Quinault, à cet aveu précipité, jeta les yeux à terre, et ne put s’exprimer qu’en soupirant. Vous ne dites mot, Monsieur, reprit-elle, vous êtes tranquille, et ne me donnez point de réponse. Que sont donc devenues ces vives protestations, dont vous m’assuriez tout à l’heure. Vous gardez le silence, alors que vos remerciements devraient éclater sur des avances, qu’il serait de votre honneur de m’avoir faites. Hélas, je ne reconnais que trop ma faute. Je devais vous résister, vous auriez encore les mêmes empressements. Quoiqu’il en soit, continua-t-elle, découvrez vous librement, j’oublierai les dernières assurances que vous m’avez montrées de votre amour, pourvu que vous ne reculiez plus à me dire si je dois encore m’attendre dessus. À des reproches si touchants, ses yeux se mouillèrent. Hélas, Mademoiselle, reprit-il, en répandant des pleurs, rien ne nous unit. Comment, interrompit-elle, vos visites n’étaient-elles pas le sujet d’un hymen honnête ? Je n’y songeais pas, Mademoiselle, répliqua-t-il, trop de différence est entre nous. Que me dites-vous, continua-t-elle, que vouliez vous donc faire, me perdre si je vous avais trop écoutée ? Ce n’a jamais été mon dessein, Mademoiselle, lui dit-il, j’ai trop de vénération pour vous, et je n’ai que trop aperçu la noblesse de votre éducation. Ne me contraignez pas de vous en expliquer davantage ; quelque sympathie qu’il y ait entre nous, le bonheur n’a pas présidé à ma naissance, pour décider de votre main en ma faveur. Mais malgré ce malheur, je ne serai jamais qu’à vous seule. Je vous ai sacrifié tout mon amour ; j’en ai vos yeux pour témoins, et je rejette sur ma rude destinée


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les poursuites de la fortune. Mon cœur est plus élevé qu’elle, mais je ne saurais atteindre à vos prétentions. Tirez-moi au plus vite de doute, interrompit-elle, avec impatience, et si vous avez encore quelque reconnaissance de ma faiblesse, ne me laissez pas dans l’embarras, et que je puisse savoir dans le moment si je dois me flatter ou me repentir de vous aimer. Il étala encore les explications, mais à la fin, il fallut se faire reconnaître. Je ne recule point à vos ordres, Mademoiselle, je n’ai plus d’espérance de vous revoir, lorsque je vous aurai dit qui je suis ; ma sincérité est maintenant trop grande, pour la déguiser à vos yeux. Il lui fit donc en honnête homme le portrait de sa naissance et de sa fortune, et puis continua. Voilà, Mademoiselle, quelle est ma situation, et par elle il vous est aisé de voir que je suis doublement à plaindre, de n’oser espérer de vous servir, lors même que vous n’êtes pas indifférente pour ma personne. Je vous proteste, que la passion la plus tendre, a été plus forte que mes vues. Je ne respire que pour vous, j’ai eu la témérité de vous le déclarer plusieurs fois ; je le répéterais encore s’il vous était possible de ne le pas croire. L’amitié dont vous m’avez honorée, m’a ôté le souvenir de ce qui je suis, je me flattais d’avoir trop de richesses, par la possession de votre cœur. Mais que le sort m’est contraire, hélas, je ne m’attendais pas que le sujet de mon bonheur dût être un jour un second accident sans remède. Et que je n’apprendrais que trop le désespoir où l’on se sent, de choisir et d’être choisi de la fille du monde la plus spirituelle, non seulement en voyant que l’on ne peut espérer d’en jouir, mais même qu’un autre est prêt de nous enlever. Ce que je dis n’arrivera peut-être que trop tôt pour mon malheur, et il ne m’est pas permis de m’attendre à autre chose. Les biens sont plus aimés de votre mère que les richesses de l’esprit. Supposons encore qu’elle ne les méprise pas, la passion ne s’en mêlant point, elle n’aura nul égard pour moi. Elle sait tant de personnes qui remportent l’avantage sur la mienne, qu’il n’est pas étonnant que leurs belles qualités et leurs grands biens, lui plaisent davantage, que l’hommage que je vous ai fait de mon amour et de mon obéissance. Enfin, Mademoiselle, mon malheur ne se peut exprimer, et il me semble surtout plus sensible, que les plaintes dont vous l’adoucissez, partent d’un cœur généreux ; par l’amour que nous nous sommes jurés, ne songez plus à moi pour ma tranquillité et pour la vôtre. Cachez-


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moi toute votre sensibilité. Vous accordez votre pitié aux disgrâces qui me poursuivent. Trop, reprit-elle, en versant des larmes. Je goûte vos réflexions, elles sont vraies. Cependant que ma destinée, hélas est bien plus triste encore que la vôtre. Vous passerez peut-être vos jours librement : l’absence et l’indifférence vous feront oublier que vous m’avez aimée. Et moi, quel sera mon recours, si l’on dispose de ma main pour quelqu’un que je n’aime pas ? En une contrainte si déplorable, je serai forcée de déguiser jusques à la moindre de mes actions et de mes idées. Je ne pourrai plus m’entretenir sans honte du seul objet de mon amour, pendant même que la passion me livrera entre les bras d’un homme dont il me sera impossible de souffrir les embrassements . Je ne vous le dis qu’avec trop de sincérité, je me sais par cœur, et je ne sens

que trop bien que je n’ai pas la force de changer d’amant. Que dois-je croire de vous, pour m’exposer à tant de regrets. Pourquoi m’avez-vous rendu votre amitié si étonnante, et quels ont été vos secrets pour me la rendre si chère, dans une occurrence ou il vous était aisé de prévoir des difficultés insurmontables sur notre union. Elle gémissait et jetait sur lui des regards languissants. En achevant ces reproches, les forces lui manquèrent ; Quinault dans le moment lui embrassa les genoux, et fit voir dans ses yeux une vivacité ardente de lui répondre. Ah, Mademoiselle, lui dit-il, lorsque l’on chérit quelqu’un, est-il temps de réfléchir, et ne s’efforce-t-on pas de diminuer le péril qui suit ordinairement une inclination violente, dont nous ignorons les suites ? A-t-on d’autre attention que celle de gagner le cœur de la personne que l’on aime ? Et la bonne opinion que l’on a de soi-même, ne nous pousse-t-elle pas jusqu’à croire que l’amour récompensera une constance à toute épreuve ?

         Ils demeurèrent du temps sans se dire mot ; des œillades interrompues interprétaient seules les divers mouvements de leur cœur. S’il ne nous est pas possible, dit Mariane en rompant le silence, de nous voir unir ensemble, c’est bien la moindre chose que j’obtienne de ma mère, que je ne sois jamais mariée. La journée ne se passera point, que je ne lui en parle ; je lui vanterai votre mérite, et si elle ne le considère pas seul, je lui dirai de ne plus songer à m’établir. Non, Mademoiselle, je ne demande point de vous des preuves si éclatantes de votre fidélité, réservez de semblables résolutions pour quelque amant plus heureux et plus fortuné, car je me reprocherais un sacrifice si honorable. Votre considération n’en sera point la cause, répondit-elle, je n’envisagerai dans mon dégoût que ma seule satisfaction. Cependant, répliqua-t-il, Mademoiselle, comment vous y prendre avec votre mère ? Si elle vous prévient, de quelle sorte éluderez-vous la demande de Timante, et par quel moyen parerez-vous des propositions de


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mariage ? Que résolvez-vous ? Il faudra bien obéir, dit-elle ; le temps me rendra peut-être plus heureuse, et toute ma ressource en cette occasion est de souhaiter que ma mère, en qui je vois de la bonne volonté pour vous, soit toujours aussi bien disposée à nous satisfaire l’un et l’autre. Ne vous attendez pas là-dessus, répondit Quinault, Martésie m’est connue ; elle préfère le bien à toute autre chose. Si cela est, répliqua-t-elle, je m’assurerai de quelques autres précautions, s’il est en ma puissance de le faire. Dorénavant, ajouta-t-elle, que l’on vous voie chez nous si peu que vous pourrez. À ce dernier compliment Quinault resta interdit, et à peine eût-il la force de ne pas montrer de la tristesse, à la compagnie qu’ils allèrent rejoindre.

         Ils restèrent dans une tristesse extraordinaire, la rougeur et l’humidité se répandirent dans leurs yeux, et leur embarras exprimait assez leur contrainte. L’usage du monde poli veut que lorsque l’on connaît ses amis dans le chagrin, on y prenne part aussitôt, et que l’on apaise de la gaieté où l’on est, la crainte d’augmenter leur douleur par un enjouement qui lui est contraire. C’est le parti que prirent Mesdemoiselles Tranto et Varnier, qui en contait à la cadette. Desfourges, qui jouait le même personnage auprès de Catin, n’en usa pas ainsi : sa vivacité n’était bonne qu’à le brouiller avec tous ceux qu’il voyait, et dans ce moment il ne sut pas assez bien se tenir, pour ne se pas faire passer pour un étourdi. Les voilà, dit-il, dans un silence extrême ; ce ne peut être qu’une suite de leurs réflexions dévotes, et vous saurez bientôt qu’ils ont pris le parti de se jeter tous deux dans un couvent. C’est la récompense que j’espère de leurs entretiens chrétiens, et de leurs méditations sur la faiblesse humaine. Il lâcha ces paroles avec un ton si piquant, que Quinault le soupçonna d’être plus content que lui du particulier qu’il avait eu. Cette plaisanterie le choqua à un tel point, qu’il se réserva l’occasion favorable d’en avoir raison. Peu de jours après il eut sujet de se contenter, mais ce différent n’est pas le même que celui-ci. Il ne répliqua point au railleur, qu’il regarda seulement avec quelque mépris, et Mariane en soupirant. Babet, qui le vit et pour changer un entretien qui lui déplaisait, lui donna le bras ; portons nos pas vers le bourg, dit-elle. La compagnie entière en fit le chemin, et on se reposa chez un traiteur, où un repas fort joli, se trouva tout prêt, quoiqu’il sembla avoir coûté du temps. C’est ce qui fit croire à Mariane, que la première pensée était véritable, que les amants des deux sœurs avaient été mandés à ce rendez-vous. Quinault, à qui elle en parla, eut la même croyance. Il quitta là la compagnie, pour dire au maître du Logis, de ne recevoir d’argent que de lui, et en attendant donna des arrhes ; on n’en voulut pas, parce que l’écot était payé. Quinault avait néanmoins remarqué que personne n’avait descendu, après être entré dans la


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maison. Desfourges, en arrivant, dit seulement, que l’on nous donne un biscuit. Babet ne put cacher à Mariane ce qui en était, et elle lui avoua que Desfourges, brouillée avec sa sœur, avait imploré sa médiation, pour les réconcilier ensemble. Je n’ai pas prévu néanmoins, continua-t-elle, qu’il se laisserait suivre par Varnier et encore moins qu[e] Quinault y viendrait sur votre compte. Là-dessus la conversation cessa, et on fut mettre pied à terre chez Martésie qui, étant sortie depuis son dîner, n’était pas encore rentrée de la ville où, pour le malheur de Mariane, elle avait employé fort mal l’après-midi.

         Elle avait projeté depuis du temps de déclarer aux parents de son époux défunt, sans que Mariane en sût rien, la demande que Timante faisait d’elle. Et pendant qu’elle était absente de Paris, elle en parla à ces parents, qui donnèrent à ce prétendant les éloges les plus solides. Ils lui dirent qu’ils étaient parfaitement bien informés de ses occupations, qu’il possédait une charge aussi honnête, que de bon renom, qu’à la mort de son père il avait hérité seul de tous ses biens, que le parti était fort avantageux pour Mariane, et qu’elle ne pourrait être malheureuse avec un si galant homme, qui d’ailleurs l’aimait, et lui donnerait rang dans le monde. Sur cette dernière considération, Martésie ne balança point, et elle arrêta dès le jour de faire résoudre sa fille à cet engagement. En rentrant chez elle, Mariane y arriva avec la compagnie. Elle demanda comment ils s’étaient rencontrés ensemble ; on lui répondit qu’un pur effet du hasard avait lié leur partie. Desfourges, étourdi à son ordinaire, exagéra à Martésie la grande dévotion de Quinault qui, éloigné de lui en tenir compte, lui voulut mal de ses railleries. Au moment même, il ne put se retenir ; vous ne sauriez, lui dit-il, vous empêcher de parler froidement contre la dévotion, car votre esprit est trop évaporé pour goûter la douceur qu’il y a de la professer. Cette réponse équivoque fut si prompte, contre le naturel de Quinault, que le railleur en demeura choqué. Chacun vit assez que ce génie peu fin n’avait pas l’art de recevoir une répartie avec politesse, ce qui fut cause que l’ironie retomba encore sur Quinault, que l’on recommença à railler. Martésie même, qui n’avait alors que des pensées de joie, ne l’épargna pas, et le déconcerta par les paroles les plus vives et les plus spirituelles qui soient peut-être jamais sorties de sa bouche. J’ai beaucoup de plaisir, dit-elle, qu’il ait de la ferveur ; et je ne lui veux pas de mal de l’inspirer à Mariane. J’n’ignore pas que la soumission d’une fille à sa famille est de lui obéir, et je pense que comme un bon Chrétien, il l’a déjà conseillée de faire son devoir. Je ne vois pas, répondit Mariane avec prudence, qu’il soit fort nécessaire de me remontrer là-dessus. J’ai toujours été si dévouée à tout ce que vous avez voulu, que je ne me persuade pas, Madame, vous donner aucun


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soupçon que j’aie dessein d’aller contre vos volontés. Il est vrai, répliqua Martésie, je me flatte jusqu’à présent d’avoir une fille bien élevée, et fort soumise. Néanmoins je crains que vous ne me résistiez sur un sujet qui vous touche, et que j’ai conclu en votre absence. Mariane n’entendit que trop ce que cela voulait dire, et elle eût souhaité ne le pas entendre. Cependant la crainte qu’elle avait que les gens devant lesquels sa soumission venait de paraître dans ses discours ne crussent, si elle éludait la nouvelle de sa mère, que son obéissance, ne leur fut suspecte, et plus que cela, la déférence qu’elle avait toujours eue pour tout ce que sa mère exigeait d’elle, lui tirèrent encore ces paroles de la bouche. L’amitié que vous m’avez toujours montrée, Madame, ne m’a que trop assurée que vous n’avez rien fait jusqu’à présent pour moi, qui n’ait été à mon avantage. De sorte qu’il ne vous a pas été difficile de répondre de mes volontés, puisque je n’ai jamais résisté aux vôtres. Je vous apprends donc, dit la mère, qu’ayant plusieurs exemples, où vous ne m’avez pas fait de résistance, j’ai du plaisir de le prouver à l’assemblée qui est ici, en vous disant de l’inviter vous-même à vos noces avec Timante.

         À cette surprise les deux amants se troublèrent : la rougeur exprima assez le dépit que Mariane en eut. On donna néanmoins une autre cause à cette rougeur ; Quinault cacha son désespoir en se retournant. Et Mesdemoiselles Tranto complimentèrent leur amie sur un accord qui leur semblait de son goût. Son étonnement était si grand, qu’elle ne leur répondit pas dans le moment, elle revint cependant de cette surprise, et peu de temps après Timante parut. Approchez, Monsieur, dit la mère aussitôt qu’elle le vit. J’ai trouvé ma fille que voilà soumise à la parole que je lui ai demandée pour vous, et elle n’est pas indifférente à l’homme qu’elle en reçoit. Timante s’acquitta de sa réponse à sa manière, c’est-à-dire assez mal, soit qu’il fût trop occupé de son bonheur ou de quelque autre idée. Quinault aussi, afin de ne pas faire paraître ce qu’il pensait, le complimenta là-dessus et l’assura qu’il se devait tenir heureux, d’obtenir la main d’une personne d’un si grand mérite que Mariane, dont le pouvoir avait assez de force pour décider de la félicité du plus galant homme, qui n’en ignorait pas la riche valeur. Il prit pour une honnêteté cette réflexion, qu’il ne put relever ni suivre, y répondit sans l’avoir écoutée, mais avec une entière satisfaction de lui-même. On se retira, et Martésie, Mariane, et Timante restèrent seuls.

         Il n’est pas difficile de comprendre comment Quinault dormit ; ses yeux n’eurent aucun repos, il fut sur pied dès l’aurore. Il sortit de chez Tristan pour dissiper son inquiétude par la promenade. Et comme il en revenait sur les onze heures, l’imagination remplie de Mariane son amour l’amena


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proche le logis de la belle. L’air rêveur qu’il avait s’évanouit aussitôt qu’il aperçut Martésie, que Timante conduisait à son carrosse. D’abord[13] qu’ils furent montés ensemble, il se glissa dans le logis, et s’insinua jusque dans la chambre de Mariane, sans être vu de personne. Elle était dans son lit toute mouillée de larmes. Elle n’avait pas cessé d’en répandre depuis sa séparation d’avec Quinault. Il vit sa douleur, et voulut la consoler, en retenant les siennes. Hé, s’écria-t-elle, avec surprise, qui vous mande ici ; ne vous ai-je pas dit de n’y plus mettre le pied. J’exécute, répondit-il, Mademoiselle, ce que Martésie m’a conseillé de faire hier. Je vous invite à ne plus songer à moi, à être entièrement résignée aux volontés de madame votre mère, et mener une vie contente. Le parti que l’on vous propose doit vous y porter. Mon rival a bon air, peut plaire par sa personne, est homme de probité. Il vous aime. Si votre penchant n’est pas encore pour lui, sa société vous inspirera peut-être quelque passion pour lui. Le mariage a quelquefois lié d’une étroite amitié, des personnes qui n’avaient aucune inclination l’une pour l’autre. Lorsque vous serez avec Timante, et qu’il vous aura persuadée sur les nobles sentiments qu’il a pour vous, que sa complaisance vous sera connue, le mérite que vous vous ferez de le bien traiter, toutes ces raisons le mettront mieux dans votre cœur. Dans cette conjoncture, résolvez-vous à profiter des avantages que la fortune vous offre, contre ceux qu’elle me refuse. Je n’en attendais pas moins de votre honnêteté, Monsieur, répondit-elle, je le reconnaitrai. Et dès l’heure qu’il est je vous vois comme un ingrat, qui n’êtes digne que de ma froideur. Hélas, Mademoiselle, reprit-il, accablez-moi plutôt de votre haine. Je ne saurais, répliqua-t-elle, vous méritez aussi que ma colère que mon amour. Ah, s’écria-t-il, ne perdez pas un malheureux. Le bonheur me quitte, mais ma fidélité pour vous ne m’abandonnera jamais, elle a trop de force dans mon âme. Hélas, dit-elle, en soupirant et en versant des pleurs, ma résistance est aussi faible que la vôtre. Que vais-je devenir ? J’ai donné ma parole, je le tiendrai ; mais je ne puis être heureuse de mes jours. Je vous proteste, Mademoiselle, qu’il ne tient qu’à vous de l’être ; efforcez-vous de devenir utile à ce que vous avez de plus cher, jouissez de votre aimable jeunesse. Il n’est nécessaire pour cela que de changer d’amant ; c’est toute la force que vous avez à prendre sur vous-même. Et pour récompense de ma témérité, abandonnez-moi seul à mon malheur, et que dans celui qui me poursuit, j’aie au moins le contentement de voir quelque plaisir à la personne qui est le plus digne d’en avoir. Ils continuèrent une conversation très touchante, qu’il est plus facile de penser que de mettre sur le papier. Elle lui dit de ne point


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faire paraître son mécontentement, pour que personne n’en imagine aucune conséquence. À mon égard, continua-t-elle, je réglerai ma conduite de manière que l’on ne découvrira pas ce que j’ai sur le cœur, et pour lever tout soupçon d’intrigue entre nous. Je vous invite à ma noce, et à y venir avec cette gaieté qui vous est si naturelle. Seriez-vous bien assez cruelle, dit-il, Mademoiselle, de faire un sacrifice de ma personne en présence de mon rival même ? Je l’ai décidé, répondit-elle, mais non pas comme vous me le reprochez : c’est moi seule qui serai la victime, afin que vous voyiez si la vertu que vous m’avez reconnue ne fait pas de grands efforts pour supporter votre perte. Vous m’obligerez d’en conter à Catin, et de lui donner toutes vos assiduités. Au nom des Dieux, répondit-il, Mademoiselle, puisque je ne puis être à vous, ne m’intriguez point avec d’autre. Ne me refusez point, répliqua-t-elle ; l’objet que je vous propose en vous attachant auprès de lui, fera oublier ce qui s’est passé entre nous, et servira de prétexte de vengeance contre Desfourges, sur l’insulte qu’il vous a faite. Je l’avoue, reprit-il, je garde du ressentiment contre lui, mais ce n’est pas de la manière que vous me le dites, que je veux me venger. À ma considération, répondit-elle, et si je puis encore obtenir quelque chose de vous, c’est de me promettre que vous oubliez cette querelle. Gagnez le cœur de Catin, je me réjouirai, lorsque je serai témoin qu’une personne qui a tant d’argent, ne vous refusera point. Et l’inclination qu’elle vous accordera vous servira de sûreté pour la mienne. Déclarez-vous dès ce jour. Obéissez, je vous l’ordonne ; vous me choqueriez si vous résistiez plus long temps. Quittez-moi, continua-t-elle, en lui donnant le bras, je crains que Timante et ma mère ne rentrent, et ne nous surprennent ensemble. Il la laissa dans le moment fort embarrassé sur ce qu’il devait résoudre. Mais la force que Mariane prenait sur ses actions l’obligea d’exécuter ce qu’elle venait de lui dire. Aussitôt qu’il eût diné il retourna chez Martésie avec une gaieté extraordinaire. Mariane connut seule sa dissimulation, fut véritablement contente de sa soumission, et même des galanteries qu’il dit à Catin en présence de Desfourges, qui d’abord ne sut comment prendre une passion si vive, née en si peu de temps.

         Mais la douleur cachée est la plus pernicieuse. L’effort qu’il s’était fait sur lui-même en se déguisant et une insomnie cruelle, lui causèrent une fièvre dangereuse. Trois jours se passèrent sans que


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Martésie le visse chez elle. Mariane, bien loin de l’oublier, dépêcha quelqu’un pour avoir de ses nouvelles, qui au retour lui dit que Quinault était au lit depuis la dernière visite qu’il lui avait rendue. Quoiqu’elle se doutât bien du sujet de son indisposition, elle le cacha, et se contenta de lui envoyer cette lettre.

         Je ne suis pas bien instruite de votre maladie ; je devine cependant ce qui peut la causer. Seriez-vous bien assez méchant pour m’attrister. Votre secours me serait nécessaire et votre éloignement est une double douleur pour moi. Je comptais que vous me surpasseriez par la constance. Je ne vous ai pas bien connu, car malgré la triste attente où je me vois, je la souffre avec une patience bien autre que la vôtre. Vous avez bien peu d’estime pour moi pour oublier si vite ce que je vous ai dit de faire. Je vous attends quelque fièvre que vous ayez. Si ce que je vous apprendrai ne vous rassure pas, ma résolution du moins vous encouragera peut-être. Adieu.

         Ce billet eut le pouvoir de le mettre sur pied, mais si faible, qu’à peine ses jambes le soutenaient assez. Il se rendit chez Martésie. Là on le vit si blême et si défiguré, que la compagnie ne put comprendre comment un homme pouvait être si fort changé dans un espace de peu de jours. Il rejeta son indisposition sur l’étoile qui préside aux maladies subites, dont personne n’est exempt. Mariane savait seule qu’elle avait blessé son cœur, mais son discours lui cacha si finement sa faiblesse, qu’elle en augmenta son amour pour lui, devinant aisément qu’il ne voulait pas lui découvrir sa langueur, crainte de lui donner de l’inquiétude, et d’exciter par là sa pitié. Néanmoins, le mariage se termina, sans que l’on y remarquât rien autre chose que l’air rêveur de la mariée. Quinault continua d’en conter à Catin, ainsi qu’il l’avait promis à Mariane. Cette fille reçut favorablement sa déclaration, bonheur d’autant plus grand pour elle, que par là elle évita d’être l’épouse du plus étourdi de tous les hommes ; c’est de Desfourges dont je veux parler. Car, s’imaginant que Quinault lui avait cédé son cœur, elle abandonna le sien à Quinault avec la même confiance. Desfourges en resta désespéré. Il tenta de chercher querelle à son rival, ce qui lui réussit fort mal. Des gens de famille qui étudient le droit, lors qu’ils rendent visite à leurs belles, métamorphosent leur état et mettent une épée. Et presque généralement, on a toujours remarqué qu’un jeune homme qui prend l’air d’officier en est mieux reçu des femmes. C’est pour cela que Quinault avait une épée à son côté, et que Desfourges par rapport à sa charge s’en servait aussi. Étant au cours ensemble avec gens de même âge, Quinault fut piqué plusieurs fois par Desfourges, qui poussa même l’insulte, jusqu’à le


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brutaliser ; Quinault d’abord eut de la retenue, parce qu’il était obligé de ménager et ses forces et Mariane. Desfourges s’imagina que l’on n’osait lui répondre, il récidiva, mais la patience échappa à Quinault. On voulut les séparer ; on n’y réussit pas bien, ils se battent, et le dernier resta victorieux de son rival. Il ne se buta[14] point à le blesser, mais à lui ôter son épée, et à l’avertir que lors qu’on n’avait pas plus de courage, on devait éviter avec soin l’emportement. Cette querelle avait amassé beaucoup de domestiques où elle s’était passée ; les laquais de Timante et de son épouse, entre autres, s’y trouvèrent, et virent désarmer Desfourges. L’occasion de la promenade les y avait attirés, et de compagnie avec Mademoiselle Tranto ils y étaient venus l’un et l’autre ; ils apprirent d’abord[15] le combat et le succès qu’il avait eu. Et jusque là, comme on n’en savait rien, la livrée de Madame Tranto y donna bien vite un sujet, et fut cause qu’on jeta tout sur le compte de la jeune fille. On en débita la nouvelle de cette manière, et elle parvient jusqu’aux oreilles de la mère, qui voulant en arrêter le cours, résolut le mariage de cette fille quelques jours après, fort à son avantage. Cet époux était M. Raymond, d’une taille bien faite, assez agréable de sa personne, mais d’un tempérament plus propre à se faire craindre par sa plume, que par son épée, et par conséquent, plus porté à la fréquentation de ses livres, lorsqu’il fut marié, qu’a chercher aucunes aventures. Bel esprit avec lequel elle a passé d’heureux jours, car à présent peut-être, si elle vit encore, que les études de son époux, ont apporté un grand dérangement à la galanterie, et que la lecture de Platon dans laquelle il s’est enfoncé ne l’a pu faire surnommer Raymond le galant, comme Raymond le grec. Mais je reviens au combat de mes deux rivaux ; Timante et son épouse forcèrent Quinault à prendre place dans le carrosse qui les ramenait chez eux. D’ordinaire le sexe estime la bravoure ; la manière dont Quinault avait attaqué et défendu en désarmant son ennemi, bien loin de produire un mauvais effet, engagea Mariane à avoir encore une plus haute idée de son courage à l'égard du rival désarmé. Mal venu auprès de sa belle, dégoûté de sa passion, reconnu pour mauvaise épée dans sa querelle, il se retira dans la province, où il à épousé une fort belle fille, vertueuse avec de grands biens, qui sans contredit aurait trouvé un meilleur parti que le sien. Si[16] l’on fait réflexion que tout son mérite ne l’a pas empêché de passer fort mal son temps avec lui.

         Tristan, qui n’avait qu’un fils pour seule consolation de son veuvage s’en vit privé en peu de jours. Sans doute que la perte lui en fut sensible, puisqu’elle lui causa une fièvre très violente. Les parents du


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côté de sa femme lui demandèrent compte de son bien, on poursuivit le procès vigoureusement, et ce procédé redoubla sa maladie et le mit en danger de mort. Alors Quinault lui montra tout son zèle et toute sa reconnaissance, afin de l’assurer qu’il n’oublierait jamais son agréable société. Il restait sans cesse auprès de lui. Nuit et jour à côté de son lit, il ne négligeait ni remède ni consolation pour remettre sur pied un ami qui lui était si cher. Les soins qu’il en eut, ne restèrent pas inutiles : car en fort peu de jours la fièvre abandonna Tristan, qui fut en état peu de temps après d’aller comme auparavant où ses affaires l’appelaient.

         Les services que Quinault lui avait rendus pendant cette attaque réveillèrent son attention afin de le conserver auprès de lui. Il contenta son envie et exerça sa générosité, en invitant Quinault à accepter et sa maison et sa table, au lieu du domicile et du ménage particulier qu’il avait autre part. Quinault ne refusa point des offres si obligeants, dont il eût souhaité de profiter davantage, si la mort n’avait enlevé

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Tristan au bout de sept ou huit mois.*

         À s’en rapporter à l’amitié qu’il accordait à Quinault, on pense qu’il eût hérité d’une bonne partie de son bien, s’il n’avait été en procès avec la famille de sa femme, mais toute la chicane ne put l’empêcher de disposer d’une somme assez considérable en sa faveur. Ce qui, à ce que l’on dit, contribua beaucoup à le guérir de la perte qu’il faisait. D’autres prétendent que le legs était médiocre, et qu’il a été le sujet de l’épigramme que l’on attribue a M. de Mommor[18] Maître des Requêtes, qu’il finit en disant, que Tristan étant mort aussi pauvre qu’Élie, en nommant Quinault pour héritier de sa Muse, n’a pu néanmoins lui léguer de manteau. Cette épigramme, et la pointe par laquelle elle finit, s’acquit de l’autorité dans le public ; on riait de l’application ingénieuse, quoiqu’en effet elle soit fausse, puisque l’on sait, comme je le viens de dire, que Quinault a retiré de la succession de Tristan une somme assez honnête pour la faire considérer comme un présent d’ami. À celle-là, il en ajouta une autre, et acheta la charge de Valet de Chambre du Roi. On a répondu depuis, sur la citation de quelques mémoires publics, que Tristan n’avait rien laissé à Quinault, et cela parce qu’il jouait trop et sans réflexion. On dit davantage pour faire croire qu’il ne pouvait avoir de bien lorsqu’il est mort : c’est qu’en qualité de poète et de joueur, c’est-à-dire d’homme bizarre, lors qu’il avait gagné quelque somme en or au jeu, il montait à son grenier et jetait ses Louis sans en parler sur une pille de


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fagots, dont il ne pouvait les retirer lorsqu’il lui prenait fantaisie de les aller rejouer. On n’ignore pas véritablement que Tristan ne hasardait au jeu que ce qu’il y voulait perdre, et que M. le Duc de S. Aignan, à diverses reprises, lui ayant fait présent de mille pistoles, il n’a pu parveni[r] à s’en habiller une seule fois. Que cela soit où non, Quinault se sentit si touch[é] du trépas de son ami, que mêlé à ses embarras intérieurs, il eut une seconde rechute de maladie. Ses meilleurs amis lui rendirent visite, ainsi que Timante. Il lui amena même son épouse, et l’on prétend qu’il doit à sa présence le rétablissement de sa santé. Il ne s’opposait point aux poursuites que faisaient les héritiers qui avait part à la succession de Tristan, qui n’entreprenaient pas moins que de venir à bout d’annuler son testament. Son état malade ne lui permettait pas d’agir lui-même, outre qu’il avait con[çu] tant de dégoût pour les plaisirs de la vie, que tout lui était devenu insipide. Elle lui conseilla de remettre ses défenses entre les mains de quelqu’un, suffisant pour sa sûreté, ce qu’il exécuta en passant procuration à la personne qu’elle choisit. Ensuite elle lui recommanda de prendre force sur lui-même, pour être plutôt quitte de son indisposition. Il le lui promit ; mais quelque remède qu’il ait pris pour cela, il ne sut retrouver sa santé que plus de trois mois après, et passa encore plus de quinze jours dans sa chambre avec beaucoup de faiblesse. Timante le vint voir sous différents prétextes, et le pria tant de fois de lui donner occasion de lui être utile, et enfin lui montra tant de franchise, que Quinault, sensible à son amitié, regrettait souvent de ce qu’il lui enlevait le cœur de son épouse. Comment résister à sa passion ? Il n’était plus en la puissance de Quinault de lui rendre ce cœur, qu’il voyait entièrement à lui, et à qui même il était obligé d’obéir, par l’empire qu’il avait pris sur sa personne.

         Ses premiers soins, lorsqu’il se sentit assez de force, le menèrent d’abord chez Timante, qu’il remercia des marques de souvenir qu’il lui avait donnés. Celui-ci, même du plus loin qu’il l’aperçut, courut le recevoir, et à peine eût-il écouté son compliment que, le prenant par le bras et le présentant à sa femme, il lui dit : je vous fais voir, Madame, la personne pour laquelle j’ai le plus d’amitié et le plus d’estime. Je pense que vous l’avez toujours mis du nombre de vos meilleurs amis. Si vous avez quelques égards pour lui et pour moi, faites le sortir de sa tristesse ; et après ces


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civilités il récidiva encore ses offres de services à Quinault, jusqu’à lui persuader de demeurer dans sa maison, le décès de Tristan le jetant dans la nécessité d’avoir un ménage et un domicile autre part. Quinault le remercia de ses avantages, sans néanmoins les accepter, ni les refuser, ayant dessein auparavant d’en parler à Mariane. Lorsque la conversation commença à s’affaiblir, Timante quitta le logis pour aller en ville, et abandonna les deux amants au tête-à-tête.

         Ils ne s’endormirent pas, lorsqu’il fut dehors. Avouez, Madame, lui dit Quinault, que vous avez en Timante un époux fort galant homme. Vous avez raison, répondit-elle, de penser ainsi de lui. Je passe des jours aussi heureux avec Timante qu’on puisse le souhaiter avec une personne pour laquelle on n’a pas beaucoup d’amour, quoique son mérite en pourrait inspirer. Mes volontés sont les siennes. Il a pour moi une passion aveugle, et j’ai souvent du ressentiment de ne pouvoir la reconnaitre, ni la partager autant que ses bonnes qualités m’y portent. Il est vrai, cependant, que l’indifférence où j’étais lors que nous nous sommes mariés n’est plus la même : et la sincérité qu’il m’a montrée dans toutes ses actions, m’a appris, que mon cœur devrait être aussi bien à lui que ma personne. Que vous dirai-je davantage ? Malgré ses manières engageantes, je ne vous cache point, que je n’en peux plus disposer, et que si j’en étais la maîtresse, je l’en rendrais possesseur. Si vous ne m’étiez connu, dès il y a longtemps, continua-t-elle, je ne vous dirais pas ainsi tout ce que je pense. Mais je m’attends que vous vous réjouirez avec moi de ce que je ne suis pas tombée entre les mains d’un homme qui me rende aussi malheureuse que je le craignais. N’en doutez pas, Mariane, répondit-il, je vous veux du bien de ces sentiments. Je ne vous ai déclaré mon amour que pour la seule satisfaction de vous aimer, et fort éloigné de ne vous pas laisser jouir de votre félicité, vous ferez bien de ne plus songer à moi, afin de goûter tout votre bonheur. Cela n’est pas facile, répondit-elle, si vous demeurez dans cette maison, vous ayant tous les jours présent, mon honneur ne sera-t-il pas exposé ? Déclarez-moi naturellement le parti que je dois suivre, et ce que la vertu m’ordonne la dessus. Je ne paraîtrai plus devant vous, Madame, répondit-il, je n’interromprai point votre tranquillité ; et puisque mes forces me mettent en état d’agir, j’éloignerai si fort de vous ma personne, que qui que ce soit ne vous donnera jamais de mes nouvelles. Je vous quitte, Madame ; le bonheur de vous entretenir de mon amour, m’avait fait voler ici, mais je ne saurais résister à


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tous les malheurs qui me tuent. Je n’ai pas assez de force pour me défendre à la fois contre votre vertu, les honnêtetés de Timante, et la passion qui me dévore ; je me soutiens à peine, cependant je ne respire que pour vous. Il m’est plus avantageux de fuir un combat sans fin, dont je ne puis attendre ni triomphe ni jouissance, que de me voir toujours en butte aux tourments rigoureux que l’amant le plus malheureux ait jamais songé et souffert, et par qui ma constance rencontrerait son tombeau. Je n’ai donc plus que la fuite pour récompense de ma fidélité. Trop content dans l’accablement où je suis de me souvenir du moins que je vous ai laissée maîtresse de vous-même, et en effet de ne plus avoir dans votre âme des pensées, que la mienne ne pourra jamais effacer. Je vous quitte donc, Madame, continua-t-il, en répandant des larmes, et le cœur serré de sanglots, je vous dis adieu pour… Remettez-vous, répondit-elle, en l’arrêtant ; vous ne vous en irez point, je ne le veux pas, et même je vous commande absolument de rester, sur peine d’encourir ma disgrâce. Que deviendrai-je donc, reprit-il, passionnément. Que vous veniez ici, dit-elle, sans passer un seul jour, me donner vous-même de vos nouvelles. Je veux davantage que vous soupiriez toujours pour moi, et que jamais vous ne m’en parliez. Catin a de l’amour pour vous, continua-t-elle, en le remettant sur son siège. Madame Tranto ne refusera pas votre alliance, le bien que vous avez peut vous faire rechercher de bons avantages. Et à vous parler franchement, je ne pense point que vous risquiez par les premiers pas ; de mon côté j’en parlerai. Ma mère et Timante me soutiendront, et par là je me flatte que tout nous réussira. Hélas, Madame, répondit-il, votre attente sera ma perte. La jouissance que vous voulez me donner, vous ôte-t-elle le souvenir de nos promesses passées ? Il ne me serait pas permis de songer à vous, et j’aimerais une autre personne ? Ah, je ne vois que trop qu’il faut que je vous oublie, dans le moment même que je vous proteste qu’il ne m’est pas possible d’aimer une autre que vous. Et je ne vous chérirais point encore véritablement, si je vous obéissais en passant dans les bras d’une autre. Je languis encore. Et c’est assez de désespoir pour moi de ce que Timante vous possède, sans exposer la jeunesse d’une fille que je n’aime pas ; car il n’est que trop vrai que je brûle pour vous, et que je ne suis pas assez mon maître pour rompre la chaîne dont vous m’avez lié. Je ne veux donc m’entretenir que de vous, Madame, continua-t-il, en lui embrassant les genoux ; je ne cesserai point de vous aimer, en ne cessant pas d’être malheureux. Replacez-vous sur votre siège, reprit-elle, en jetant des pleurs, et n’attendez pas à me parler que je sois seule avec vous. Vous viendriez à bout de me perdre. En finissant ce discours, elle


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se déplaça elle-même de son siège, et ouvrit un petit cabinet, dont elle ferma la porte en dedans. Quinault, interdit, la laissa aller ; il resta du temps comme immobile, et à la fin s’évanouit, tant la tendresse avait saisi son cœur.

         Mariane, attentive à ce qui se passait, n’entendant régner qu’un grand silence dans la chambre où elle avait laissé Quinault, pensa qu’il en était dehors ; sur cette assurance elle sort du cabinet, et le voit étendu sur le plancher, défait, blême, et sans aucun signe de vie. Que de frayeur à cette surprise ! Elle frappe, crie, et demande du secours, les domestiques montèrent. On donna quelques drogues à Quinault, qui demeura plus de trois quarts d’heure sans connaissance. Et d’abord qu’il fut revenu de sa pamoison, Mariane, qui lui tenait la tête sur le chevet du lit, sur lequel on l’avait reposé, dit qu’en s’entretenant avec lui, il lui avait pris une faiblesse, qui l’avait rendu tel qu’on le voyait. Il entendit par son récit, son déguisement. Il en parla comme elle, et on s’imagina que c’était le reste de son indisposition, dont ses forces se sentirent encore.

         De cette sorte, Mariane mit son honneur à couvert, mais ne s’en abandonna pas moins à la tristesse. Elle gémit, versa des larmes ; et Timante arriva pendant ce temps là, qui informé de l’accident, et non du tête-à-tête, invita à toute force Quinault à demeurer dans sa maison. Mais il lui en fit ses remerciements et retourna chez lui en chaise à porteurs. Il n’en sortit point de quelques semaines ; Mariane, par un émissaire, fit guetter le moment qu’il était seul, et y fut. Ces pauvres amants restèrent sans parole en se regardant l’un et l’autre. À la fin elle conclut avec lui qu’il ne s’absenterait point de Paris, moyennant quoi, elle lui permettait de venir chez elle, mais toujours avec promesse qu’il ne renouvellerait point ses amours, et qu’il chercherait aussi l’occasion d’éviter sa rencontre, lors qu’elle serait seule, sans néanmoins que personne s’aperçût de semblable précaution. Tellement que l’hiver et les plaisirs du carnaval s’écoulèrent ainsi.

         Timante, qui ignorait le chagrin de son épouse, comme le modèle des bons maris, cherchait tous les moyens de la récréer. Il formait des assemblées, et l’envoyait au bal et à la comédie, lors qu’il n’avait pas le temps de l’y mener lui-même. Pour tout dire, sa complaisance pour elle se confiait à sa conduite, et se tranquillisait entièrement sur sa fidélité. Il n’avait pas tort, puisque femme n’en a jamais si peu abusé. Enfin la grossesse de Mariane parut ; Timante charmé en rendit la maison


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ouverte à tous les plaisirs et les divertissements. Quinault fut fort embarrassé comment prendre cette grossesse, dans la crainte que Mariane ne s’attache trop à son enfant, n’en aimât davantage son mari, et ne le perdît dans la mémoire de sa belle. Ces inquiétudes étaient néanmoins mal fondées, puisque jamais amant n’a possédé si longtemps ni si fidèlement le cœur de sa maîtresse. Trois mois s’écoulèrent imperceptiblement, sans le moindre tête-à-tête entre eux. Mariane prenait garde même au soin de rencontrer ses yeux lorsqu’il la regardait. Mais plus passionné que jamais, Quinault ne pouvait cacher son embarras, s’il se rencontrait seul avec elle. Et dans l’appréhension qu’il avait que l’on ne lût trop facilement ce qui se passait dans son cœur, il s’efforçait de ne la pas regarder, et même d’éviter sa rencontre. Ses efforts étaient si violents qu’ils excitèrent la pitié de Mariane. Enfin son malheur lui sembla d’autant plus grand, qu’il en ignorait la fin. Il donnait toujours néanmoins ses assiduités à Catin, et se délassait de son chagrin, en faisant celui de Desfourges, de qui il n’oubliait pas les impertinentes railleries ; et voilà la raison pourquoi il lui procurait beaucoup de tours et de pièces, dont il se trouvait fort mal.

         Ne discontinuant pas d’aller à son rendez-vous, et Mariane étant bien informée que la maison de Madame Tranto était l’unique où on le voyait ordinairement, elle s’y rendait aussi, n’étant pas maîtresse de l’oublier, quoiqu’ils ne dissent pas le mot que devant le monde. La poésie était un joli prétexte à la conversation ; il composait des vers galants et amoureux, où il invectivait la fortune, et y enviait le sort d’un rival plus heureux que lui. Mariane les lisait comme une galanterie qui s’adressait à elle. Catin s’imaginait qu’elle en était seule le but, et que Desfourges était ce rival. Et lui ne se sentait que trop satisfait de ce que Quinault le pensait beaucoup mieux en faveur auprès de sa maîtresse qu’il ne s’y voyait véritablement. Mais celui-ci lui mit en tête bien d’autres sentiments, en lui faisant rendre comme par hasard, une lettre que Catin lui écrivait, lettre que Quinault eut la malice de faire tomber entre ses mains, afin de l’inquiéter de jour en jour, et qu’il ait de ses yeux par le caractère d’écriture le peu d’estime que sa maîtresse avait pour lui. À la vérité, elle y parlait de sa personne ainsi qu’il le méritait. Ceci causa son différend avec Quinault, le combat dont il se tira à sa honte, et enfin le mariage de sa belle avec Raymond, que la fille accepta pour époux ;

 


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alors Quinault ne rendit plus tant de visites, dans la maison de Madame Tranto. Il eut beaucoup de plaisir de se saisir de ce prétexte, afin de terminer une feinte qui le contraignait à mille déguisements, et fort opposés à son caractère. Feinte cependant qu’il n’avait soutenue que dans l’espérance de se venger, et de se rendre plus agréable à Mariane. Mais quittons pour quelque temps les aventures de Quinault, et disons quelque chose de son théâtre.

         L’auteur régala encore cette année le public des Coups de l’amour et de la fortune[19] et d’Amalasonte[20], deux tragi-comédies, la dernière jouée sur le théâtre de l’Hôtel de Bourgogne. La noblesse de ce spectacle excita la curiosité du Roi, qui la vit représenter au mois de novembre. Sa Majesté à la fin de la pièce parla à Quinault, et surtout eut la bonté de lui dire qu’il était content de son poème, et lui fit donner une bourse de cent cinquante pistoles en or.

         Trois mois après, c’est-à-dire au mois de février, Christine Reine

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de Suède honora de sa personne la Tragi-comédie d’Alcibiade[21]. On dit que cette princesse spirituelle y eut beaucoup de plaisir, et qu’elle

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admira la conduite de ce poème. Le Fantôme amoureux[22], que le poète produisit ensuite, ne réussit pas avec tant d’éclat, puisque cette tragi-comédie tomba à la septième représentation. Depuis, celles d’Agrippa

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ou du faux Tiberinus[23] et Stratonice[24] le récompensèrent de la froideur des applaudissements ; la première a été le charme des spectateurs deux mois de suite, et la seconde les divertissements de la scène durant tout l’hiver.

         Un autre ouvrage le mit en fort belle passe en cour ; c’est une pastorale allégorique, sous le titre des amours de Lysis et d’Hespérie[25], ou plutôt un poème pour une réjouissance sur le mariage du roi et la conclusion de la paix. Cette pièce fut inventée par le poète suivant les mémoires que lui en donna M. de Lyonne, qui les tenait du Cardinal Mazarin. D’abord les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne la répétèrent plusieurs fois en particulier sur leur théâtre, et donnèrent ensuite quelques représentations publiques sur la fin du mois de novembre, où même S.A.R. Monsieur frère du roi alla une fois. Depuis, le cinq décembre[26], la même troupe de comédiens joua la même pastorale au Louvre devant toute la cour, et se surpassa en animant de si beaux vers. Ce poème, pour des raisons que l’on ne dit pas, n’a point été mis sous la presse, et le manuscrit du poète, paraphé par le ministre, a été déposé et remis entre les mains de M. de Baluze,


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bibliothécaire de M. Colbert, pour être conservé et gardé dans sa bibliothèque.

         La réception honorable que la cour fit à cette pastorale éleva Quinault sur le pinacle, mais les éloges qu’il reçut ne durèrent pas longtemps. Des auteurs fâchés de voir que leurs poèmes tombaient dans l’oubli par le succès de ceux de Quinault, le critiquèrent par l’ironie la plus médisante. Entre autres, le secrétaire[27] de Madame la Connétable Colonna, au désespoir de ce que les comédiens préférèrent les pièces de Quinault aux siennes, l’attaqua injurieusement dans un livre intitulé Le grand dictionnaire des précieuses, et parla de lui à peu près de la sorte : Quinault, dit-il, est un jeune poète, dont j’entretiendrai fort peu, étant persuadé qu’il n’y pas beaucoup à s’entretenir de lui. Chacun sachant assez qui il est, que les dames qui tiennent cercle l’ont introduit dans le monde, et que tout le temps qu’il lui a été aisé de débiter la fleurette, il a été plus goûté qu’il ne méritait de l’être. Il s’attribue si ingénieusement les sujets de pièces de théâtre des auteurs qui l’ont précédé, que l’on l’a souvent dit l’inventeur de l’intrigue et des vers qu’il a pillés ; on ne veut pas nier qu’il ait du génie, que quelque fois il ne fasse quelque chose de lui-même ; mais s’il est excusable, cela lui est arrivé fort rarement. À l’égard de son tempérament, il se flatte d’être fort enclin à l’amour, et d’avoir une bonne épée pour la défense des dames. Sa taille est plutôt grande que petite, et si le roi d’Éthiopie n’était mort, on croirait que c’est lui. Car il a le visage fort noir, la main grande et maigre, la bouche extrêmement fendue, les lèvres trop grosses et de travers ; sa tête est fort belle, grâce à la frisure du perruquier, qui en fait le plus bel ornement, ou si l’on veut grâce aux cheveux qui lui servent de coins[28]. Son entretien est doux, et il n’a jamais causé de maux de tête à qui que ce soit, parce qu’il ouvre très peu la bouche, si ce n’est pour réciter des vers, &c.

         La critique, en annonçant que Quinault pille les vers et les sujets de ceux qui l’ont précédé, a en vue Boisrobert, auteur d’une tragi-comédie intitulée Les Coups de l’amour et de la fortune. Quinault a mis un an après lui le même titre au théâtre. Je ne m’accorde pas, cependant, avec le faiseur de portraits, et je ne vois pas qu’à moins de raisonner en l’air, on puisse dire que Quinault a pillé Boisrobert. Je suis encore moins porté à passer au critique les couleurs avec lesquels il le peint. La jalousie, ou plutôt l’envie, sont les auteurs de ce portrait. Quinault était non seulement un poète extrêmement facile, mais agréable d’une belle et grande taille, dont les yeux bleus et à fleur de tête marquaient beaucoup d’affabilité. Il avait de légers


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sourcils, le visage un peu long, l’élévation du front unie et large, une prestance mâle, le nez de favorable augure, et une bouche riante. Pour sa physionomie, elle représentait un très honnête homme. Aussi ne parlait-il jamais mal de personne ; il usait d’une complaisance où il ne paraissait jamais aucune bassesse, et souffrait rarement que les absents dont on s’entretenait fussent attaqués en sa présence. Ces talents, si extraordinaires en un bel esprit, lui acquirent une estime universelle. Quoiqu’il aimât la raillerie, elle ne lui pouvait plaire, si elle n’était délicate et de la dernière finesse. Et même il la rebutait, lorsqu’elle faisait éclat et qu’elle outrageait quelqu’un. Sa plume n’a jamais entrepris de réfuter d’écrivain, que ce n’ait été pour sa défense, et encore avec des égards si fins, que celui qui en a été critiqué, a ri le premier de sa satire. L’amour a été sa passion la plus dominante, et malgré la chaleur dont elle a inspiré les transports de sa jeunesse, on tient qu’il n’a jamais fait de fausses démarches, et qu’il réussissait d’abord à se faire aimer. Ce que son entretien engageant rendait encore plus favorable pour lui, car il répandait dans ses paroles, une certaine effusion de cœur, également chatouilleuse du côté de l’esprit et du ressentiment de sa passion. Il est vrai qu’il couvrait son amour de beaucoup de feinte et qu’il persuadait davantage d’aimer quelqu’un, qu’il n’avait souvent de véritable amour.

         Tel était Quinault trop souvent en butte aux mauvaises satires de son temps, pour rappeler les noms de leurs auteurs. Si[29], l’attention qu’ils avaient à déchirer sa personne et ses productions a trouvé quelques partisans. Je ne dirai rien de trop fort, en soutenant que leurs attaques se sont trouvées

[marge gauche : 1665]

froides et fausses lorsqu’il mit au jour, au mois de janvier, La Tragédie d’Astrate Roi de Tyr[30], pièce tellement applaudie à plus de cent représentations de suite, que la troupe de l’Hôtel de Bourgogne doubla les places, et qu’elle devint si fière des sommes que lui valut cette tragédie, qu’elle tranchait[31] du petit Crésus, dit le gazetier du Parnasse[32].

         Il n’est donc pas surprenant que le public n’ait pas épargné l’argent pour voir ce spectacle, puisque la lecture seule en est fort intéressante. Le sujet n’est pas difficile à débrouiller. La nature et l’amour y combattent de manière que l’on y reconnaît le cœur du poète. Davantage, l’Astrate est rempli de cette tendresse unique à sa Muse. Les maximes d’amour et de poli[ti]que y ont beaucoup de force, chacune dans les caractères qu’elles doivent avoir. La poésie en est pompeuse, quoique douce et facile, et les événements, tous intrigués qu’ils sont, se développent facilement, et sans embarrasser trop l’esprit.


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         Les éloges que l’on a donnés à cette tragédie n’ont point empêché le satirique Boileau de la critiquer trop fortement, avec des vers assez exacts à la poésie, et des rimes fort recherchées. Le poète cependant sautille de pensées en pensées sur l’Astrate : chaque acte de la pièce vaut une pièce entière, et surtout l’anneau royal est bien trouvé. Que décide une semblable critique ? La tragédie de Quinault est-elle d’un genre à être exclue des règles qu’exige d’elle Aristote ? Et l’anneau royal est-il plus ridicule, que l’épée et que la pâmoison poétique de Phèdre[33] ?

         Cette ironie qui effleure le raisonnement, et qui n’est composée que de quelques expressions que le hasard amène souvent à la rime du poète, eut d’abord une grande vogue sur la lecture des premières satires de Despréaux. Les rieurs excluaient du bon goût et de la perfection les auteurs qui y étaient nommés. C’est pour cela que Boursault, qui se voyait maltraité aussi, peignit le ridicule ce ces gens enjoués des bons mots qui ne disent rien. Il attaqua directement Despréaux dans une petite comédie, où il se nomme et se défend lui-même en reprenant le satirique, par un dialogue fort ingénieux ; la précieuse, le marquis, le chevalier et le poète y sont vivement caractérisés, et la prévention où l’on était en faveur des nouvelles satires, est fort plaisamment soutenue et réfutée.

         Quel entêtement à des gens d’esprit de penser qu’un habile homme ne le pût pas être sitôt que Despréaux médisait de sa personne et de ses œuvres. Quoi, un connaisseur qui avait vu et lu cette personne, et qu’il avait souvent rendue l’objet de son admiration, n’osait plus avoir la même pensée, et se serait voulu du mal, d’en dire du bien, et de croire qu’il avait mieux décidé que le critique ? Il y a de la folie dans un pareil entêtement, qui a noirci la réputation des Chapelains, des Cotins, et surtout celle de Quinault, que le satirique, non pas comme son ami, devait épargner, mais qu’il devait séparer de la foule des auteurs qui sont comme ensevelis dans la poussière.

         L’Astrate n’a pas seul égayé la veine mordante de Despréaux. Le trait qui a balancé la renommée de Quinault est celui où, malicieusement voulant parler d’un auteur parfait, il pense que la raison dit Virgile et la rime Quinault[34]. Quelle conséquence tirer de ce vers, sinon que tous ceux qui lui ressemblent surprennent un instant l’esprit, avant qu’il ait eu le temps d’en examiner le sens, et qu’aussitôt que l’imagination reconnaît le faux-brillant du proverbe, elle lit à découvert une équivoque, à la vérité plaisante dans le moment, mais à qui il faudrait un trop


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long commentaire, pour expliquer la pensée, que le poète n’entendait peut-être pas lui-même, car les critiques ne sont pas encore d’accord que Virgile ait toujours bien raisonné, et que Quinault ne soit pas auteur de méchantes rimes.

         On n’a point approuvé que Despréaux ait si souvent répété le nom de Quinault dans ses satires. On a été étonné que l’amitié ne l’ait pu remporter sur une fade plaisanterie, et que la fureur de la rime ait fait sacrifier une personne que l’on fréquente à un bon mot qui n’est pas toujours tel dans le public. Quelques auteurs se déclarèrent ouvertement contre ce procédé. Le poète sans fard, comme un honnête bourgeois du Parnasse, fut un de ceux qui se déchaîna davantage. Il ne put souffrir que le satirique moderne entreprît ainsi le héros de la poésie lyrique ; il se récria contre la hardiesse de l’imitateur d’Horace et de Juvénal, dit que le juge et la police devaient rayer sans nul égard toutes les rimes dont un nom apprêtait à rire au lecteur. Quelle gravité à M. Gacon de se déclarer contre la licence cynique de Boileau, lui que l’on voit si modéré sur les jugements qu’il porta des mœurs et des écrits des Bordelons, des Lelevels, et des Rousseaux[35].

         Les gens de lettres, quelquefois officieux envers les uns et les autres, se mêlèrent de réconcilier Despréaux et Quinault. Perrault les invita chez lui à un repas où d’autres beaux esprits se rencontrèrent. La réconciliation fut vraie du côté de Quinault, mais peu sincère de celui de Despréaux, puisque celui-ci, ayant été prié d’un dîné chez son ami, il n’y alla qu’afin de renouveler d’autres plaisanteries qu’il a débitées dans sa troisième satire, que j’ai déjà citée. Les personnes qui avaient été témoins des protestations apparentes de Despréaux pour laisser en paix le nom de Quinault désapprouvèrent très fort son procédé, et Desmarets, un de ces témoins dans sa défense du poème héroïque, a reproché à Despréaux d’avoir été assez faux ami pour prendre un repas chez Quinault, qu’il oublie aussitôt qu’il l’a quitté[36].

         Je ne parlerai plus du titre d’ami ; les critiques entre eux n’ont nul égard à cette qualité, et par conséquent les beaux esprits qui s’efforceront de blâmer tout à fait la satire de Despréaux sur le cothurne de Quinault auraient tort. Car qui soutiendra que ses héros ne sont trop galants et trop efféminés, [qu’]on ne voit point régner chez ce poète ces emportements mâles, quoique passionnés, que Corneille met à la bouche de ses Romains ; dans la tragédie de notre auteur, un je vous hais s’y dit aussi tendrement qu’un je vous aime[37].

         Quinault qui, selon que le débitent quelques-uns, n’approfondissait pas


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l’histoire, ni qui ne se faisait pas une grande étude des mœurs et du caractère de chaque nation, établissait un sujet par le secours de sa mémoire, et ne suivait presque que son imagination, ce qui, un jour, excita la raillerie d’un petit maître qui voyait représenter une tragédie de lui[38]. Quinault, exposant le sujet, lui disait, je place ma scène en Cappadoce, et il est nécessaire de se rappeler le génie du peuple de ce pays pour bien goûter mon ouvrage. Vous dites vrai, reprit le petit maître, car je pense qu’elle serait meilleure à représenter en Cappadoce même. Ce défaut de connaissance de l’histoire lui a encore attiré un autre reproche aussi mal fondé. Furetière, sur la prétendue ignorance de Latin de Quinault et pour insinuer qu’il n’était pas du nombre des savants, inventa là-dessus, qu’une personne demandant au poète lyrique s’il avait fait lecture de la mythologie de Natilis Comes, il dit que non, qu’il ne connaissait que Noël le Comte. Cette plaisanterie, ainsi que le bon mot précédent, ont été inventés à plaisir par M. de Callières et par M. l’abbé Furetière[39]. Car il n’est pas naturel de croire que Quinault ne sût pas le latin, puisque l’on n’ignore pas qu’il a fait ses études au Collège du Cardinal le Moine. Et peut-on exiger de plus forte preuve pour assurer qu’il possédait cette langue que le rang qu’il a tenu à l’Académie Royale des Médailles et

[marge gauche : 1661.]

Inscriptions, rang qu’il a eu en succédant à M. de Cassagne ? Outre ces autorités, il y en a encore de publiques par lesquelles on sait que

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Quinault a lu dans l’Académie Française une traduction d’une ode d’Horace ; que quelque temps après, il composa une Devise Latine pour le Trésor

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Royal, et que l’année suivante il inventa d’autres devises Latines que l’on voit encore, gravées avec celles de M. de la Ferrière, de M. le Duc de S. Aignan, Santeuil, et Charpentier.

         L’envie qui voulait échouer la renommée de Quinault, et qui se métamorphosait de tant de manières pour former de mauvaises idées sur sa personne, sa science, et son théâtre, n’osa se déclarer contre la Mère

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Coquette, où les amans brouillés[40], comédie qui eut un tel succès que l’on la mit en parallèle dès ce temps là, avec les pièces de Molière, et que l’on rejoue présentement en concurrence de celles du comédien.

         Encouragé par cette bonne réception, il resta tranquille contre la cabale, qui ne le perdait point de vue, et jouit à son aise des applaudissements que l’on donna à sa comédie, jusqu’au jour de la


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première affiche de Bellérophon[41], tragéimitdie, dont il n’a pas été a beaucoup près si content, puisqu’elle fut sifflée. Les critiques opposés à son parti auraient sans doute triomphés s’il ne les eût à la fin contraint à garder le silence,

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en exposant sur la scène, Pausanias tragédie par laquelle il a dit adieu à ses rivaux, ni ayant de lui après ce poème, que les quatorze opéras dont les partisans de la musique parlent plus sous le nom de Lully que sous celui du poète. Je reprends les aventures de Quinault.

         Mariane, prête à se délivrer d’une grossesse qui l’incommodait, ne cessait pas de le voir et de lui parler à plusieurs assemblées sous des prétextes d’affaires ; pendant les intervalles des entretiens qu’ils avaient ensemble, et les loisirs qu’il sacrifiait à sa muse, Mariane eut une fille et encore une autre l’année d’après. Mais le plaisir qu’elle attendait de cette petite famille se changea bientôt en tristesse à la perte de son époux, qui ne survécut pas à une chute qu’il fit en tombant de dessus un cheval, qui lui écrasa la poitrine. Il ne garda le lit que trois ou quatre jours. Quinault par cette mort vit renaître ses entreprises, mais par générosité resta néanmoins affligé, et le fut encore davantage de la douleur de sa maîtresse, qui loin de se laisser consoler par d’autres, ne voulut pas apaiser ses larmes, quelques bonnes raisons que Quinault lui alléguât pour cela. Elle passa de la sorte six mois, dont sa santé souffrit beaucoup, et Quinault même ne sut adoucir sa langueur, qu’en s’attristant avec elle. Enfin le changement, quelque grand qu’il soit, s’oubliant par l’absence, elle venait à bout de retenir ses larmes quand Martésie, surprise d’une colique, en fut pressée si vivement qu’elle en mourut en moins de huit jours. Là commença la cause de ses malheurs, et le comble de ses chagrins. Elle resta tout ensemble veuve, sans mari, inexpérimentée à défendre ses biens, et avec deux enfants tous jeunes.

         Quinault, ne négligeant ni veilles ni peines pour entretenir la bonne opinion que le public avait de son esprit, n’était pas moins assidu à voir tous les jours sa chère Mariane, et la consoler sur la mort de ses plus proches. Un jour Quinault fut chez elle et on lui dit que, dès le matin, elle avait averti qu’elle se retirait dans un couvent. Quelle rude absence ! Il en trembla, et rentra chez lui comme un furieux. Un valet qu’il avait, surpris de son emportement, parce qu’il ne lui était pas ordinaire, et qu’il le connaissait très modéré, appréhendant qu’il ne lui vînt quelque pensée funèbre, fit avertir Madame Tranto sa voisine, comme la personne en qui il


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avait confiance, et la seule capable de le faire revenir de ses mauvaises résolutions, dans le désespoir où il le voyait. Elle arriva dans le moment, se mit en devoir de questionner Quinault sur son comportement, et de modérer sa colère en l’adoucissant. À peine lui laissa-t-il le temps d’ouvrir la bouche, et bien loin d’user de sa civilité ordinaire, il ne se servit que de paroles peu honnêtes sur les raisons qu’elle opposait à ses remords. Laissez-moi, Madame, lui dit-il, ne pren[d]re point connaissance de ce qui ne vous touche point. Hélas, infortuné que je suis, continua-t-il, suis-je certain de voir le jour, ou ne m’est-il pas bien à charge ? Après ces mots, il garda le silence, se promena à grands pas, lançait des regards furieux vers le ciel, donnait de rudes coups en passant sur le premier meuble qu’il rencontrait, faisait retentir le plancher de sa chambre de coups de pieds dont il le frappa, serrait les dents avec force, en proférant de temps à autre des reproches que l’on entendait à demi. Dans cette fureur sa rougeur dominait, ses yeux étincelaient, et sa rage triomphait de sa modération. Pour tout dire, il exposa devant sa voisine le plus fort désespoir qui se puisse exprimer. Elle ne l’abandonna pourtant pas en pareille situation, où elle eût été bien fâchée de laisser éclater ses funestes résolutions, suites ordinaires d’un trop grand transport. Elle ne voulut pas non plus recommencer de l’interrompre en lui parlant, elle lui donna tout le temps de contenter sa rage, qui ne cessa point pendant presque une partie de la journée. À la fin ses forces se trouvant affaiblies, par la violence qu’il avait faite à ses sens, à demi expirant, prêt à s’évanouir, et sans regarder s’il était accompagné de quelqu’un, il se reposa sur un canapé, ou il se soulagea longtemps par ses soupirs. Par là, Madame Tranto, plus sû[re] de sa tranquillité, le laissa, se saisit de son épée, et fut se mettre su[r] le lit de Quinault, pressée d’un assoupissement qui l’accablait, après avoir ordonné au valet, qu’elle campa près de sa personne, de venir [la] relever sitôt que Quinault serait sur pied. Il s’endormit jusqu’au lende[main], fort matin, qu’il donna des marques d’une plus grande modération. Ce fut cependant dans ce moment qu’il commanda à son laquais de lui avoir un cheval, laquais à qui, ne cachant pas depuis la résolution qu’il avait eue, il a dit qu’il s’était préparé à se retirer si loin de la France, qu’il n’aurait jamais eu de nouvelles de Mariane ni de la retraite qu’elle avait choisie. La garde, sa voisine, ou Madame Tranto, qui était touj[ours]

 


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aux écoutes, se jeta bien vite à bas de son lit.

         Elle le salua, alors qu’il allait quitter son appartement. Sa surprise ne fut pas petite, d’une visite si matinale. Quel est donc le sujet, lui dit-il, Madame, en la prévenant de quelques pas, qui vous conduit en ma demeure. Aucune raison qui me regarde, lui répondait-elle, d’un air riant, je n’arrive point présentement, puisque je ne vous ai point quitté dès l’heure que je vous ai vu hier. Dites-moi vous-même de quelle drogue vous avez usé, pour extravaguer avec tant de fureur. Avec ses reproches elle lui répéta de quelle sorte il avait agi du moment même qu’elle avait entrepris de le faire sortir de son emportement. Quinault lui en fit ses excuses, mais ne discontinua pas de parler contre la rigueur de son sort. Une femme n’est que trop savante en ces occasions pour venir à bout de tirer toutes sortes d’éclaircissements sur ce qu’elle entreprend de savoir, et lui n’était que trop bien résolu de lui avouer toute sa douleur, puisqu’aussi bien ne pouvait-il l’en avoir que trop bien informé dans son transport. Il ne se fit donc pas une affaire de lui révéler le sujet qu’il avait eu de se désespérer, et de se mettre en tête d’aller chercher un asile si éloigné, que l’endroit où il se serait retiré n’aurait jamais été su de personne. C’eût été là le résultat du malheur, qui paraissait le poursuivre de trop près. N’étais-je pas assez puni, lui dit-il, de ce que sa mère l’a trouvée entièrement disposée à suivre ses volontés, sans apprendre depuis, que ne dépendant que d’elle seule, elle s’est confinée dans un cloître, sans savoir si ce n’est pas pour y passer le reste de ses jours, et cela après m’avoir cent fois juré que je possédais son cœur, et s’être rendue maîtresse du mien jusqu’à m’exiger les signes les plus passionnés et les plus constants du plus tendre amour. Que n’aurais je donc pas à me reprocher si je voulais désormais encore songer à elle. Je me piquais toujours d’une passion ingrate, pour une personne qui n’a nulle reconnaissance de tout ce que j’ai souffert pour elle, et dont les déportements me chargent de toute sa froideur. Arrêtez-là, interrompit Madame Tranto, des soupçons si injustes ; la retraite de Mariane ne doit pas davantage exciter votre courroux. Tranquillisez-vous, je vous suis caution qu’elle ne s’est pas tant éloignée du monde, pour n’y plus revenir, qu’afin d’éviter les fatigantes et inutiles consolations qu’elle eût été obligée d’écouter sur la mort de sa mère et de son mari ; peut-être à sa place chercheriez-vous le silence avec de moins justes raisons. Et je lui veux


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du bien de ne vous avoir pas déclaré sa pensée, car sans doute vous vous y seriez opposé. Elle ne veut pas arrêter ses larmes ni qu’on les voie ; voudriez-vous qu’elles fussent publiques ? Dans un couvent une veuve trouve de la part des religieuses mille persuasions à sa douleur, et à sécher des pleurs, que la personne d’un amant ne rendraient en apparence que plus amers. Outre cela, l’éloignement, l’absence, la ramèneront plus charmante à vox yeux, et pour vous parler en amie, elle nous a cachée une tristesse, qui aurait demandée trop de soulagement par la vôtre. Je ne lui tiendrai jamais compte, répondit-il, d’une fuite qui me prive de sa présence ; si elle était restée chez elle, je l’aurais consolée, j’aurais diverti son deuil, j’aurais fait davantage, j’aurais mêlé mes larmes avec les siennes. Mais, continua-t-il, en portant hardiment ses regards sur Madame Tranto, ce que je viens d’apprendre de vous, est-il certain ? Fiez-vous à ma parole, lui dit-elle, et pour vous l’assurer, je tirerai d’elle une lettre qui vous en convaincra, et lui en rendrai une de votre part, si vous songez à vous éclaircir avec elle.

         De telles avances rassurèrent Quinault. Il en fit paraître toute sa reconnaissance à sa voisine, et s’informa d’elle, en quel temps elle lui procurerait la vue de Mariane. Elle le laissa le maître de cela, mais lui impatient, et prenant ses honnêtetés pour de pures civilités, récidiva de telle force ses instances pour presser cette entrevue, que l’intrigante, feignant de se débarr[asser] de ses poursuites, lui dit comme fâchée et en souriant : je vous promets donc, d’y aller des aujourd’hui. Vous me rendez le jour, s’écria-t-il, saisi d’amitié. Puis, en lui prenant la main, sur laquelle il porta sa bouche : augmentez mon bonheur, que je vous y accompagne. Votre carrosse restera à la porte, et je me tiendrai dedans pendant que vous lui parlerez, et je vous jure de ne me point montrer que sur votre ordre. Elle résista quelque temps, mais elle se rendit à son empressement. Après quoi elle lui dit d’us[er][42] de quelques vivres, dont elle prit sa part, pour être témoin seulement de s[on] repas, durant lequel elle mit sur le tapis ses intrigues avec son amie. Elle lui avoua avec étonnement qu’elle ne pouvait comprendre comment deux amants obsédés et espionnés par tant de personnes, avaient pu conduire leurs amours avec tant d’esprit, que loin d’avoir donné sujet à la critique, qui qu[e] ce soit n’en avait pour ainsi dire eu aucune connaissance. Elle voulut sa[voir] de lui de quels moyens il s’étaient secourus pour fasciner les yeux des jaloux qui les avaient examinés. Quinault lui dit pour toute réponse, qu’ay[ant] apporté l’un et l’autre beaucoup de sagesse dans leur passion, ceux qui en avaient été témoins, n’auraient pu en parler sans médisance. Et que pour


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couper sa racine, ils ne s’étaient permis d’aucuns émissaires pour se faire tenir leurs lettres, se les étant rendues eux-mêmes en main propre. Qu’après les avoir lues l’un ou l’autre, la précaution de les déchirer sur le champ, les avait cachées aux curieux trop surveillants, devant lesquels, n’ayant jamais touché aucunes paroles de leur amour, il était resté aussi inconnu que s’ils ne se fussent jamais déclarés. La retenue des deux amants eut toute l’estime de Madame Tranto, et elle lui fit confidence à l’égard de la conduite du sexe, qu’il devait observer la prudence de Mariane, s’il voulait toujours être maître de son honneur, et d’une intrigue de longue durée avec un amant. Après cela, elle prit le chemin de son logis, ou elle se coucha, et y sommeilla plus à son aise qu’en la demeure qu’elle venait de quitter. Quinault, de son côté, mit la plume à la main, et coucha sur le papier ces paroles que lui dicta son impatience.

         Si l’on n’avait été assez charitable pour donner à votre retraite un prétexte qui m’est favorable, je ne sais pas bien dans quel désespoir je ne me serais pas jeté. Que dois-je croire de votre absence ? Madame Tranto veut me persuader que vous vous êtes sauvée du tumulte, afin de ne pas arrêter le cours de vos larmes ; je les aurais peut-être essuyées. Je me suis laissé dire que vous ne resterez pas dans votre retraite. Je suis entretenu de cette espérance. Ces nouvelles apaisent-elles mes chagrins ? Vos nonnes m’inquiètent, leurs flatteries me sont suspectes. La situation où je me vois me rend dissemblable à ce que j’étais. Et la faiblesse de ma raison se fait même remarquer par cette lettre. Je ne puis la rappeler que par votre présence, il est nécessaire pour cela, que je vous entretienne ; enfin je ne saurais plus vivre si du moins vous ne me rendez l’esprit par un mot de réponse. Excusez ma manière d’écrire, elle n’est pas proportionnée à la respectueuse estime que je vous ai jurée ; cependant l’état pitoyable ou je me sens me force à user du style du cœur, et non de paroles et de pensées recherchées.

         Quinault trouva Madame Tranto exacte au rendez-vous, jusqu’à se rendre chez lui, d’où ils furent de compagnie à voir Mariane. Elle mit pied à terre hors du carrosse proche du couvent ; pour lui, il demeura dedans. Si la surprise de la venue fut grande, puisqu’elle ne s’attendait pas à être visitée sitôt, elle eut encore de quoi s’étonner davantage de la lettre de son amant et d’apprendre pourquoi son amie s’était mise en campagne ; peu s’en fallut qu’elle ne resta interdite. Néanmoins, s’apercevant fort bien que Madame Tranto était instruite de toutes ses intrigues, bien loin de lui en faire un mystère, elle lui découvrit tout, la pria d’être fidèle à sa confidence, et de ménager si bien ses intérêts que Quinault ne la pût encore voir


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d’une semaine, pour avoir ce peu de jours à elle, sans être demandée de qui que ce fût dans le couvent. Au bout duquel temps il lui serait libre de lui rendre visite. Je tairai ce secret à Quinault car, dit-elle, le désir qu’il a de vous parler n’est pas exprimable. Vous devez vous résoudre à décider quelque chose en sa faveur. Voyez-le ou lui écrivez. Mariane, guère chagrine de se voir poussée à capituler avec son amant, fit dans ce moment quelque mine de n’y point consentir, lorsque son cœur, ne pouvant résister aux raisons de son amie, lui inspira ce billet.

         Vous me mettez hors d’état de savoir quel parti je dois suivre. Ne me suis-je pas bien abusée, en ne vous soupçonnant ni de colère ni de poursuit[e] trop vive ? Accordez-moi une semaine. Je vous la demande. J’étais assez affligée, sans me le rendre davantage par vos soupçons jaloux. J’exige de vous de ne paraître dans le silence de ma retraite qu’après le terme que je vous marque. Ayez obligation à Madame Tranto, puisque si elle ne m’avait trop fort importunée pour vous être utile, elle ne vous rendrait pas cette lettre ; et que bien loin d’avoir tiré parole de moi pour notre vue, j’aurais exécutée la pensée ou je persistais, de me cacher ce qui m’est le plus cher, afin de me baigner de mes larmes, pour alléger le bras de Dieu qui a peut-être frappé de mort ma famille, pour châtiment de la faiblesse que j’ai eue pour vous. Je ne vous dirai point que je renonce aux plaisirs ; il ne me serait pas possible de le vouloir tant que je vous saurai au monde. Vous devez vous apercevoir que je ne suis pas encore guérie de la satisfaction de vous le dire. Je quitte la plume, elle a trop de charme lorsque je vous écris, et je me défie de mes forces, alors même que je m’entretiens de loin avec vous.

         Madame Tranto se chargea de ce billet, et ne tarda pas longtemps à le remettre à Quinault, qui reprit entièrement sa tranquillité, lorsqu’i[l] l’eut lu, car la simplicité de cette lettre le persuada beaucoup plus que les expressions les plus passionnées. Il se résolut donc de laisser expir[er] le terme de huit jours, et de ne point réfléchir à sa longueur. Aussitôt qu’il fût écoulé, l’officieuse intriguant le présenta à Mariane, à la vue de laquelle il déploya toute sa tendresse. Madame Tranto en fut témoin, ainsi que de la parole qu’ils s’assurèrent de ne se rencontrer ensemble au même endroit que de semaine en semaine, et sur des visites extrêmement prétextées, pour que l’on ne jasât pas sur la préférence qu’elle lui accordait. Avec cette autre condition, que pend[ant] l’intervalle prescrit, il se parleraient encore par des lettres que Madame Tranto recevrait des deux partis, et qu’elle leur ferait rendre discrètemen[t]


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en considération de la bonne amitié qu’elle avait pour eux. Il est aisé de comprendre sur quel sujet roulai[en]t ces billets – chaque jour ne finissait sans s’être réciproquement donné de leurs nouvelles. Et dans leur entrevues, ce qu’ils se disaient était si tendre et si touchant, que l’âge avancée de la confidente ne l’empêchait pas d’en être émue, et d’en partager la douceur par les larmes qu’elle lui faisait verser. Plus de huit mois entretinrent ainsi leurs plaisirs, ensuite de quoi la veuve se retira de son cloître, et reparut dans le grand monde plus brillante et plus aimable qu’elle n’avait jamais été.

         Par la mort de son mari, dont le contrat de mariage avait été dressé à son avantage, les sommes considérables qui lui restaient entre ses mains, pour la part de ses enfants encore en bas âge, et de qui on la laissait maîtresse de la garde-noble[43], les successions de ses père et mère, qu’elle possédait, tous ces revenus accumulés dans sa seule bourse, la rendirent en peu de temps fort opulente, et effectivement un parti à rechercher avec empressement pour ses grands biens. Joignez à ces riches avantages, le mérite peu commun d’une veuve qui ne touchait pas encore à sa vingt et unième année, et on s’imaginera facilement qu’une semblable jeunesse devait avoir beaucoup de charmes pour les plus difficiles. Elle ne demeura pas aussi sans amants. Le cortège en était grand ; cependant comme sa manière de vivre avait été jusque là peu publique, et qu’elle ne voulait pas la changer, et l’inquiétude où elle eût été si Quinault se fut pris de jalousie, soupçon dont elle éloignait la pensée, malgré le nombre de courtisans qui ne se sentait plus de sa vie retirée. Elle les immola tous à son amant, et les éconduisit avec tant d’affabilité que depuis elle les a encore eus pour amis.

         À la fin il se déclara sur le mariage ; on prêta une oreille favorable à ses avances, et il fut résolu à trois mois de là, fin du deuil qui lui restait, et le temps qu’elle quitterait le couvent, avec promesse de Quinault qu’il ne confierait cet aveu à personne.

         Ce secret fut si exactement gardé, que Mademoiselle Tranto l’ainée, femme de M. Raymond, ainsi que l’on l’a lu ci-devant, ne pensant à aucune intrigue particulière de Mariane avec Quinault, sur le cœur duquel elle n’avait pu gagner d’empire, et ayant appris de Martésie ce qui se passait entre ces deux amants, elle eut un véritable dépit de n’être que trop certaine que Quinault avait usé de sentiments galants sans prendre d’amour pour elle. Piquée de son sang froid, elle concerta de ruiner Quinault dans   


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l’esprit de sa maîtresse. Son veuvage semblait favoriser son dessein. Elle se mit en tête de lui donner du goût pour un cavalier qu’elle-même estimait. Il était d’une belle taille, noble, vaillant, et avait à l’armée une qualité égale à son courage, et au sang dont il sortait. Mariane ne le haït pas, mais ne ressentit pourtant aucune passion pour lui ; Quinault la possédait tout entière. Madame de Monray savait que le seul endroit par où elle réussirait dans son entreprise, était de parvenir à lui faire avoir de la froideur pour Quinault. Elle lui en toucha d’abord quelque chose avec indifférence, pour cacher toute la part qu’elle prenait dans cette affaire, et vint si bien à bout de se déguiser que la veuve, qui n’était point en garde contre elle, n’eut point d’autre confidente dans ses amours.

         L’appréhension que Quinault avait avec juste raison, que le pouvoir qu’elle se donnait dans la confidence de Mariane, joint à un génie propre à toutes sortes de ruses, ne le missent mal avec sa maîtresse, intriguèrent cet amant jusqu’à employer tous les moyens imaginables afin de ne l’avoir pas pour ennemie. Il était déjà traversé dans la demande de sa belle, et il l’eût été beaucoup plus si le secret n’en avait tenu la nouvelle sur le silence, de sorte qu’il se repaissait seul du plaisir d’être bientôt heureux sans qu’il fût su de personne. Il tenta de se rendre favorable Madame de Monray, et crut en être venu à bout. Néanmoins la vengeance, qui n’est préméditée d’aucunes nuances, doit être évitée avec plus de précaution que toute autre. Elle n’avait son secret qu’en apparence, malgré les marques de fidélité, dont elle s’imaginait l’amuser. Qui ignore que le sexe ne revient de ses jours de la froideur que l’on a opposé à ses charmes. Quinault, en garde contre ses surprises, invita Mariane à les imiter, d’autant plus qu’il lui rappela la mémoire du personnage, qu’elle lui avait dit de jouer auprès d’elle, d’où était provenu son différend entre Desfourges et lui, et le bruit qui s’en était répandu dans le monde, qu’il se doutait bien qu’elle la lui gardait bonne là-dessus. Sujets pour lesquels il lui demandait en grâce de ne la point écouter sans lui communiquer leurs entretiens. La promesse de Mariane était bien une assurance de sa parole. Cependant, la connaissant trop complaisante, et pas assez malicieuse, il craignit qu’elle ne se relâchât en son absence. Pour se mettre donc en sureté contre les fâcheux souvenirs de Madame de Monray, il mit quelqu’un à sa suite pour ne la point perdre de vue, et de son côté fit en sorte de parer les brouilleries qu’elle lui pouvait préparer, en se rencontrant assidument chez Mariane, lors qu’elle devait y aller. Un valet, qu’il avait lâché à ses trousses pour espion, vint peu de temps après l’avertir à son lever, que cette femme venait d’entrer chez la veuve. Il sauta de chez lui à son logis, et savant de la situation de la maison, et des différents logements dont elle était composée, il entra furtivement


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dans la chambre de sa belle, se cacha derrière une armoire, et prêta une oreille attentive ; on parlait de lui, ce qui le mit hors de doute que l’on brassa sa rupture avec Mariane.

         Un galant moins instruit des ruses amoureuses, se serait peut-être arrêté, sans y trouver de risques. Mais sa politesse l’emporta sur le désir de savoir ce qui se passait, puisqu’il ne voulut pas hasarder d’écouter, de crainte d’être vu de quelqu’un de la maison. Il jeta à terre un de ses gants, embarrassa la serrure de la porte de la chambre de quelque chose qu’il y glissa fort doucement, pour qu’il ne fût pas possible de s’enfermer, et ne dit en se retirant, que [c]es paroles au valet de Mariane : il y a ici du monde ; je verrai ta maîtresse demain, assure-la de mes civilités, en cas que tu lui dises, que je suis entré pour la voir. Il n’agissait pas ainsi sans raison, car, en apparence, pour les domestiques, son gant n’était resté dans la maison, qu’afin d’avoir un faux moyen de revenir sur ses pas le chercher, et le dire ainsi, s’il rencontrait du monde sur l’escalier. En effet, le valet, s’imaginant qu’il se retirait n’alla pas instruire Mariane de la visite de Quinault, qui revenu presque au même instant, reprit son gant, et à la faveur de ce qu’il avait mis dans la serrure, trouva la porte encore ouverte ; il se cacha au même endroit dont il était sorti, et suivit de l’oreille la voix des gens qui l’avaient nommé.

         C’étaient Mariane et Madame de Monray. Celle-ci était d’avis que les richesses sont pour le moins aussi recherchées que la beauté qui les possède. La première, d’un sentiment opposé, pensait que l’amour de Quinault ne visait qu’à sa personne, et que bien loin de songer au bien dont elle jouissait, il demandait sa main seulement, et non qu’elle l’avantageât de ses revenus. N’est-il pas visible, disait-elle, que tout parle en sa faveur à mon égard. Quelle constance et quelle résignation aveugle n’a-t-il pas montrée, à tout ce que j’ai désiré de lui, lors même que par mon mariage avec Timante, il n’a plus eu l’espoir de m’avoir pour épouse ? Car, ajouta-t-elle, vous ne soutiendriez pas que l’air respectueux qu’il a toujours gardé lorsque j’ai usé de mon pouvoir, et que l’indifférence dont il a fait preuve pour quelques partis, dont je lui ai donné ouverture, et qui auraient été d'un grand éclat à son établissement, ne me soient une sûreté de la noblesse de son âme, contre ceux qui croient que dans mon alliance, il n’a que la fortune pour maîtresse. Sans examiner si vous n’êtes point prévenue, interrompit Madame de Monray, décidez d’une affaire, qui fera valoir votre prudence ou la mienne. S’il est ainsi, qu’étant informée de sa naissance, vous ne l’en estimez pas moins, choisissez-le pour mari, je le veux ; mais en le rendant possesseur de votre personne, restez maîtresse de vos revenus. Ce


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conseil m’a déjà été donné, reprit Mariane ; cependant, je me persuade que si une amante se cède tout entière, elle n’a rien de plus cher à disputer. Car vous m’avouerez que cette différence de coffre, est assez inutile entre deux têtes qui n’en doivent plus composer qu’une le reste de leurs jours. Quelquefois, ajouta Madame de Monray, songez mûrement, faites en sorte de disposer à l’avenir, comme à présent, de vos effets. Et par là, en cas que Quinault entre dans quelque parti, ou achète quelque charge, qu’il n’exerce pas à son profit, n’y étant point intéressé, vos biens n’en souffriront pas. Vous devez encore considérer, continua-t-elle, que sa fortune n’étant pas proportionnée à la vôtre, et que ne pouvant atteindre à la figure que vous faites que par le rang de votre mari, et par votre soutien, vous le jetterez dans la nécessité d’être plutôt votre amant, que le dispensateur de ce que vous avez. Entre nous, il n’est pas que vous ignoriez que ce qu’il a hérité de Tristan, et que ce qu’il a acquis lui même par la plume, n’ont pas à mettre en parallèle, avec les grosses sommes dont vous jouissez. Quelles réflexions, Madame, avez-vous là, dit Marianne ? Soupçonnez-vous Quinault d’être assez peu spirituel pour s’embarrasser par quelque mauvaise entreprise ? Quand cela serait, je ne puis suivre d’état que le sien, et de quelque façon que le sort le traite, je ne veux être riche où infortunée qu’avec lui. Nous voilà d’accord, répondit Madame de Monray, c’est là ce que j’attendais de vous. Chéri de vous seule, vous serez aussi sa seule ressource ; s’il fait quelque faux pas, vous les payerez, vous avancerez pour lui, et pour tout dire il n’aura recours qu’à vous, en cas que ses vues ne viennent pas à bien et ne lui produisent pas l’argent qu’il aura dépensé. Secours que vous ne pourriez lui prêter, en lui remettant votre bourse ainsi que vous-même, puisqu’étant naturellement nanti de vos effets, les ayant engagés pour vous et pour lui, il en disposerait avec beaucoup moins de reconnaissance. Prenez votre parti, ne devez qu’à vous-même ce que vous avez, et fermez l’oreille à trop de générosité. Je sais que Quinault vous aime, je pense même que son amour n’est pas mercenaire. Qui vous sera caution de sa sincérité ? Un amant se déguise comme il veut ! Je vous accorde que sa passion est vraie jusqu’à cette heure, et telle qu’il vous l’a déclarée. Qui vous en assurera ? Si vous m’en croyez, ne vous y arrêtez pas qu’à meilleures enseignes. Ôtez-vous tout sujet de reproches. La flamme la plus vive devient fumée. Le cœur le plus embrasé se change en glace. Et la possession use petit à petit les désirs les plus violents. Le chagrin que l’on a du refroidissement d’un époux, est bientôt oublié. Perd-on de même le souvenir que l’on a d’avoir été à son aise ? La pensée en est toujours présente à l’esprit. Allez au devant de ce remords, faites-vous un devoir d’assurer le bien dû


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à vos enfants, et ne courez point les risques de mêler à de légères assurances, des amas[44] qu’il y a si longtemps que l’on vous conserve, et dont Quinault vous priverait peut être en croyant les augmenter. Il n’est pas que vous ne le connaissiez ; son génie est orgueilleux, et il ne veut rien devoir aux fonds préparés à sa fortune, si l’esprit ne l’emporte sur l’argent. De pareilles idées sont assez souvent mal fondées ; on n’estime un homme d’affaires qu’autant qu’il s’avance lui-même, et qu’il n’embarrasse personne dans des partis dont il se tire sans avoir souvent fourni sa part, et qu’il abandonne après s’y être enrichi, mais presque toujours en causant la ruine des particuliers qui l’ont mis en état de se pousser. Une semblable récompense serait trop onéreuse à vous et à vos enfants. Outre que Quinault, ne profitant pas, comme je viens de le dire, en vous rendant maîtresse des sommes qu’il pourrait placer, n’embarrassera ni vous ni vos enfants ; mais bien loin de cela, par les considérations que vous avez pour lui, il rencontrera en vous une amie zélée à le retirer chez elle, s’il ne peut résister au sort infortuné. Je me tiens, Madame, à ce seul sentiment, interrompit Mariane, je vous rends grâce de votre avis. Je le suivrai avec plaisir – ma famille me l’avait déjà donnée. La passion l’a jusqu’à présent éludé. À cette heure, votre désintéressement l’emporte. J’y suis résolue, continua-t-elle, Quinault ne partagera point mes revenues. S’il a sujet de se plaindre, pour peu qu’il ait d’amitié pour moi, il passera facilement sur l’intérêt. Même s’il a toujours pareils égards sur ce qui me touche, l’indépendance ou je me vois, de disposer de ce que j’ai, me mettra tous les jours en pouvoir de lui contracter mes biens, ainsi que ma personne. Et je vous promets qu’aussitôt que nous nous verrons, je ne lui cacherai rien de ce que j’ai sur le cœur touchant ce sujet. En confidente qui s’intéresse uniquement pour vous, lui dit Madame de Monray, je suis ravie de ce que vous vous résolvez ainsi que je le souhaite. Néanmoins, ne voulant pas que le même avis cause des suites fâcheuses a notre société, ni que Quinault ait des sujets de plainte de vous avoir dit si naturellement ma pensée, ne lui en parlez pas, et encore moins que vous m’ayez fait confidence, de ce qui vous regarde tous les deux. Mariane lui en donna parole. Pour Quinault qui savait tout, et qui prévoyait n’avoir plus rien à entendre, [il] délibéra lentement ce qu’il résoudrait. Sa sortie lui sembla lors seule nécessaire. Il descendit et eut assez de bonheur pour que qui que ce soit ne le vît.

         Il ne s’était pas attendu à avoir des grâces à rendre à Madame Monray ; de semblables obligations sont exemptes de civilités. Comment agir dans cette conjoncture ? Cette dame bien éloignée de le haïr, n’ignorait pas qu’il était cause qu’elle n’avait pas épousée un homme, avec lequel elle n’aurait pas été heureuse : le souvenir lui en devait encore être tout frais.


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Malgré cela, il ne voyait pas d’ennemi qui ne lui fût moins cruel. Que faire ? Un galant homme ne querelle jamais avec le sexe. Il jugea à propos de déguise[r] sa haine, et de retourner sur l’heure chez Mariane. Cette belle ne cachant plus son penchant pour Quinault, tout le monde ne tarda guère à être instruit de leur alliance ; prêts à signer leur contrat, personne ne marqua d’étonnement lorsque l’on vit Mariane prendre Quinault à part ; c’était pour lui apprendre ce qu’il avait entendu. Sa déclaration l’inquiétait fort peu ; aussi la reçut-il sans la moindre émotion, car il l’approuva avec des paroles les plus engageantes. Ce que vous me dites, Madame, lui répondit-il, me fait un véritable plaisir. Les auteurs d’une pareille sûreté se connaissent mal en physionomie, et lisent ignoramment le caractère de mon âme. Si ma probité ne leur était cachée, ils sauraient qu’au lieu qu’ils ont cru me desservir, selon leurs vues, ils sont tombés dans ma pensée. Le premier jour que je vous ai parlé, ayant décidé avec vous-même, de la volonté que j’ai formée, de n’être qu’à vous seule, sans participer à votre bien. Ce n’est donc pas lui qui m’a attiré auprès de vous, et ce serait encore moins ces mêmes richesses, qui gouverneront mon amour. Toute ma félicité est renfermée à vous posséder uniquement, là se borne tout mon bonheur, et tous les souhaits de la passion que je vous ai jurée. Jamais l’ambition de vous avoir pour épouse, n’a eu de part à l’envie de partager avec vous des biens qui sont incomparablement moindres que la jouissance de vos appas, et souffrez que je vous dise, que vous attaquez la noblesse de mon affection, en la soupçonnant d’être intéressée, elle qui n’a jamais considéré, que les riches qualités qui vous montrent partout si vertueuse et si spirituelle. Marianne resta extrêmement satisfaite du dévouement de Quinault à ses volontés et de sa générosité à ne désirer que sa main. Les discours et les regards de Mariane lui exprimèrent la joie qu’elle en avait. Il furent retrouver l’assemblée, où elle redit à Madame de Monray le galant abandonnement de Quinault. Cette dame lui en fit son compliment, et tâcha de lui persuader qu’elle était véritablement réjouie par rapport à son amie. En elle-même cependant elle pestait d’être la confidente d’une passion si violente et si sage, où elle savait n’être en aucune manière pour son compte.

         L’amant, à son égard, ne découvrait nullement par son visage, ce qu’il avait sur le cœur. Il ne disait pas que la jouissance de la personne ne le satisfaisait pas, si les revenus n’y étaient compris. L’amour seul le favorisait, après lui rien ne le soutenait. Il essaya de s’assurer entièrement de la bévue par une galanterie, qui faillit à le ruiner. Il est vraisemblable que la pensée


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n’avait pour but que de contraindre Mariane à lui tout abandonner par une signature, ensuite du triomphe de sa personne, auquel il se préparait.

         Certain qu’un transport amoureux, a toujours des charmes pour le sexe, quelque dépit qu’il en fasse paraître sur le champ, il avait arrêté de s’introduire chez Mariane, sans se faire annoncer. Le mariage était dans cette occasion un manteau à toutes sortes d’excuse, si les gens de la maison se fussent opposés à son envie.

         Il y entra un matin qu’elle était dans un profond sommeil. Une dormeuse charmante, d’une peau d’albâtre, les yeux fermés, entre des draps, où son embonpoint semble caresser la mollesse, sont des appas appétissants, qu’un amant voit difficilement sans s’enflammer ; à peine put-il se retenir d’abord. Sa gorge se présentait, il la baisa ; sa main s’échappa après, et fit ouvrir l’œil à la belle, qui se mit fort en colère de la témérité de Quinault. Il l’adoucit aisément, badina avec esprit sur sa hardiesse, et parla là-dessus avec tant de gaieté, qu’il la força d’en rire avec lui. Ce radoucissement le flattait. Il s’imagina qu’il était favorisé, et le moment étant propice à l’entreprise qu’il avait formée, bien loin de ne pas suivre sa pointe, il recommença à s’échapper. La belle, au lieu de se courroucer, l’arrêta en plaisantant ; lui, prenant cette faible résistance pour un consentement, récidiva ses approches avec plus de vigueur. Mais il fut repoussé si sévèrement, qu’il en resta presque interdit. Néanmoins, il rappela dans le moment ce qu’il avait de sang froid, fit tout son possible afin d’en être écouté, et joignant des paroles extrêmement spirituelles à la passion et à l’ardeur que lui inspirait sa personne, inventa le discours le plus séduisant pour la gagner. Qu’est-il nécessaire, lui dit-il, pour couvrir l’honneur d’une personne, qu’on respecte des cérémonies plus propres à glacer des amants, qu’à les lier d’une étroite amitié. Êtes-vous présentement moins maîtresse de me rendre heureux que lors qu’on cérémonial, soutenu d’un froid usage, nous permettra de nous unir ensemble ? L’amour est toujours présent à l’hyménée. Le voit-on jamais après le mariage ? Faut-il que des témoins nous fassent donner la main, nous qui pouvons disposer de notre amour, avant qu’ils nous conduisent à notre lit, comme à un spectacle de divertissement ? Enfin puis-je être heureux, si le mari seul a votre cœur ? Que ne vous devrai-je point, si je l’obtiens de vous à cette heure, et que vos faveurs m’en communiquent. Avant la cérémonie, je ne serai redevable qu’a votre tendresse. Au lieu qu’ensuite, votre devoir


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ne me payera qu’à demi, du pressant amour que je ressens. Au nom des dieux, continua-t-il, en l’embrassant, pour peu que je sois aimé, assurez m’en par quelques preuves. Votre alliance est trop bien concertée, pour appréhender qu’elle manque. Vous vous ferez voir pitoyable en vous livrant à mes désirs, et si vous vous rendez à mes poursuites, ce sera la récompense de mon ardente fidélité. Bannissez le cruel scrupule qui nous empêche d’être heureux, que je ne doive ma félicité qu’à votre faiblesse, et ne souffrons pas qu’un tyrannique usage recule notre bonheur. Après cette morale enflammée, il se mit en devoir de se contenter. L’émotion de Mariane n’eut pourtant pas assez de force pour faciliter des paroles, qui empiétaient si fort sur son honneur. Elle l’en railla, et prenant un air très sérieux : ne me voyez de quelques jours, dit-elle, impérieusement. Ne prêtant pas d’attention à cet ordre, il ne cessa pas d’écouter la violence de son amour ; enfin, ayant remis sur le tapis des discours guère moins suborneurs, il en vint aux effets. Là, Mariane, appréhendant pour sa personne une résistance dont sa tendresse avait de la peine à se rendre maîtresse, jeta prestement la main sur une sonnette par laquelle elle avertissait une fille de chambre de l’heure qu’elle se mettait à sa toilette. Quinault, déconcerté et intimidé de son courroux, ne s’aperçut que trop, de la vaine espérance sur laquelle il avait compté. Repentant d’avait tant hasardé, il en fit voir à la belle tout le regret que jamais amant puisse montrer, par les agenouillements les plus galants. Ces soumissions ne l’apaisèrent pas.

         La femme de chambre, venant au premier coup de sonnette, devinant l’air embarrassé de Quinault, la rougeur de sa maîtresse, comprit ce que l’on et l’autre voulaient dire. Elle en sourit. Aussitôt que Mariane tint cette femme avec elle, elle envisagea Quinault avec un rire dédaigneux. Sortez, Monsieur, lui dit-elle ; ne venez plus dans ma maison, trop de vivacité vous accompagne, et un peu de rafraîchissement vous est nécessaire ; rompons toute société ensemble. Tenir bon en cette occasion, eût peut-être augmenté le courroux de Mariane ; Quinault n’ouvrit pas la bouche, de crainte de se faire répéter quelques menaces, dont il lui eût été impossible de lui ôter le souvenir.

         Il se retira si confus, que la femme de chambre, qui le voyait, ne sut retenir un éclat de rire forcé. Il en échappa autant à Quinault, tout maltraité qu’il était, et même Mariane, malgré sa fierté, bien éloigné de se pouvoir vaincre, fut contrainte de rire aussi. Preuve que l’on n’est pas toujours maître de se posséder après les occasions les plus dangereuses, lorsque d’autres les tournent en risée.

         Néanmoins, sérieusement courroucée, où feignant de l’être en effet, elle se fâcha et s’emporta encore après que Quinault fut sorti de son peu d’honnêteté à son égard, et parlant à sa femme de chambre : je ne suis pas encore son


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épouse, lui dit-elle, et cependant il prend un ton impérieux comme si je devais lui obéir. À quoi serais-je donc exposée, si je l’avais déjà pour mari. Je renonce à sa connaissance, continua-t-elle. De ce moment, je veux l’oublier, et je lui interdis ma maison pour toujours. De grâce, Madame, répondit la soubrette, que la bourse de Quinault lui affidait[45], et dont la familiarité était soutenue de plusieurs années de service. Lorsque votre colère sera modérée, vous ne songerez pas à lui avec tant de mépris. Ayant la qualité de votre époux et voulant satisfaire ses fantaisies, l’auriez-vous arrêté ? Ne vous serait-il pas plus injurieux, aussi aimable que l’on vous voit, et vous chérissant ainsi qu’il fait, que vous vous fussiez aperçue de sa tranquillité, lorsqu’il vous a rencontrée dans votre lit ? La nonchalance où il serait resté, dites-moi, n’eût-elle pas été un signe que, bien loin de vous honorer, son indifférence ne vous serait pas pardonnable ? Rapportez-vous en à moi, Madame, réfléchissez-y, si vous ne le voulez plus voir. Déterminez-vous lorsque vous serez en tranquillité. Plusieurs jours sont nécessaires à votre résolution. Après cela, vous ne vous sentirez plus le même sentiment. La violence d’un amant aimé est-elle jamais haïssable ? Je ne saurais penser, si votre cœur n’est pas différent de celui de tout notre sexe, que vous n’ayez beaucoup de satisfaction de ce qu’il n’a pas respectée votre sagesse ni votre vertu, puisque l’une et l’autre ont triomphé de son emportement, et que votre honneur s’est sauvé de ses poursuites. Je vous dirai davantage, je crois que vous le regarderiez de mauvais œil, s’il en avait agi autrement. D’où vient donc rompre avec lui ? A-t-il exigé quelques faveurs malgré vous, s’est-il servi d’armes pour en venir à bout ? Vous avez une sonnette à votre chevet, il vous était d’abord facile de la faire entendre. S’y est-il opposé ? Il vous parlait, vous gardiez le silence. Qui se fût imaginé à sa place de n’être pas favorisé. Plus je considère son procédé, et moins je reconnais son crime envers vous. Car entre nous, Madame, est-il coupable, de vous avoir vue si belle, qu’il n’ait pu résister à l’envie de risquer l’heure du berger ? Êtes-vous donc bien fondée à ne le vouloir jamais voir ? En vérité, l’aventure exciterait la raillerie des gens sensés, et parmi eux votre scrupule paraîtrait peu galant et peu spirituel. Trêve à ces réflexions, dit la maîtresse à sa femme de chambre. Vous les avez sans doute apprises de Quinault. Car j’y sens assez le goût impertinent des leçons qu’il me débitait. Que je ne vous entende plus parler. Je me tais, Madame, répondit-elle, après vous avoir fait voir ce qui est. Mal, reprit Mariane, puisque vous ignorez sur quoi vous parlez. Si, Madame continua cette femme en plaisantant, et tenant ses regards sur Mariane, je ne dis rien que je ne sache ; pariez avec moi que


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vous seriez fort embarrassée de m’avouer pourquoi vous êtes en colère. Encore une fois, ne parlez pas davantage, lui dit Mariane, qui ne pouvait se retenir de rire. Suis-je obligée de vous révéler ce que je sais mieux que vous ? Ensuite elle lui ordonna de lui mettre son habit, cet entretien s’étant passé à sa toilette.

         Notre amant, soutenu de la vieille soubrette, par les présents qu’elle en avait reçus, le fut encore peu d’heures après. Prévoyant qu’il devait par sa présence calmer la colère de Mariane, afin que Madame de Monray, qu’elle attendait, n’approuvât pas le parti qu’elle prenait de congédier son amant. Elle était sur le point de lui faire dire de rattraper le cœur de Mariane, lorsque cette femme de chambre le vit dans le premier appartement. Là il avait entendu le démêlé de la maîtresse et du domestique et ne s’était pas retiré, parce que la honte l’en avait détournée. Elle alla dire à Maria[ne] que Quinault venait lui faire ses excuses. Elle ne le voulut point entendre. L’autre, au fait de ces colères amoureuses, et qui voyait que la fierté brouillait davantage les deux amants que tout autre sujet, au lieu d’obéir, fit entrer Quinault ; il se mit d’abord à ses genoux. Elle le reçut avec beaucoup d’orgueil et même le rebuta longtemps. Il persista si hardiment, et lui tint un discours si galant, qu’éloignée de lui en vouloir, ils furent meilleurs amis que jamais. Et l’attaque de Quinault servit de prétexte à l’enjouement de Mariane qui, exerçant la plaisanterie, en attribua toute la cause à la fragilité des sens, supérieure presque toujours à l’esprit humain, et qui en rejeta la faute sur l’amour, juge peu rigoureux des transports qu’il inspire.

         Mariane et Quinault, plus fermement unis qu’ils n’avaient été, soupirèrent encore peu de jours. Le contrat de mariage dressé, le futur le signa, sans en faire la lecture. Les articles l’inquiétaient peu ; Mariane était le seul objet qui l’intéressait, elle était son seul bien, ainsi que son seul amour. La communauté de richesses n’était pas encore son attention. Il l’attendait du temps. Néanmoin[s], si la jouissance ne lui eût pas échappé, il restait maître de ses revenus, puisque Mariane eût été comme contrainte de l’en rendre possesseur pour mettre son honneur à couvert, au lieu que l’heure favorable lui ayant manqué de triompher d’elle, il ne pouvait que se résigner à en passer par les lois que lui feraient le contrat. Il approuva donc les articles tels qu’ils étaient sans les examiner, et écrivit son nom au bas sans savoir le contenu. Vous n’êtes guère méfiant, lui dit Mariane avec un regard agréable. Accordez-vous votre signature partout si facilement ? Ne voyez-vous rien ici contre vos intérêts ? Je suis à vous, lui répondit-il, Madame. Vous me choisissez en l’état que la fortune m’a mis. Je ne mets point d’autre prix à une si grande faveur. Ma main se trouve heureuse en ce moment, d’arrêter par la plume la félicité que j’attends depuis si longtemps. Je signe aveuglément mon bonheur, ni ayant que votre personne qui le peut faire. Je vous assure, répondit-


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elle, que je vous soupçonnais plus de précaution pour ce qui touche vos intérêts particuliers, et que l’on m’a voulu brouiller avec vous, en me le disant ainsi. Il n’est pas possible, madame, continua-t-il, d’être bien dans l’esprit de chacun. L’auteur de la nature voit seul le déguisement. Et je vous garantis que la finesse des personnes qui ont essayé de me perdre auprès de vous est trop peu éclaircie, pour qu’elle ait jamais eu connaissance de la mienne. Et si j’avais des vœux à faire, ce serait de souhaiter que le plus petit repli de mon cœur vous fût visible, et je me vanterais que vous n’y lirez rien qui ne vous assurât de la droiture de mon âme, et que votre main seule est capable de borner mes désirs. Toute l’assemblée sourit à ce compliment, et Mariane en demeura contente. Le souper étant prêt on se mit à table, où l’on passa son temps en joie, et vingt-quatre heures après on maria Quinault et Mariane[46].

         De ses jours amant n’a peut-être paru si satisfait [que Quinault] jusqu’à l’heure de l’hyménée. Dès l’instant qu’il se vit en la demeure de sa future, qu’il pouvait réputer la sienne, on l’aperçut rêveur, triste, et n’ayant point de présence d’esprit à la conversation où il était. Tout le monde s’étonnait de ce qu’il ne fournissait[47] pas comme il faut aux discours qu’on lui tenait. Chacun en marqua sa surprise, et Mariane davantage que qui que ce soit. Proche d’une croisée ou elle se trouvait, elle l’approcha pour lui demander à quartier d’où prévenait son inquiétude. Les personnes de l’assemblée n’ignoraient pas assez le cérémonial pour les accoster. Lorsque Mariane se crut seule avec lui, à quoi, Monsieur, lui dit-elle, dois-je attribuer la tristesse où je vous vois ? Notre union en est-elle déjà la cause ? L’abandon que je vous ai fait de moi-même, vous en aurait-il rassasié ? Et pour vous dire ce que je pense, ma présence vous est-elle plus désagréable à cette heure, qu’elle ne vous paraissait charmante à mon lever ? Que n’ai-je point hasardé pour vous procurer la tranquillité et l’établissement que vous désiriez ? N’ai-je pas assez fait par ces avances ? Et voudriez-vous me forcer à me repentir dans la journée où ma main vous rend le maître de tout ce que vous poursuiviez avec tant de chaleur ? Serais-je obligée de céder à la douleur des heures où votre amour devrait éclater ? Me contraindriez-vous à ne me pas savoir gré de vous avoir aimé ? Changez-vous si facilement en une matinée, qu’il ne me soit pas possible de retrouver dans vos yeux, ces vives protestations que vous m’avez faites ? Et suis-je haïe de vous ? Ou bien m’en avez-vous imposé ? Aurais-je assez de malheur pour apprendre que toutes ces actions ne soient pas vraies, et que tous les égards que vous avez eus pour moi ont été fardés ? Ne me réduisez pas au désespoir, et si jusqu’à présent vous avez feint de m’aider, que je sois certaine moi seule de ma fatale destinée, sans que vous l’exposiez aux yeux de tant de monde. J’ai passé sur tout le mal que l’on m’a dit de vous, je n’ai écouté ni parents ni amis pour vous avoir. Me livreriez-vous à leurs reproches après avoir tant fait


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pour vous ? Vous êtes mon époux dès le moment que je vous ai avoué que je n’aimais que vous. Présentement qu’il ne vous reste plus rien à désirer, et qu’il n’est plus en ma puissance de me dédire, me donneriez-vous bien le mortel chagrin de me faire entrevoir de la tromperie dans votre procédé ? Ne m’exposez point à tant de confusion en la présence des mêmes gens qui me détournaient de notre union. Que la faiblesse que j’ai eue pour vous ne soit pas si mal récompensée aux yeux de tout le monde. Qu’il n’en ait point connaissance, je vous supplie. Et que moi seule, en particulier, regrette le don que je vous ai fait de ma personne, et soupire de votre froideur. Déclarez-vous donc, m’auriez-vous abusée ? Et me serais-je aussi abusée, lorsq[ue] j’ai voulu croire que vous aviez quelque amour pour moi, et que la sincérité était le but de toutes vos actions ?

         Je reconnais toutes vos bontés, Madame, répondit-il. Mes soupirs augmentent tous les jours pour vous. Je vous vois plus charmante que je ne vous ai vue, et vous avez plus d’esprit que je ne vous en ai encore trouvé. Vos charmes se font respecter plus que jamais. Pardonnez cependant à mon faible ; mes yeux n’ont été que trop les témoins de ce que vous avez résolu pour moi, de ce que vous exécutez même à cette heure. Je connais l’éclat de votre fortune, et la médiocrité de la mienne. La faveur que vous m’accordez me fait douter de ce que je suis. Elle me semble si grande, que je ne sais qu’en croire. Je n’oserais m’assurer sur ce que j’en vois moi-même. Je m’imagine que c’est un songe inventé pour me flatter, et que le réveil effaçant ce qu’il a d’aimable, je me retrouve tel que j’étais avant. Ce sont là les effets des songes qui m’obsèdent. Comment vous les exprimer, Madame ; ma félicité même m’étonne, je doute de mon bonheur, et je ne me crois pas assez heureux pour pouvoir compter dessus. Qu’est-il donc nécessaire d’exécuter lui dit-elle, avec u[ne] rougeur modeste, pour vous en rendre certain ? Dites. La honte doit être bannie d’entre nou[s]. Il n’y a rien des choses possibles que je ne fasse pour vous remettre dans votre enjouem[ent]. Hélas, Madame, lui répondit-il, vous êtes trop facile. Je veux bien l’être, lui dit-elle, puisque je n’ai d’amour que pour vous, et que la tristesse qui vous abat me jette dans un chagrin inexprimable ; encore une fois, dites ce que vous exigez de moi. Et soyez assuré d’être écouté. Ha ! Madame, répliqua-t-il, en lui serrant le bras, j’oublie le rang de mari, qu’après vos bontés, la cérémonie me donne. Je ne lui veux rien devoir, bien loin de m’en prévaloir, je la laisse à côté. Que mes désirs et mon amour obtiennent tout de vous. Que la certitude de me croire chéri me rende tout à fait heureux ; ne me refusez pas, que je jouisse de tout mon bonheur. Satisfaites mon impatience, prouve[z]-moi que vous êtes véritablement mon épouse. Rendez m’en certain, en vous livrant à mon ardeur. Je ne me persuaderai d’être aimé, que lorsque les faveurs les plus sensibles me retiendront entre vos bras. Cette journée si heureuse pour moi, est d’une langueur mortelle, les plaisirs de votre possession sont trop vifs en mon esprit, pour remettre à ce soir à les goûter. Je ne sais si je me fais entendre, Madame. Il est temps de me rendre heureux. Que je vous doive entièrement cette grâce. Soyez sensible à ma


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tendresse. Mettez-vous de moitié pour elle avec moi. Enfin satisfaites mes désirs impatients.

         À ces paroles le rouge s’empara du teint de Mariane. Elle porta après ses regards sur lui, et lut dans ses œillades une passion si vive, que ses larmes exprimèrent la joie qu’elle en avait. Y pensez-vous, dit-elle, en l’embrassant, êtes-vous raisonnable ? Que l’assemblée croirait-elle de nous, si elle nous savait déjà tous deux en particulier. À peine quittons-nous le prêtre. On en rirait, et l’on aurait raison. Nous servirions de jouets aux goguenards à qui vos volontés, et ma faiblesse, sont connues. Ne vous impatientez point, continua-t-elle, en l’envisageant amoureusement, tâchez de vous modérer, une demi-journée n’est pas si longue à passer. Je ne suis pas moins empressée que vous. Cependant, vous devez vous apercevoir que j’ai plus d’attention à me retenir. Hélas, Madame, répondit-il, en l’arrêtant, parce qu’elle allait le quitter. Ne m’écoutez-vous point. Je suis bien peu favorisé, si vous n’avez pas mes mêmes impatiences. Si j’avais moins d’ardeur, serais-je si transporté ? En finissant ces paroles, il jeta des yeux languissants sur elle qui la pénétrèrent si fort, qu’elle ne put arrêter ses pleurs. Je suis attendrie, lui dit-elle, d’une voix basse ; puis prenant un ton de voix plus fort, afin d’être entendue : je vais revenir dans un instant, continua-t-elle, et je vous dirai ce que je pense sur ce dont vous me parlez. Je vous quitte pour peu de temps, réjouissez l’assemblée. Elle le quitta aussitôt ; pour lui, il demeura et se joignit à la compagnie. On soupçonna d’abord que quelque affaire d’importance causait son inquiétude, c’est ainsi que chacun conjecturait. On ne le questionna pas là-dessus. On fit seulement en sorte de l’égayer. Le plaisir ne le suivait pas alors, sa chère Mariane était seule en état de divertir son silence.

         Il est à croire que, n’étant nullement chagrine de son impatience, la même ardeur la faisait agir. Aussi ne tarda-t-elle guère à dire à sa femme de chambre la dispute qu’elle venait d’avoir avec Quinault, et lui commanda de préparer son appartement, afin qu’ils le trouvassent prêt lorsqu’ils se retireraient ensemble. Dans le moment la femme de chambre usa de ressources. Selon l’occasion, on fait usage de ce que l’on rencontre. Elle raccommoda le lit de Mariane, mit dessus un tapis de table de jouer, descendit, emporta la clef, et la remit à Mariane, qui reparut aussitôt où elle avait dit à Quinault, qu’elle allait revenir. Prenez cette clef, lui dit-elle, ouvrez en telle chambre, ne fermez pas la porte, attendez-moi. Je ne vous ferai pas longtemps languir. Je vous suis. Je reste encore ici un instant, afin, s’il se peut, de cacher notre rendez-vous. Il est inutile de s’informer s’il suivit ce commandement ; il fut si prompt à franchir les montées de l’escalier que les pieds lui glissèrent, et en tombant peu s’en fallut qu’il ne se blesse mortellement. On courut à son secours. On s’enquit du sujet qui l’avait porté à se tant précipiter, il dit que ce n’était rien, qu’il n’y avait point de danger, que la chute provenait de ce que n’ayant mis que le bout du pied sur un des degrés, son soulier avait tourné et ensuite causé son accident.


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On ajouta foi à ses paroles. Mais Mariane se doutait seule du sujet de sa précipitation, comme l’ayant espionnée, elle avait remarqué qu’entreprenant de doubler les montées, son pied au lieu de poser juste sur le degré, lui avait fait faire un faux pas, et n’était qu’elle vit du danger dans sa chute, la vivacité qui le transportait l’eût excitée à rire.

         Il s’impatienta peu de temps. Elle entra presque aussitôt qui lui ; je ne me serais jamais imaginée, dit-elle, en arrivant que votre sexe fût si prompt. Quelques baisers lui tinrent lieu de réponse, et ils demeurèrent tête-à-tête au moins près d’une heure, sans que ce rendez-vous ait été troublé de qui ce que soit. En amants habiles et déjà savants, je crois qu’il profitèrent prudemment de l’occasion et des plaisirs. Il faudrait avoir joui de même de ses amours, pour se représenter leur bonheur. N’étant pas assez fortun[é] pour me souvenir de semblable jouissance, je me garderai bien de décrire les douceurs que je n’ai point goûtées ; car pour que les paroles plaisent, elles doivent être dictées par l’expérience.

         Mariane sortit la première de la chambre, un vermillon naturel rehaussant la vivacité de son teint. La femme de chambre rajusta sa garniture, et secoua ses jupes un peu chiffonnées. Et en s’acquittant de cette fonction, elle lui dit d’un air gai, qu’apparemment elle avait oublié de faire entendre la sonnette de sa chambre. Je devine, continua-t-elle, que cette fois-ci, il n’a pas employé le temps en paroles, et que vous ayant mieux satisfaite, vous n’avez plus songé à me sonner. Avouez que j’ai raison. Je sais lire ; et quoique je vous voie, pour le moins, aussi enflammée que la dernière fois, vous n’êtes pourtant pas si emportée. Le mot étonnant qu’un oui, sa puissance est bien redoutable, pour rendre ainsi la beauté la plus fière, si douce et si facile. Les deux amants rirent des discours de cette femme, qui continua de parler de même sorte, durant le temps qu’elle la tint à sa toilette.

         Lors que ses ajustements eurent été remis en état, elle descendit ; pour Quinault, en amant libéral, il récompensa la femme de chambre de ses soins et de ses services. Il descendit aussi après. La joie était peinte dans ses yeux. Toutes les personnes de l’assemblée témoignèrent la leur, en s’empressant de lui faire voir qu’ils retrouvaient son enjouement. Il réjouit tous les convives, et aucun n’eut connaissance de son tête-à-tête avec son épouse, où plutôt ne donna des marques qu’il le savait.

         Madame de Monray en fut seule avertie, parce que Mariane, qui ne se possédait pas sur le vif amour de Quinault, et qui mourait d’envie d’avoir une confidente pour lui confier son bonheur, fut d’abord la rendre dépositaire de ce secret. Madame de Monray retint le sien, et bien loin de lui déclarer le chagrin qu’elle avait d’une si tend[r]e union, elle l’étouffa en elle-même, parce qu’il n’y avait plus de remède, et fit à son amie un compliment fort obligeant, sur l’époux qu’elle s’était donnée. Le jour suivant Mariane autorisa son mari d’un acte par lequel il aurait en sa disposition tant ses revenus que ceux de ses


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enfants. Sur la procuration, il a depuis sagement gouverné les uns et les autres. Et dès l’heure de leur engagement, la mémoire de Timante, son premier époux, n’est plus venu interrompre ses plaisirs, Quinault gardant tant de déférence pour elle, et Madame Quinault usant d’une complaisance si réciproque pour lui, que peut-être jamais mariage n’a inspiré tant d’amour, ni tant d’union entre deux époux. À l’égard de Madame de Monray, elle n’a point cessé d’avoir commerce avec eux. Et quoi que son amitié fût équivoque, on n’a point su qu’elle ait jeté du divorce dans cette maison. Quinault, ne songeant pas davantage aux démêlés qu’elle lui avait suscités dans la recherche de son épouse, et les ayant entièrement oubliés, comme des affaires dont on ne renouvellerait pas le souvenir. Tel a été l’établissement de Quinault, et une suite de son acheminement à la fortune, puisque par le titre même de son histoire galante qu’il avait intitulé L’Amour sans faiblesse, il est évident que le raisonnement est quelque fois d’intelligence avec l’amour, et que lorsqu’ils se rencontrent ainsi ensemble, un amant vient à bout des plus grandes difficultés, et reste victorieux, de l’indifférence, et de l’infortune.

[trait]

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         Deux ans ensuite de son mariage, et lorsque ses poèmes étaient le plus en vogue, M. Salomon de l’Académie française, auparavant président au parlement de Bordeaux, et en ce temps-là avocat général au grand Conseil, vint à mourir, Quinault le remplaça, et s’attira l’estime et l’amitié de l’Académie, par la simplicité du discours qu’il y prononça[48].

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         Un an après, M. Anceau, auditeur des Comptes, décéda, et Quinault traita de sa charge. Mais étant près d’être reçu, les officiers de la chambre des comptes refusèrent de l’admettre dans leur compagnie. Ils alléguaient pour excuse, qu’ils ne pouvaient reconnaître pour confrère un bel esprit qui, jusque là, n’avait du nom et du crédit qu’aux théâtres de l’opéra et de la comédie. Ce refus mit la plume à la main d’un inconnu, auteur de vers, qui reprochaient à Messieurs de la chambre des Comptes, que Quinault, un des poètes célèbres de son temps, ayant dessein d’être de leur corps, ils ne devaient pas le refuser, et que puisque, selon eux-mêmes, il avait tant fait d’auditeurs, ils ne devaient pas l’empêcher de l’être[49].

         Les difficultés que l’on opposait à cette réception, ne furent pas de longue durée, puisque l’on le revêtit peu de temps après de la charge de M. Anceau[50]. Le même anonyme n’en eut pas plus tôt connaissance, que retournant la même pensée dont il s’était déjà servi, il apostropha encore la chambre des Comptes, en disant que Quinault, petit membre de cet illustre corps, avec la qualité qu’il possédait, n’y tenait pas un rang fort considérable, mais qu’aussitôt qu’on le voyait à la représentation de ses pièces, les présidents et les maîtres des comptes devenait auditeurs.

         Il n’a point cessé jusqu’à son décès d’exercer aussi exactement que nul autre membre de la même Chambre, et il s’en est acquitté avec autant d’assiduité,


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que s’il n’avait point eu d’autre étude. Le théâtre, qui n’était plus occupé des fruits de sa muse, porta le public à croire, que le titre de Conseiller auditeur l’employait uniquement ; on le pensa de la sorte. Néanmoins, le sujet de sa retraite, avait une autre cause – lorsqu’il se maria il donna parole à son épouse qu’il abandonnerait et le théâtre et les vers, Madame Quinault lui ayant marqué du dégoût à s’engager avec un homme qui n’avait que la qualité d’auteur. Celui-ci adhéra à sa volonté, renonça à la comédie, mais commença à travailler pour le théâtre de l’opéra, sur quelques ordres qu’il reçut de la cour.

         On approuva dans le monde le choix qu’il faisait du lyrique, et comme on était déjà prévenu de sa capacité sur cette matière, on ne douta point qu’elle ne remportât le prix sur ses autres poèmes. En effet, il a surpassé en peu de temps ce que son Apollon lui avait dicté de la scène comique et tragique, car si l’on demeure d’accord que ses ouvrages ont eu quelque succès à leur nouveauté, on avoue aussi qu’ils sont tombés dans l’oubli lorsque l’auteur n’a plus vécu. On ne nie pas encore que l’on ne lise dans ses poèmes des événements et des sujets assez spirituellement traités, que les sentiments n’en soient élevés ou tendres selon l’occurrence, et que la poésie, quoiqu’en butte à la satire, ne plaise par la facilité et la douceur des vers. Mais malgré ce mérite, renouvelle t’on davantage au théâtre celui de Quinault ? Les Corneilles, les Molières, et les Racines, se sont depuis saisis de toute sa réputation. Et à peine laissent-ils du vide aux Comédiens Français, pour représenter la tragédie d’Astrate, la comédie de la Mère coquette, et le faux Tiberinus, ou l’Agrippa, tragédie.

         Je conviens donc que les trois génies que je viens de nommer ont été universellement reconnus pour les héros du théâtre, et que même Rotrou et Du Ryer ne nous sont encore présents qu’à la faveur du grand nombre de pièces qu’ils ont mis au jour, surtout le premier. Si donc ces trois illustres ont effacés tous les autres jusqu’à Quinault, ne leur a-t-il pas rendu le change par le lyrique, puisqu’il en a été appelé le génie, le Phénix[51], et qu’il a été mis en parallèle avec ce que la Grèce a de plus galant, comme Anacréon et d’autres.

         En effet, ce rang unique qu’il tient encore à l’opéra, n’est-il pas une preuve visible de la supériorité de sa plume ? On y a d’abord arboré un grand cartouche où d’un côté était le portrait de Quinault et de l’autre celui de Lully. Je ne sais pourquoi la jalousie de la cabale est venue à bout, de faire ôter ce triomphe du poète et du musicien, puisqu’aucun auteur, je dis même, ceux qui ont eu quelque nom, ne sont pas parvenus à ce tour facile d’une poésie toute engageante, ni à exprimer par un sujet tout galant, une morale dont on peut tirer un profit attrayant, par la spirituelle application que lui a donné l’auteur.


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Ces éloges répétés, et qui ne sont pas renfermés dans mon seul sentiment, sont aussi le jugement de beaucoup d’autres, dont j’ai seulement pris le sens. Ils pensent qu’après avoir mis à part plusieurs de ses poèmes, on ne se trompera guère de comparer le reste aux lyriques de médiocre espèce touchant la recherche du sujet, mais ils louent infiniment davantage Quinault par la politesse de sa poésie. Elle est, disent-ils, si héroïque, et si touchante par le choix de ses mots, qu’aucun moderne ne l’a encore égalé, et ils ne savent, ajoutent-ils, s’il est quelques anciens lyriques grecs et latins qui puisse[nt] aller de pair avec lui.

         Je viens d’avertir qu’il s’était engagé avec son épouse, de ne plus composer de vers de quelque nature que ce fût. Il changea bientôt de dessein et avec raison, puisque les plaisirs du roi devenant les divertissements de sa muse, il était par là dégagé de sa promesse ; il se mit donc dans le goût des paroles pour la musique. Et voilà l’autorité à laquelle nous devons les opéras de Quinault, dont je ne donnerai l’histoire, que lorsque j’aurai rapporté l’origine qu’ont eu en France les représentations en musique.

         Le goût informe des premiers spectacles consistait en histoires par personnages rimées, dont le sujet puisé dans les romans, et le plus souvent dans la Bible,

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ne présentait aux yeux du spectateur, longtemps exposé en pleine rue, que des acteurs extrêmement ennuyeux par leur rôle, et par les paroles qu’ils tenaient des poètes. À ces Mystères d’une longueur surprenante, succédèrent des farces guère plus divertissantes, dont celle du Pathelin est la seule estimée. On la conserve encore comme unique [exemple]

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d’un caractère comique, qui bien loin de tenir du trivial des autres farces, est réputé un jeu d’esprit, plein de sel, et dont le dialogue commence en quelque sorte à critiquer les mœurs. Or dans ces pièces de théâtre, s’il est permis de le nommer ainsi, il entrait des paroles que l’on chantait, et l’on doit s’imaginer que la musique en était aussi pitoyable que les vers, si l’on considère que d’une liste considérable de titres de poèmes du siècle gothique, un seul est vanté, pour des vers propres à la musique.

         L’usage n’en posait en ce temps là que des Moralités, des Sotties, et d’autres puérilités, jouées ensuite des farces, que je ne décrierai point, en les appelant de véritables sottises. On les voyait dessus les échafauds des premiers comédiens, qui plus en vogue vers le mardi gras, inventaient les polissonneries dont ils étaient capables pour attraper l’argent des passants. Ces bouffons, pour y parvenir, s’habillaient sous diverses représentations de bêtes, tellement que quelquefois les ânes exécutaient des cris ensemble. Et d’autres fois, des renards, des singes, des loups, ou d’autres bêtes jouaient de divers instruments, comme de la flûte et du violon, et pour contrefaire ce dernier ils se servaient de limes qu’ils frottaient sur des grils ; et ces plaisanteries tenaient lieu de


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spectacles au carnaval. Il est encore mention d’un de ces divertissements, vu aux halles à Paris, intitulé Le jeu du prince des sots, attribué au nommé Pierre Gringore [ou] Gringoire dit Vaudemont[52], qui prenait la qualité du héraut d’armes du duc

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de Lorraine. Il est auteur de quelques autres livres fort souvent cités dans les antiquités gauloises de Borel[53]. Ce jeu, donc, que l’on met encore au présent au rang des satires hardies, entre les acteurs [que] le poète y introduit, fait parler deux abbés, qui représentent assez ingénieusement les chantres et d’autres gens d’église ; on y lit même sur eux ou sur les moin[es] cinq vers que Marot eut eu de la peine à tourner plus spirituellement. C’est de ce jeu et de cette farce dont il est question pour un Trio cité dans les livres qui traitent des représentations en musique, c’est le seul exemple dont on s’est servi parmi tout un fatras de bouffonneries théâtrales, que l’on lit plutôt pour en rire, que pour y rencontrer quelque chose de bon. Ce trio en trois vers s’apprend de mémoire sur le premier, tout par Raison, qui répét[é] par le dernier mot à rebours, à ce sens, Raison par tout, et qui coupé au milieu en rétrogradant par le premier mot, et en assemblant le dernier, achève cette signification, par tout Raison. La musique en devait être plus burlesque qu’excellente, et j’ai remarqué que ces paroles ont plus servi de proverbe, pour le commencement et la fin de quelques livres, qu’elles n’ont été utiles à se faire chanter. Je ne sais pourtant pas bon gré au savant auteur du traité des Représentations en musique[54] d’avoir décidé qu’il ne juge que ce trio de supportable dans le jeu de Gringoire. Car quoi qu’il soit extrêmement fade en quelques pages, ce qui reste est certainement semé d’un sel qui ne tient pas trop du siècle antique. Afin d’être au fait de ce jeu, il est nécessaire de réfléchir à quelle occasion il a été composé. Il a paru du temps de Louis Douzième et que Jules Deux occupait le saint siège ; après y être monté par son esprit, on n’ign[ore] pas que ce Pontife, ayant étudié la politique des Italiens, se persuada qu’il primait sur les princes qui les commandaient, tant par le savoir que par la puissance. Qu’aidé de deux si grands avantages, il lui était facile de les gouverner, et petit à petit les excitant à se faire la guerre, et à se ruiner les uns et les autres, de les pousser dehors leurs états, et en rester seul possesseur. C’est ainsi, qu’après avoir assemblé une armée, il répandit la terreur chez divers princes, dont il n’avait nul droit de se plaindre. Ses vues entreprenantes ne se bornèrent pas à ces vexations. Au lieu de se souveni[r] des services que lui avait rendu Louis XII, on ne le vit occupé qu’à soulever des puissances contre lui, tellement que ce roi fut obligé de lever des troupes, afin de se mettre en défense. Il ne faut donc pas s’étonner, que pendant ces événements  l’esprit des français, assez porté à la critique, ait mis en jeu les entreprises d’un pape, que la satire n’épargnait pas en d’autres états. Les poètes le piquèrent encore davantage un an après ces démêlés, lorsqu’il eut la hauteur d’interdire le royaume de

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France et d’ajourner la personne Royale et les cours souveraines à soixante jours, pour


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lui rendre compte de ce qu’ils s’opposaient à ce que la pragmatique fût abrogée, car on fit là-dessus une sottise à huit personnages, qui a été jouée publiquement par les écoliers de l’un des collèges de Paris. Ce trait d’histoire est suffisant pour crayonner une idée des divertissements en musique ; au lieu donc de m’arrêter sur ce chapitre, recherchons ce que la curiosité nous fournit sur l’origine des spectacles, sous le titre d’opéra.

         L’Italie leur a donné naissance, à peu près dans l’état que notre siècle les a mis, car avant même que les Italiens se jetassent dans cette dépense, les Grecs et les Romains se sont servis de paroles à chanter, les chœurs des tragédies s’exécutaient en musique, et l’on tient que les uns et les autres peuples ont eu des spectacles de danse, mêlés de musique, que quelques-uns nomment ballets. Sulpitius, Épître dédicatoire de ses notes sur Vitruve, se dit le restaurateur des représentations en musique.* Ce fut vers le quinzième siècle que les

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Italiens les établirent[55]. Léon X et Clément VII, papes estimés pour l’avancement qu’ils ont procuré aux sciences, aux beaux arts, et aux savants, et dont l’histoire parle encore comme de deux princes qui n’épargnaient rien pour flatter leurs passions. Ces princes, dis-je, ont non seulement eu des opéras, mais aussi des machines et des décorations à leurs comédies. On attribue à Balthasar Peruzzi, peintre, le renouvellement des décorations de théâtre, lorsque Bernard de Bibianne, Cardinal, invita Léon X à une représentation de la Calandra, comédie qui a été un des premiers

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spectacles italiens[56]. Jusque là on n’avait rien vu de plus somptueux que ce qui décorait cette pièce. Les yeux étaient charmés de la régularité de la perspective, et la juste attribution des décorations avec le sujet de la comédie avait tant de convenance, que quoique le lieu de la scène ne fût pas extrêmement grand, néanmoins les regards surpris semblaient ne se répandre que sur de vastes endroits. Peruzzi a depuis servi de modèle aux machinistes qui l’ont suivi.

         La France a obligation à Jean Antoine Baïf de la première académie de musique ; il entretenait dans sa maison, qu’il possédait au faubourg Saint-Marcel. Là on exécutait des concerts qui parvinrent à une si grande vogue, qu’Henri III s’y est quelquefois trouvé. Baïf, à ce que l’on débite, et malgré même les soins que Sainte-Marthe[57] dit qu’il s’est donné pour avancer le progrès de son académie, ne réussit pas à la soutenir au goût de son siècle, parce que s’étant entêté à composer des vers de la même mesure que ceux des Grecs et des Latins, et qu’outre cela n’ayant seulement accompagné sa poésie que de musique, sans l’embellir des autres charmes des opéras, ces récits simples devinrent ennuyeux, dénués de changements de scènes. Il y en a


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qui croient cependant qu’il aurait conduit son entreprise à un heureux succès, si le malheur de nos guerres civiles n’eussent interrompu son dessein.

         Ottavio Rinuccini, poète né à Florence à ce que citent divers auteurs, est celui à qui l’invention des opéras dans l’Italie, est due. Il produisit des paroles lyriques et perfectionna la façon d’élever sur pied les ornements propres aux décorations des pièces dramatiques, ainsi que des comédies et des tragédies. Emilio Cavalieri, Gentilhomme Romain, si l’on se rapporte à d’autres historiens, est néanmoins le véritable auteur de ce rétablissement.

         Au même temps, on exécutait des ballets, mêlés de vers, récités à une ou différentes parties. On fait beaucoup de cas de celui dansé, aux noces de Mademoiselle de Vaudemont avec le Duc de Joyeuse, et c’est là le premier ballet, dont le succès célèbre a porté quelques écrivains à le vanter comme le spectacle où il y avait plus de goût pour la beauté des paroles, l’excellence de la musique, le surprenant des machines, le bon goût des décorations. Le musicien, italien de nation, que l’on appelait Balthasarini, passait pour un des bons violons qu’il y eut dans l’Europe. Le Maréchal de Brissac, pour lors gouverneur du Piémont, lui fit quitter ce pays et le dépêcha à la reine mère ; il devient son valet de chambre, et ensuite du roi. Balthasarini, où plutôt Beaujoyeux, en cette qualité divertit la cour de ses ballets, et parvint à se rendre si illustre par ses fantaisies, qu’aux noces dont je viens de parler, la reine lui dit de travailler. Sur cet ordre, il intitula sa pièce de musique, le Ballet comique de la reine ; Salmon et Beaulieu, comme maîtres de la musique du roi, se concilièrent avec lui pour les récits et pour les airs. La Chenaye, aumônier du roi, composa en partie les vers, et il eut pour décorateu[r] le peintre du roi, Jacques Patin[58]. Le concours du monde a été surprenant à la représentation de ce ballet – dix mille personnes se trouvèrent au Louvre pour le voir. Enfin, on a considéré cette pièce comme le seul triomphe des opéras, jusqu’au temps de Cambert et de Lully.

         Rinuccini, que son pays avait fort applaudi à la vue de Daphné, d’Arétuse, d’Euridice, et d’Ariane, sur le grand succès de ces quatre opéras, résolut le voyage de France avec la reine Marie de Médicis. Les poètes, lorsqu’ils sont en réputation, pensent facilement que l’on les aime. Celui-ci crut véritablement avoir inspiré de l’amour à la reine, et que la contrainte où les princesses comme elle sont réduites, à ménager plus l’honneur que d’autres, était le seul obstacle qui l’empêchait d’obtenir de ses faveurs. Il s’entretint de cette manière, jusqu’à ce qu’étant arrivé en France, la froideur de la reine l’obligea de penser d’autre sorte. Les seigneurs italiens sont peu réservés et peu discrets dans leurs passions. Rinuccini, que la vertu de la reine déconcertait, fut assez fou de dire du mal de l’indifférence de la princesse à son égard. On en rit, et les plaisanteries que l’on fit sur sa


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personne, le contraignirent à se retirer d’où il venait. Qu’il y ait de la vérité ou non dans cette particularité, il est toujours non douteux, qu’il a laissé en France le véritable goût de l’opéra ; je ne dis pas des paroles lyriques, je n’ai point examiné si les siennes ne tiennent pas trop du génie de cet Italien qui, selon le portrait que l’on a de son esprit, ne le devait pas avoir mieux réglé que beaucoup d’autres de sa nation. Car il est constant qu’après sa sortie de France, on a vu ses ballets d’une médiocre espèce. Un sujet populaire avait des noms d’acteurs encore plus pauvres. J’ai pour exemple, Le Ballet des fées, des Forêts de S. Germain, que Louis XIII

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a dansé au Louvre une fois seulement, dont un abbé estimable par le nombre de ses traductions[59], et non pas toujours par la délicatesse de son esprit et de ses décisions, a dit que les cinq fées de ce ballet y charmèrent par leur puissance. À juger par leurs noms, elles étaient plus propres à se rendre admirables à la halle, qu’au Louvre.

         Le Cardinal Mazarin, de qui l’expérience s’est signalée par la perfection des arts et des sciences, et qui un an avant que de mourir avait conseillé au roi de donner pension à tous les gens de lettres célèbres en France, en fit dresser le mémoire par Costart. Charpentier en écrivit un autre de tous les savants français réfugiés dans les cours de l’Europe, à qui il eut ordre d’écrire, pour les inviter à revenir dans leur pays natal, et à y rester avec une pension plus forte que celle qu’ils quitteraient. Ces projets restèrent imparfaits jusqu`à quelques années de là du Ministère de M. Colbert, parce que la mort du Cardinal y mit un entier obstacle. Ce fut Chapelain qui remit ce projet sur le tapis ; il n’oublia pas Quinault sur sa liste. On me pardonnera, je crois, cette petite digression, qui n’est pas tout à fait de mon sujet. Je ne l’écris que pour perpétuer la noble émulation que le Cardinal Mazarin et M. Colbert ont eue pour la perfection de la magnificence française ; cela a été afin de la rendre durable que le premier a ouvert le chemin au Cardinal de Richelieu pour la beauté et la régularité des théâtres[60]. On a vu par son ordre, au Petit Bourbon, la fête théâtrale de La finta Pazza[61]

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et une représentation d’Orphée et d’Euridice, par une troupe d’acteurs italiens, que cette Éminence entretenait[62].

         La Troupe Royale, soutenue de la muse de Corneille, a depuis donné au public

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Andromède, tragédie à machines. À cette pièce, on espéra d’approcher de bien près du merveilleux des opéras de Venise, en ce qui touche les décorations et les machines. Elle parut pour les plaisirs du roi au commencement de sa minorité. Torelli, machiniste célèbre du commandement de la reine, mit en état la salle du Petit Bourbon, la métamorphosa en un fort grand


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théâtre, d’une belle élévation et d’une noble profondeur, ensuite ordonna les décorations, que l’on goûta tellement ainsi que les machines, que des uns et des autres on a gravé de la taille douce.

         La cour, assez satisfaite des spectacles, ne les trouvait pourtant pas encore a sa portée. Ils étaient trop sérieux, ou pas assez caractérisés ; il fallait aux gros seigneurs un génie qui entra dans leur manière de vivre, qui les connut, qui les copia enfin. Benserade, né gentilhomme et donc d’un esprit courtisan, se fit aimer et ses ouvrages, par celui qui a pour titre Cassandre, que le Roi dansa au Palais Cardinal ; les princes et ducs et pairs, les

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princesses et les duchesses, et d’autres gens de la première noblesse, dansaient aussi les ballets de Benserade, et le talent qui l’a tout d’un coup élevé par-dessus les autres poètes, c’est que dans les vers qu’il a faits pour les spectacles, il peint admirablement les gens de qualité, qui parlent sous des déguisements de dieux et de bergers[64].

         Huit où neuf ans se passèrent, que Benserade employa toujours avec un plus grand succès pour les divertissements de la cour, lorsque l’abbé Perrin, qui succéda a Voiture en qualité d’Introducteur des ambassadeurs de Gaston d’Orléans, mit en lumière des paroles lyriques. Perrin était de Lyon et fils d’un échevin de cette ville. Un petit nombre d’auteurs en ont bien parlé. Si on les croit, ce poète ne manquait pas de feu, avait de l’imagination, de l’esprit même, produisait facilement, et avec fécondité.

         Que cet éloge est différent de celui de Boileau Despréaux, puisque bien loin de la mettre au rang des poètes de goût, il lui fait son procès à chaque page de ses satires et qu’il ne semble l’avoir considéré que comme ce méchant poète de roman comique, bon à être étouffé, y dit-on, si la police, n’eût pas été si relâchée. Je me garde bien de donner cette plaisanterie pour une autorité, j’ai jugé par moi-même que Perrin pouvait passer pour poète et quelque fois pour bon poète, si sa vivacité n’ayant pas trop usé de précipitation dans ses enfantements, il se fût davantage attaché à corriger qu’à grossir son volume. J’ai remarqué encore, n’en déplaise aux partisans de Perrin, que sa poésie est ou trop dure, ou qu’elle imite de trop près les métaphores des Italiens. Je n’aime point ses jeux poétiques, à cause de ce défaut. Je ne saurais cependant ne lui vouloir pas de gré de partie de ses opéras, par lesquels on croirait qu’il a entrepris de décrier les Italiens, sa lettre à M. de la Rovera, archevêque de Turin, y sert de preuve. Sa critique y est solide, juste, gr[ave] et spirituelle. Ce poète, parlant au prélat italien même, ne craint pas de dire son coup d’essai, de sa Pastorale jouée à Issy, sans les autres agréments des

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opéras, beaucoup meilleur que ceux qu’ils représentaient. Il parut à la maison de Mr. de la Haye. Il avait fait choix du Village d’Issy afin d’écarter l’affluence du monde, que sans doute le lieu d’un théâtre de Paris, n’eût pu contenir, où du moins qui par cet embarras aurait interrompu la répétition qu’il préparait. Mais l’éloignement de trois heures n’arrêta point l’envie que l’on avait de voir cette pastorale ; la confusion de seigneurs et d’officiers de la cour y fut si grande que les carrosses depuis Issy, jusqu’à Paris,


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laissèrent à peine passage aux princes et princesses qui voulaient y aborder. La reine mère avait pour surintendant de la musique Cambert, qui a noté cet opéra.

         Les noces du roi apprêtaient un sujet si vaste aux poètes pour les plaisirs de Sa Majesté, que les ministres s’empressaient à lui marquer la joie publique par les divertissements les plus convenables à sa personne royale et à son mariage. Le

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Cardinal Mazarin fit jouer l’Ercole amante, qui n’eut point l’approbation des spectateurs, par rapport à la langue seulement ; afin donc que les acteurs que le cardinal avait fait venir de delà les monts ne déplussent pas au public, dont une partie ne les entendait pas, on traduisit cet opéra en vers français, que l’on a imprimés doublement avec l’italien et en notre langue. Mais malgré cette précaution, la version n’eut pas un plus grand succès ; c’étaient des vers héroïques, plus propres au poème épique qu’au lyrique ; ainsi le coup d’essai de Perrin l’emporta, et resta victorieuse de la pièce italienne.

         Le marquis de Sourdéac, dans ce même temps du mariage du roi, retiré en Normandie à son château de Neubourg, ne voulut point que sa province le cédât à Paris par un spectacle surprenant[65]. Ce seigneur, de la maison de Rieux, s’était fait une étude si extraordinaire de celle de machiniste, que l’on le considérait un esprit capable de mettre la dernière main à toutes les choses nécessaires, propres à décorer un opéra. Il établit son bon goût par celles de la Toison d’or. Les connaisseurs en parlèrent comme des inventions les plus inouïes que l’on eût encore vues. Et afin de les rendre publiques, ce marquis fit construire dans son château le théâtre et la salle où il prétendait assembler les nobles de son pays. Après la représentation, la troupe du Marais fut gratifiée de ces machines et de ces décorations, qui sur la réputation qu’elles acquirent au marquis de Sourdéac, excitèrent la curiosité du roi à voir la pièce de Corneille.

         Le magnifique important de ce spectacle n’éblouit point Perrin, et la haute estime que l’on avait pour le poète, au lieu de le rendre craintif, ne servit qu’à ranimer sa hardiesse, déjà applaudie. On admirait Corneille, les opéras de Perrin étaient seuls suivis. Il augmenta l’émulation de sa muse par L’Ariane, que j’ai lu écrite

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de sa main, avec cette addition en intitulé, où le Mariage de Bacchus. On a parlé des paroles de cet opéra, comme de vers plus mauvais qu’ils ne sont ; à l’égard de la musique, elle a été généralement vantée, et on a soutenu que Cambert en avait fait son chef d’œuvre. Le Cardinal Mazarin étant venu à mourir, l’Ariane ne fut point représentée, et cet accident interrompit le progrès des vers lyriques en opéra. Tellement qu’à ce malheur pour Perrin en succéda un autre, c’est que sa tragédie ne fut point imprimée non plus, et que des cinq ou six pièces lyriques de ce poète, Pomone seule a été mise en lumière en tête du Recueil des opéras. L’Ariane


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dont est ici question n’étant donc point parvenue à la connaissance du public, je crois l’obliger en lui en donnant cette analyse.

         Le poète fixe la scène à Naxos, une des Îles de l’Archipel, consacrée à Bacchus. Le prologue a pour décoration la cour du Louvre ; Momus sur un char, soutenu par quatre marottes, descend du ciel, et après, les quatre marottes s’envolent par les quatre coins du théâtre. Le dieu de la raillerie s’adresse au roi, et dit que les dieux sont fous d’avoir donné naissance à un si grand monarque et d’avoir fait l’univers si petit. Que sa raillerie ne peut mordre sur ses vertus, et que quoiqu’il ne trouve rien qui le satisfasse, il ne saurait néanmoins critiquer en sa personne, le seul ouvrage des dieux qu’il approuve. Il invite Sa Majesté à regarder de bon œil une troupe bachique et amoureuse de dieux, qui est descendue du ciel avec lui, pour avoir le bonheur de la divertir.

         Le palais de Bacchus décore le premier acte. Clyton, avec les Corybantes, ouvre la première scène et annonce que le vainqueur des Indes est de retour. Il commande aux Bacchantes de courir les bois. Scène deux, Silène se joint aux chants et aux danses de Clyton et des Bacchantes, loue Bacchus d’avoir produit la vigne et d’avoir préféré la terre aux cieux, où l’on ne voit que tonnerres et frimas, au lieu que dans l’Île de Naxos, on ne cesse point de boire. Là il préfère la liqueur qu’il a plantée au trésor des indes, dont il est resté triomphant. Bacchus, Euphrosine, Pasithée et Thalie paraissent à la 3.e scène. Bacchus invite la paix à descendre des cieux, les Corybantes chantent que le dieu de la vendange ne suivra plus les étendards de Mars, Vénus et Euphrosine répondent que l’amour fait tous ses charmes, et Silène qu’il ne quitte les armes que pour boire. Bacchus chante ensuite trois couplets de chansons par lesquels il dit qu’un guerrier est heureux, lorsqu’il jouit tranquillement de ses victoires, mais qu’il a encore plus de bonheur, si l’amour ne l’inquiète point. Il se résout donc dans son triomphe de vivre également victorieux du monde et de son cœur. Vénus, scène 4 & courroucée de son indifférence, chante* qu’il aimera bientôt une beauté mortelle. Euphrosine ajoute qu’il n’est pas possible de résister à l’amour. Scène 5, Silène, pour se moquer de Vénus, réplique que Bacchus aimera, mais que ce sera la bouteille. Les Corybantes, surprises de la menace de la mère des plaisirs, chantent que le dieu de la liberté ne peut être rendu captif. Et Silène ferme cette scène en excitant les guerriers à suivre l’exemple de Bacchus et fuir Cupidon, les armes et les chagrins, mais plutôt de s’exercer à contrefaire le brave et le galant, la science, pour s’assurer de longues années, étant de passer ses jours dans les bons repas, pour être ensuite enterré dans la cour. Mars, scène 6 est dans les nuées sur un char entouré de trophées et de palmes ; il appelle Bellone à son secours. Elle paraît aussitôt

[trait]

*

Quoi ? L’orgueilleux à nos autels              Non, non, amour triomphera

  Refusera l’obéissance,                                De cette âme rebelle,

  Et seul contre les mortels                       Et malgré ses desseins bientôt il aimera

  Bravera notre puissance ?                           Une beauté mortelle.


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sur un autre char, chargé à l’entour de têtes coupées et de bras rompus. Bellone lui demande qui est le dieu ou le mortel qui est assez hardi pour l’entreprendre. Il répond que la Scythe prépare des soldats pour l’attaquer. Bellone invoque le ciel ou la foudre, afin de secourir son bras pour punir l’insolent. Mars l’anime, et l’invite à porter l’alarme si loin, que les cieux et les enfers soient obligés de prendre parti. Là-dessus Bellone commande aux Furies de répandre la terreur dans le palais de Bacchus. Elles obéissent. Scène 7, Mars dit à la troupe qu’ils vont ensemble troubler Bacchus qui, après ses victoires, oublie les exercices de Bellone, et qu’ils doivent couper le cours du calme dont il jouit, pour l’engager à de nouvelles conquêtes. Silène répond que Bacchus n’entreprend plus de guerre, qu’à coups de verre. Bellone insulte et Silène et les Corybantes, et fait briller son épée contre eux, en leur reprochant qu’ils corrompent seuls Bacchus. Mars et les Furies se joignent à Bellone, ils les mettent en fuite. Ensuite est un intermède composé de deux entrées de ballet ; dans la première, les rois indiens, esclaves de Bacchus, dansent autour de sa statue ; à la seconde, les Saliens[66] chantants se mêlent avec les rois indiens, ils poussent la bachique troupe à entonner des airs folâtres à la gloire de leur Dieu ; après cela les sacrificateurs disent aux Ménades d’entrer en fureur, et de remplir les bois de leurs cris. Cet acte finit par une Ritournelle.

         L’acte second a le rivage de Naxos pour décoration. Philis, un trébuchet[67] ou cage à la main, chante un air, par lequel elle invite les oiseaux à se laisser attraper, que les peines ne sont pas grandes, puisqu’elles se bornent à la perte de leur liberté. Cloris, une ligne à pêcher à la main, parle aux poissons et leur dit de mordre aux hameçons, qu’ils en aimeront les appas, mais de ne la pas accuser, s’il leur en coûte la vie. Philis reprend son rôle et se donne comme une maîtresse facile, dont les amants estiment moins leur liberté que les chaînes dont elle les lie. Cloris, de son côté, chante que son amant, en feignant de l’aimer, voulut la surprendre, mais que lui-même amoureux d’elle, n’a essuyé que ses mépris. Damon, cet amant, vient dans ce moment, avoue sa perfidie, et tâche de l’engager à lui être favorable ; elle lui dit de ne plus espérer, il jure de lui être fidèle, mais à la fin la belle lui fait entendre de se retirer, puisqu’il perdrait ses pas et ses larmes à l’aimer. Ariane paraît sur le théâtre regrettant son perfide Thésée, déclamant contre l’ingrat, qui l’abandonna dans des bois, où elle ne sait à qui avoir recours ; Silène, à part tenant une bouteille, dit au bon vin. Ariane, sans entendre Silène, ajoute, au dieux injustes, qui laissent son parjure impuni, et s’abandonne si fort à son désespoir que Silène, l’entendant appeler les tigres, lui dit que son cœur n’est pas morceau de tigresse ; le transport où elle est l’a empêché d’entendre ce que vient de chanter Silène, sa fureur redouble, et elle porte sa rage si loin, qu’extenuée à force d’impréquer[68], elle s’évanouit. Silène et Clyton s’en aperçoivent, Bacchus la plaint par un hélas. Et Silène, la voyant prête d’expirer, prend sa bouteille et la soulage avec du vin. Ses yeux se rouvrent, et petit à petit examinant les endroits où elle s’est trouvée mal, elle continue ses plaintes


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contre Thésée, retombe dans ses imprécations, et toute furieuse s’en va courir les forêts.

         Bacchus, touché du malheur d’Ariane, avoue qu’une belle en pleurs est capable de tout charmer, et réfléchissant sur ses fatales amours, il ne sait pourquoi son cœur est si attendri par sa douleur. Clyton demande à Cloris ce qu’elle pense de cette douleur d’Ariane ; elle lui répond que c’est le défaut des cœurs faibles ; Clyton continue en lui disant qui sont les âmes qui sont assez fortes pour résister à l’amour, et lui dit que ce sont ceux qui n’ont pas tant de tendresse, ou qu’un seul jour voit naître et finir. Silène veut savoir d’elle si elle est de ce caractère. Cloris répond qu’elle n’est pas indifférente, mais qu’elle n’aime pas non plus promptement. Clyton et Silène se joignent ensemble et lui demandent ce qu’elle exigerait d’eux pour la toucher. Elle leur tourne le dos, en leur disant que lorsqu’on ignore ce mystère, il est inutile de s’en informer. Clyton et Silène se raillent l’un et l’autre, en répétant les paroles de Cloris. Celle-ci aussitôt qu’elle voit Bellone s’enfuit. Mégère, transportée d’aise, prend l’ordre de la déesse de la guerre et l’assure que pour lui obéir elle est prête à inonder la terre de sang. Bellone lui dit seulement d’aller interrompre les soupirs que Bacchus va pousser pour Ariane, et qu’au lieu de le laisser prendre de l’amour pour elle, la Furie ne lui inspire que de la haine. Mégère, avec son flambeau, vole exécuter ce qui lui est commandé. Ce second acte est composé de deux entrées de ballet, mais de quatre scènes. Les Bacchantes, dans la première entrée et la première scène, abhorrant la perfidie de Thésée, se rendent en foule à ses vaisseaux et, toutes furieuses, tentent de se jeter à la mer, pour approcher le vaisseau sur lequel il est, afin d’y mettre le feu. Scène 2, Thétis défend Thésée contre la fureur des Bacchantes, qui ne cessent pas pour cela de poursuivre leur entreprise. La déesse courroucée commande aux dieux et aux monstres marins de le repousser, après quoi elle rentre dans les flots. À la scène 3, un monstre d’une énorme grandeur se fait voir au bord de la mer, veut se jeter sur les Bacchantes ; elles l’écartent à coups de thyrses[69] dardés, dont le monstre marin, effrayé, disparaît après avoir vomi beaucoup de dieux de la mer : ces dieux combattent les Bacchantes, et leur action se termine en les enfonçant avec eux dans les flots.

         Un désert change la face du 3e. acte. Bacchus est seul dans des bois entourés de torrents et de précipices. Il se dit à lui-même ce qu’il osa espérer de l’insensée Ariane, et s’il est possible d’unir la haine avec l’amour. Ariane arrive, saisie de son même désespoir, Bacchus entreprend de soulager sa fureur par d’agréables conseils, mais elle est si transportée qu’au lieu d’y répondre, elle ne discontinue point ses plaintes contre Thésée, et qu’elle quitte encore le théâtre toute furieuse sans savoir que Bacchus lui a parlé. Cependant, le dieu, plus attendri que jamais des malheurs de la princesse, mêle à ses consolations des paroles d’un cœur plus que pitoyable. Aussi Vénus, charmée de ce qu’elle est venue à bout de le rendre sensible pour la beauté d’Ariane, commande aux Amours de le lier de leurs chaînes. Vénus et Euphrosine


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lui apprennent qu’elle ne leur résistera pas encore longtemps. Bacchus chante, quel pouvoir a l’amour sur une âme désespérée. Elles répondent que quelque fureur qui possède un cœur, s’il a une fois aimé, il s’apaise et retourne bientôt à son penchant. Bacchus reste seul, et réfléchissant sur la puissance de l’amour, il dit que plus un héros a de la vaillance, et plutôt il se rend à lui. Là, Mars, et Bellone, se font voir précédés de musiciens avec des instruments de guerre, suivies de Furies et de soldats, et de Megère. Ils appellent à leur secours l’infernalité et Hercule : celui-ci paraît aussitôt avec Diane, et ils se joignent aux deux autres divinités, en chantant à qui mieux mieux à la guerre, à l’assaut. Mars rencontre ensuite Bacchus, qu’il tache d’engager dans sa troupe. Euphrosine à part, piquée de ce qu’on veut l’enlever à Vénus, feint de se croire seule, et comme troublée, vient à pas précipités sur le théâtre, et par des exclamations entrecoupées sur Ariane, excite Bacchus à lui demander pourquoi elle la plaint. Elle lui apprend qu’elle vient de mourir, Bacchus se met aussitôt en devoir de marcher à son secours, Mars lui reproche ce changement, le dieu du vin ne sait à qui céder, à la gloire ou à l’amour. Bellone le pousse à la première, Euphrosyne pour le second, et enfin, après une incertitude assez longue, il se laisse gagner par Euphrosine. Les divinités de la guerre l’abandonnent à son penchant et se retirent en criant toujours à la bataille, aux armes. Silène pleure le malheur de Bacchus, son nourrisson, qui vient de renoncer au vin, pour prendre le parti de l’amour. Il excite les Satyres à répandre des larmes avec lui ; ils paraissent au même temps couverts de crêpe, en chantant et dansant lugubrement, et reçoivent de Silène une bouteille qu’ils enterrent dans un mausolée entouré de cyprès, en chantant des vers funèbres par lesquels ils disent, qu’avec cette bouteille leurs plus chères délices, toutes leurs joies n’existant plus, ils sont résolus de mourir ; après ces vers funèbres, ils continuent d’enterrer leur bouteille, en dansant tristement.

         Le 4e. acte a pour changement de théâtre les jardins de Vénus. Damon y fait des plaintes amoureuses, Cloris et Clyton se plaignent à l’écho des peines des amants, Philis se joint aux trois acteurs précédents, et forment ensemble un dialogue amoureux, pendant quoi Ariane arrive, les yeux baignés de larmes et chantant à peu près, comme parle Chimène dans le Cid, lorsqu’elle déplore la mort de son père ; ce que dit même Clyton à cette princesse affligée est pris de la même tragédie de Corneille. Clyton la porte à se consoler de la trahison de Thésée, en chérissant Bacchus, et Damon la fait souvenir par une chanson, que rien ne console plus de la perte d’un volage, qu’un nouvel amant. Vénus dans le moment qu’Ariane ne se peut remettre de son trouble, lui présente sa ceinture, qu’elle n’a pas plutôt touchée qu’elle s’adoucit. Elle a de la peine cependant à revenir tout à fait de ses remords, lorsque les Grâces la ceignent de la ceinture de leur déesse. Ariane rentre aussitôt dans tout son bon sens, mais elle soupire pour Bacchus, qui paraît à ses yeux ; lorsqu’elle avoue qu’elle aime, elle ne se cache pas même à ce dieu de la passion qu’elle ressent pour lui. Les deux amants font un duo ensemble, sur l’avantage qu’ils ont de s’aimer ; après, Clyton, Vénus et Euphrosine les invitent à vivre heureux jusqu’à ce que l’Hymen les unisse. Silène vient ensuite les larmes


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à l’œil, et avec de grands hélas redemande son nourrisson à Vénus. La déesse dit aux Amours de lui accorder cette satisfaction. Le bon Silène s’imagine facilement que Bacchus, avec l’amour en tête, n’a plus le temps d’aimer la bouteille ; il la plaint ; Euphrosine et Vénus le consolent par des sentiments opposés du bon accord qu’il y a entre l’amour et le vin, et enfin par un chœur ils conviennent que Bacchus boira le jour, et fera l’amour la nuit. Les Satyres dansants et chantants, avec des couronnes et des chaînes de fleurs entrelacées dans leurs cornes, ayant tous des vases bachiques à la main, reviennent avec la bouteille ressuscitée, enjolivée de rubans, et la posent sur une espèce de trône en chantant « victoire », et des nuages de gloire descendent et s’emparent de la bouteille, pendant que les Satyres restent en admiration.

         Le Salon du Palais de Bacchus décore le 5e. acte. Les hauts bois du dieu, avec les Corybantes ivres, se rendent aux réjouissances du mariage de Bacchus ; Silène ivre y vient aussi. Bacchus et Ariane se jurent fidélité. Les Bergers ne respirent que l’amour pendant la cérémonie de cet hyménée. Cloris, précédée des Corybantes, présente un bouquet à Ariane, qui en échange, lui fait présent de la ceinture de Vénus, et Silène, après que Cloris a été parée de la ceinture de Vénus par les Grâces, leur présente sa nourrice, ou plutôt sa bouteille, et va au même instant chercher les habitants de son village. Il revient avec les paysans et les Corybantes, ils forment une entrée de ballet tous ivres qu’ils sont, et présentent aux deux époux des saucissons, des œufs rouges, des truffes, etc. Dans le temps que les paysans dansent, Silène met d’autres paniers à la place des leurs ; les villageois ivres croyant reprendre leur présent, et se mettant en devoir d’en faire une offrande à Vénus, ils tombent avec les paniers desquels des anguilles sortent au lieu des saucissons, au lieu d’œufs des grenouilles, et au lieu de truffes des rats. Damon berger, mal traité de sa belle et qui s’en dolente, est invité par Clyton à ne pas interrompre la fête, mais à se réjouir dans une journée ou tout rit, tout danse, et tout aime. Enfin descend du ciel un palais brillant, dans lequel se voit un trône et une couronne de pierreries que portent quatre amours volants. Sur le trône se sont assises Vénus et les Grâces, entourées de musiciens, avec divers instruments composant l’harmonie la plus tendre et la plus gracieuse. On voit descendre du ciel le palais, d’où Vénus et les Grâces sortent et Bacchus et Ariane y sont placés. Vénus commande aux Amours de les couronner, puis après se changent en autant d’étoiles, les sept pierreries de la couronne d’Ariane qui s’enflamment. La fête se termine par les acteurs en faisant vœu de passer leurs jours loin des troubles de Bellone, et les uns de n’employer leurs temps qu’à boire, et les autres qu’à aimer. Ensuite le Chœur chante vive Bacchus, vive l’amour, et la toile tombe, lors que les paysans, au son des instruments et des voix, ont dansé, et que le palais et le trône ont été enlevés dans le ciel. Tel est, à peu de choses près, le sujet de l’Ariane de Perrin. Examinons en peu de mots ce que l’on peut dire de l’esprit que l’auteur y a mis par la poésie.


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Les vers du prologue, par rapport à l’application de Momus parlant au roi, sont assez du goût des ballets de Benserade. Le premier acte, jusqu’à la sixième scène, représente en quelque façon les incidents qui arrivent aux orgies qui se célébraient en l’honneur de Bacchus. Mais on ne sait pas ce qui porte Mars et Bellone à faire tant de bruit. La 3e. scène du second acte[70] serait une des plus belles de la pièce, si la fureur ou la douleur que ressent Ariane de l’abandon de Thésée ne semblait pas risible opposée avec la gaieté de Silène. C’est dommage, car le rôle d’Ariane est pathétique, son transport excite la pitié, il remue les passions, et fait regretter que quelqu’un, sensible à ses malheurs, n’arrête pas le désespoir qui la transporte. Si la scène qui suit est jolie, on apprend à la 7e ce qui a excité Bellone à prêter son secours à Mars[71]. La seconde scène du 3e. acte[72] répare le reproche que je fais au poète, sur le peu de vraisemblable de la 3e. scène, du 2e. acte. Bacchus s’efforce d’arrêter le désespoir d’Ariane en lui inspirant l’amour des dieux, et par là quelque sensibilité pour lui. On ne devine plus, scène 7 du même 3e. acte[73], les desseins qu’ont Mars et Bellone, en voulant intéresser pour eux le ciel et la terre, se ce n’est que l’on veuille donner un sens allégorique au fracas que font leurs invocations et dire qu’ils prétendent savoir seulement, si Bacchus ne se mettrait pas plutôt du parti de Mars que du côté de l’Amour. Le combat de Bacchus[74] là-dessus n’est pas mal touché. La suite de cet opéra représente encore les aventures des orgies, jusqu’à la 5e. scène du 4. acte[75], qu’Ariane ne se cache point d’aimer Bacchus, elle le déclare même par des vers assez galants. Le reste de la pièce est composé d’un sérieux et d’un burlesque intéressant pour le spectacle ; à l’égard de celui-ci, le poète y fait briller son imagination, par le tour galant qu’il donne, à la guérison des fureurs d’Ariane, à la descente du palais pour les deux mariés, et à la métamorphose de la couronne d’Ariane. Les changements  de théâtre, les vols, quelques chansons, les danses sont bien dispensées. Cependant, tout éloge à part, je n’ose assurer que la poésie de cet opéra soit supportable partout, et que le tout ensemble de cette pièce ne soit mélangé d’incidents trop pitoyables, avec d’autres trop burlesques.

         Ces défauts ont peut-être été cause que l’Ariane n’a point été rendue publique. Si l’on n’est pas bien instruit de la chute de cet opéra, on est certain du moins que Perrin ne cessa pas de cultiver la muse lyrique, puisque quelques années après, la salle de l’Hôtel de Nevers où l’on avait vu la bibliothèque du Cardinal Mazarin, servit à y donner les répétitions de Pomone. La cour applaudit à cette

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pastorale, ce qui encouragea le poète à obtenir du Roi qu’il établit une Académie de Pièces Lyriques en paroles françaises sous le titre d’opéra, et sur le même pied que ceux des Italiens. Les lettres patentes pour cette entreprise lui furent délivrées le 28 juin 1669, la permission ne portant pas exclusion de semblables spectacles pour les provinces du royaume, et en laissant le privilège à Perrin seul.

         Le succès que Pomone a eu depuis même ces répétitions a été d’une grande autorité pour la perfection des représentations en musique, puisque depuis Cambert on n’a point entendu de récitatif en France qui ait semblé nouveau, et que la musique n’a commencé à plaire, ou plutôt à paraître, que plusieurs années après que Lully


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a été à Paris. Le roi alors pour les divertissements de sa cour, en avait que l’on appelait ballets. Une partie du sujet se devinait par les danses, les récits composaient le verbe. Lully d’abord n’inventa que la musique de certaines paroles. Depuis, son imagination empiétant sur la réputation des plus habiles, il ajouta des airs aux entrées, et s’est trouvé le seul auteur des ballets.

Lully naquit à Florence, et arriva à Paris âgé de treize ans. On l’introduisit dans la maison de Mademoiselle d’Orléans, et il y perfectionna à un tel point le goût qu’il avait pour la musique et le violon, qu’il a été depuis redevable à l’une et à l’autre de sa fortune. On dit que M. le Comte de Nogent y a aussi contribué, en persuadant à Mademoiselle de le prendre pour le musicien de sa chambre. De là il fut dans les violons du roi qui, s’étant aperçu de l’art avec lequel il jouait du sien, créa une bande de petits violons, que l’on préféra aux fameux vingt quatre. On parle encore de Lully comme d’un génie très spirituel et très enjoué, et qui prêtait un ton fort agréable aux discours qu’il tenait.

Quinault est auteur des paroles lyriques de la tragédie de Psyché ; ce sont là ces premiers airs[76]. Le poète et le musicien n’ont pas été deux semaines à les faire et à les noter. Qui dirait en lisant la poésie et en chantant la musique, que l’on aurait mis si peu de temps à produire l’une et l’autre. Psyché, par les soins de Lully, parut devant le roi, au palais des Tuileries durant le Carnaval, sur

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le théâtre de la grande salle des machines. Le goût se trouva unanime pour le lyrique de Quinault et la musique de Lully, et la cour et le public préférèrent l’un et l’autre assemblage aux titres de l’abbé Perrin. Il ne discontinua pas néanmoins son attention à mettre ses lettres patentes à exécution. Et afin d’y parvenir, malgré les sommes modiques qu’il possédait alors, il mit de son parti Cambert pour la musique, le marquis de Sourdéac pour les machines, et Champeron pour survenir aux autres dépenses et pour instruire la cour et le public de ses desseins. Il projeta en prose l’argument de Pomone, que l’on a imprimé depuis avec les lettres patentes de son Académie d’Opéra.

         La Surintendance de la Musique qu’avait alors Lully lui permettant de s’approcher souvent de la personne du roi, il appréhenda que Cambert ne s’acquît trop de crédit près de Sa Majesté, par les opéras dont il allait composer la musique. Il entreprit de couper racine au succès qu’il espérait, et afin d’y réussir il gagna Gillet et Morel, deux de ses meilleurs acteurs, et prétexta leurs places parmi les musiciens du roi. Pour parer ce contretemps, le marquis de Sourdéac dépêcha en Languedoc Monier pour y avoir les plus excellentes voix de la province ; il revint à Paris avec Baumavielle, Cledière, Rossignol, Tholet et Miracle. Ces acteurs, joints aux autres de la nouvelle Académie de Musique,

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montèrent au mois de mars sur le théâtre de Guénégaud, Pomone opéra ; cette pastorale est réputée notre première représentation en musique. Les


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vers en étaient extrêmement mauvais. Les récits de Cambert, ses accompagnements, ses airs furent trouvés charmants. Les machines se voyaient avec étonnement[77]. On avait beaucoup de divertissement aux danses. On écoutait la musique avec plaisir, et la poésie avec ennui. Et tout ce haut et ce bas de Pomone n’a point arrêté la voix publique en sa faveur pendant plus de huit ou neuf mois qu’elle a occupé le théâtre français. Une actrice plus laide que belle, et que l’on appelait la Cartilly[78], exécutait le rôle de Pomone, pastorale d’un succès si célèbre, que le poète pour sa part rétribua au moins dix mille écus.

         Sous prétexte des sommes considérables que le marquis de Sourdéac acquittait pour Perrin, en prison pour ses dettes, quatre mois après la réussite de Pomone, il s’appropria les lettres patentes du poète et s’accommoda, avec le Secrétaire des Commandements de Christine reine de Suède, Gilbert, qui lui fournit les Peines et les Plaisirs de l’Amour, que l’on a vu aussi sur le théâtre de Guénégaud. La galanterie et la politesse régnaient davantage dans cette pastorale héroïque, que dans les autres opéras que l’on avait déjà vus. Les récits et l’orchestre s’accordaient beaucoup mieux ensemble. On goûta fort le prologue, et on prêta son admiration au tombeau de Climène. Alors la Brigogne[79], actrice en réputation, se distingua dans cet opéra. Elle ravit jusqu’à un tel point les spectateurs par sa belle voix et son beau geste, que l’on lui donna le nom de la petite Climène.

         Lully, qui n’ignorait pas la décadence de Perrin, malade en prison, où ses créanciers le retenaient, et qui était bien informé de la guerre que se faisaient les associés qu’il avait à l’opéra, trouva moyen par Madame de Montespan, et en remboursant toutes les dettes de Perrin, d’être seul titulaire de ses lettres patentes. Le poète mourut en prison pendant ce temps-là. Ce qui contraignit Cambert à se réfugier en Angleterre, où il a fini ses jours avec la surintendance de la musique de Charles II en 1677.

         Les deux principales têtes du soutien de l’opéra[80] étant à bas, Lully ne rencontra plus personne en son chemin qui lui disputa le pas ; aussi profita-t-il en peu de temps de la fortune qui s’offrait à lui. Il choisit le nommé Guichard pour son associé, pour tous les frais qu’il y avait à faire dans l’entreprise de l’opéra, et Vigarani machiniste du roi, qu’il avait arrêté pour remplacer le marquis de Sourdéac, d’intelligence avec le musicien, décorèrent le jeu de paume du Bel Air, où la Pastorale de Quinault, qui a pour titre, Les Fêtes de l’Amour et de Bacchus[81], qu’il mit au jour sur des fragments de plusieurs ballets, fut représentée, la musique étant de Lully. À ce spectacle on en trouva rassemblé ce que l’on avait vu avec indifférence dans l’Ariane et dans Pomone. S’éteignirent et les pièces et le nom de Perrin, et le lyrique de Quinault a seul triomphé jusqu’à la mort de ce poète.

         Ensuite la perte de Molière facilita à Lully la salle du Palais Royal, qu’avait la


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troupe des Comédiens du Roi, sur des lettres patentes obtenues de Sa Majesté ; il fit changer entièrement cette salle, et lorsque les réparations et les dépenses nécessaires eurent été avancées pour la construction d’un théâtre différent, il en donna

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l’ouverture au public au mois d’avril par Cadmus et Hermione, tragédie ; elle avait déjà paru sur le théâtre du Bel Air. Les critiques ne la jugèrent défectueuse qu’en ce que Quinault hasarde quelques scènes burlesques dans cet opéra qui décrièrent celles de Perrin. L’auteur de Cadmus se rapporta au sentiment des spectateurs, ne mêla plus que du sérieux dans des pièces lyriques, et laissa aux Italiens ce que les Français tenaient d’eux. Les beautés que l’on ne put disputer en la pièce sont celles dont il l’a variée, par des sacrifices, des invocations et des serments.

         Sur l’heureux succès de ses deux premiers opéras, Sa Majesté, qui en était contente, autorisa Quinault de son suffrage, par la qualité de seul auteur de pièces lyriques, dont il avait dessein de divertir sa cour. Il joignit à cette faveur une pension de deux mille livres, et celle de lui dire quelquefois le sujet d’opéra qu’il devait exécuter.

         Ainsi que le public et le goût universel, Lully ne s’accommodait plus que de la poésie de Quinault pour sa musique. Les paroles de ses opéras lui semblaient de jour en jour plus belles, il les trouvait d’une harmonie facile, les passions touchées avec délicatesse et propres à attendrir, le merveilleux bon à élever l’esprit. Enfin, il le regardait déjà comme notre premier poète lyrique, lorsqu’il lui fit la proposition de passer un traité entre eux deux par lequel Lully s’engagerait de lui assurer quatre mille livres pour chaque opéra, que Quinault se ferait fort de lui remettre tous les ans. Le traité fut passé.

         Le poète et le musicien, d’accord, travaillèrent d’intelligence. Le premier assemblait différents arguments, les uns tirés de l’histoire, les autres de la fable. Là-dessus il décidait de la constitution de ses poèmes et de la diversité de l’intrigue de ses scènes. Il communiquait à Lully ce canevas, qui, après avoi[r] lu de quoi était composé chaque acte, inventait selon l’idée qu’il avait du spectacle des intermèdes remplis de danses et de divertissements, et le poète y ajoutait des chansons. Quinault disposait ensuite de la composition entière de son opéra, et sitôt qu’il était fini, il en conférait aux assemblées de l’Académie Française, où il avait rang ainsi que je l’ai déjà dit, pour avoir succédé à Mr. Salomon.

La voix publique ne débite pas tout à fait que ce soient messieurs de l’Académie que Quinault consultait, mais une assez jolie personne de ses amies, Mademoiselle Serment. Elle se nommait Anastasie, était dans un âge fleurissant lorsque Quinault la fréquentait ; elle passe encore, selon le bruit commun, pour une fille très spirituelle. Son visage ne respirait que gaieté, ses yeux étaient


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riants, sa bouche vermeille, mais le coloris de son teint tombait à ses joues – elle les avait pâles. Le surplus de sa physionomie était capable d’inspirer de l’amour, et son esprit un fort attachement. C’est ainsi que l’on parle de Mademoiselle Serment morte jeune, d’un cancer. On lui attribua, peu d’heures avant que de mourir de ce mal, des vers que Quinault a mis sous son nom, et où il est aisé de sentir le génie du poète. Si Mademoiselle Serment lui est redevable de ces vers, nos auteurs de mélanges de littérature[82] écrivent différemment dans plusieurs éditions de leurs livres, que Quinault ne doit qu’à cette fille spirituelle le plus excellent de ses opéras, et qu’à commencer par l’Alceste, jusqu’à la mort de son amie, il n’a point donné de poésie lyrique, où il se soit surpassé, que l’on n’en rejette toute la gloire sur la fille savante.

         Les mêmes auteurs ne sont plus de ce sentiment dans leur même livre réimprimé ; au lieu de Mademoiselle Serment, Perrault et Boyer, par ordre de Mr Colbert, examinaient Quinault ou plutôt ses ouvrages[83]. Je ne rejette pas cet anecdote, parce que M. de Bosfran, architecte en réputation, connu dans le théâtre italien par la comédie des Bains de la porte S. Bernard, et neveu de M. Quinault, m’a dit que son oncle n’est entré en commerce avec Mademoiselle Serment que dans le temps qu’il tenait la plume sur Armide, opéra par lequel il l’a quittée.

         Ce n’est pas le fait le plus important de la vie du poète que de savoir qui revoyait ses opéras. Il est constant que Lully ne les agréait point, qui que ce fût qui les eût approuvé, s’ils ne convenaient pour sa musique. Il relisait avec étude ces vers, que quelquefois il réduisait à la moitié, lorsque les mesures peinaient trop son esprit. Quinault n'appelait point de ce mutilement[84], il tentait une inspiration nouvelle, et se saisissait si bien du bon moment, qu’il s’accordait avec Lully. Celui-ci, sur une des scènes du poète qu’il retenait de mémoire à force de la lire, montait son clavecin, goûtait les accords qui accompagnaient davantage les paroles, les chantait, et prêtait l’oreille, à ce qui la flattait le plus, retouchait le clavecin, et en jouait à différentes parties, afin d’essayer qui lui plairaient le mieux des fantaisies de sa musique. Enfin, après une basse continue, dont sa voix était soutenue, il retenait si facilement dans sa tête la musique le plus à son goût, qu’une seule note ne lui serait pas échappée. Il dictait ce travail à M. Lalouette ou Colasse. Le jour suivant il savait peu de chose de sa musique. Il avait le même arrangement quand il s’agissait d’inventer les symphonies de liaison, avec les vers, et les jours que Quinault le laissait sans paroles, il s’occupait aux airs de violon[85].

Voila de quelle sorte Quinault et Lully s’accordaient ensemble pour la musique et les vers d’un opéra. Lully ne gardait pourtant pas le même ordre aux divertissements. En particulier et à son aise, il cherchait les airs. Les paroles y étaient nécessaires ; pour se rencontrer avec esprit et justesse, Lully feuilletait ou prenait de différents recueils des vers de la mesure dont il avait besoin. Il se précautionnait aussi pour les airs de mouvement, et pour ces airs de mouvement et ces divertissements, il en usait de même. Il assemblait encore de la poésie, dont la cadence des vers était propre à sa musique, et lors que Quinault avait ce canevas entre ses mains, il tirait de sa


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muse des vers de pareille mesure. Lully ne disputait point à Quinault son talent sur la poésie lyrique ; il lui en cédait si naturellement l’avantage que le musicien ayant affaire d’une dédicace au roi, pour l’opéra de Roland, Quinault lui en fit une en vers, qui passe encore à présent sous le nom de Lully[86].

         On tient que nul poète jusqu’à Quinault et pendant sa vie même n’a manié si habillement ces paroles coupées propres à la musique. Aussi Lully lui disait-il en ami, qu’ils étaient fort heureux d’être faits l’un pour l’autre, qu’à son égard il n’avait pas encore fréquenté de poète, qui l’eût contenté comme lui, sur la variété des mesures et des rimes de la poésie. Quinault pouvait lui répondre réciproquement qu’il le reconnaissait pour l’excellent musicien des tons et des cadences, puisque la science de finir un opéra est de donner un second corps aux paroles par la musique, et de prêter une seconde vie aux vers que le poète a le premier animés.

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         Alceste, ou le Triomphe d’Alcide, tragédie, a été la première pièce qui a paru ensuite du traité de Lully avec Quinault, et l’unique opéra de sa façon qui a eu sa critique. On a voulu soutenir au poète, qu’il ne suit pas bien son sujet, que la poésie n’est pas correcte, et qu’il n’a pas réussi à plaire, parce qu’il n’a pas choisi dans Euripide ce qu’il y a d’intéressant, et qu’au lieu d’imiter le poète grec, en ce qu’il a de bon, l’autre s’est imaginé des épisodes inutiles, qu’il a mal placés, et qui jurent avec le titre de la pièce[87]. Au rapport cependant des meilleurs critiques, nous n’avons pas d’opéra de Quinault, où la beauté soit plus égale que dans Alceste. Ce poème est un exemple des devoirs de l’amour conjugal, où je pense avoir lu qu’il est aisé de faire un époux d’un amant aimé, vers qui conviennent assez bien aux amours de Quinault, et qu’il peut avoir faits exprès pour lui quelques années après son mariage.

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         Thésée, tragédie, fut d’abord vu à S. Germain. On le joua pour Sa Majesté, ses musiciens et l’Académie de Musique unis ensemble ; depuis les seuls acteurs de l’opéra le représentèrent à Paris. Quinault réussit également par la disposition et le tour aisé de ses vers, et fut accueilli du public ainsi qu’il pensait que son poème serait reçu. On applaudit au rôle merveilleux de Médée. On jugeait des beautés de Thésée par les ménagements du poète à les augmenter d’acte en acte. Le troisième est plus beau que le second, le quatrième efface le premier, et le cinquième vaut seul la pièce entière.

         Une cabale de beaux esprits du premier rang, ne voyant pas de bon œil le juste suffrage que l’on accordait aux opéras de Quinault, résolurent de les décrier et d’y faire remarquer de grands défauts. Un soir qu’ils étaient tous à souper, ils approchèrent de Lully, qui y avait été invité, et avec chacun un verre à la main, qu’ils lui appuyèrent sur la gorge : « Désavoue la muse de Quinault ou tu vas périr », lui crièrent-ils bien fort. Une semblable fantaisie ayant excité la risée des critiques, on s’expliqua plus gravement, et on n’oublia aucune des raisons contraires


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à Quinault, pour persuader à Lully qu’il devait faire choix d’un autre poète. Il ne vient que des esprits rusés de Florence ; le musicien les paya d’une réponse à l’italienne, c’est-à-dire qu’il avait ses intérêts en vue, et que ne voulant pas se passer des vers de Quinault, il exigea que les critiques se satisfissent de bons raisonnements, et non de plaisanteries. Perrault fut mis de la conversation ; quelqu’un de la compagnie déclara naturellement qu’on le devait plaindre, de ce qu’il se buttait à prendre seul la défense de Quinault. Que l’on savait à la vérité qu’il le connaissait il y avait fort longtemps ; que cependant les devoirs d’amis devaient avoir des restrictions, et que n’étant pour ainsi dire plus parlé de Quinault, son souteneur voulait aussi, selon les apparences, tomber dans l’oubli. Le convive se fit fort d’en donner honnêtement avis à Perrault. Celui-ci, après l’avoir reçu par quelques civilités proportionnées au compliment, le pria malicieusement de lui apprendre, ce que les dégoûtés sentaient de si méchant pour Quinault dans les poèmes dramatiques. Ils jugent, dit-il, qu’il n’y a point de noblesse dans ses pensées, que la finesse n’y domine pas assez, que le choix qu’il en fait est trop ordinaire, que ses mots sont trop populaires, et pour tout dire que le fond de ses opéras, ainsi que de ses autres ouvrages, est borné à plusieurs expressions qu’il répète sans cesse. Dois-je me surprendre, continua Perrault, que des gens qui ignorent la musique, ni plus ni moins que si l’on leur parlait de la chromatique, portent un pareil sentiment. Néanmoins, reprit-il, se tournant du côté de Lully, et lui adressant la parole, serait-il possible, Monsieur, qu’étant si pro[di]gieusement au fait des connaissances de votre art, que ne vous échappant aucune des délicatesses qui le font valoir, et que la France vous cédant avec justice l’honneur de ces tons encore inouïs, propres au récitatif et généralement à notre musique, que toute l’Europe n’a pu jusqu’à présent vous disputer. Serait-il possible, reprit-il encore que vous ne vous aperceviez pas que si l’on écoutait ces messieurs, le poète ne produirait que des vers étrangers à la voix, inconnus au musicien, et auxquels les spectateurs ne comprendraient rien ? Il n’est pas que vous n’ayez éprouvé que de quelque netteté que le chant soit, il supprime ordinairement trop de la prononciation, et que la facilité des pensées, des mots, et des rimes, d’un récitatif ou d’une chanson n’ont pas le pouvoir de faire que l’oreille la plus fine puisse toujours les entendre. Si le poète était donc trop guindé, dans ses pensées où trop savant, et que les expressions qui les développent sentissent l’étymologiste, ne fussent pas d’un commun usage, ou bien que pour un vaudeville, le poète entonna la trompette, et ne le forma que de mots seulement propres au sublime, il est évident que tout un parterre retournerait souvent chez lui en se demandant les uns aux autres, ce que l’on a dit en musique. Il est nécessaire qu’une parole mise en air provoque l’esprit à lire celle qui suit, qu’un vers seul entendu, excite la mémoire à deviner les autres, et pour vous parler net, qu’une pensée lorsqu’on la chante soit si intelligible,


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que le génie remplisse sur le champ, ce que l’oreille ne lui a pas fourni. On ne saurait donc mettre ces principes à exécution, que le plus facile usage n’autorise les mots, des pensées qu’ils mettent en jour. De sorte que Quinault est repris d’un talent que ses critiques devraient estimer, puisqu’avec un choix de paroles communes et populaires, il a composé des poèmes où la politesse et le sublime ont varié sa plume, ainsi que le caméléon[88].

         Perrault était alors hardi de plaider si affirmativement pour Quinault. L’envie prenait le dessus, on se mettait du côté du plus fort, et Boileau-Despréaux, comme un héros de théâtre, semblait avoir le sceptre poétique au poing, pour faire répéter par la sotte cabale, « La raison dit Virgile et la rime Quinault ». À la fin, le jugement l’emporta sur la satire, les esprits non lettrés se désabusèrent avec les savants et les uns et les autres s’opposèrent aux traits mordants, à l’apparition d’Atys. On représenta cette tragédie devant le roi et pour la première fois à S. Germain en

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Laye le 10 janvier. La cour resta surprise à ce spectacle ; on l’appela l’opéra du roi, on regarda comme un chef d’œuvre la scène d’Atys et de Sangaride, et on a porté son excellence jusqu’à la mettre en parallèle avec ce que les anciens lyriques grecs et latins ont du meilleur. On a fait davantage, on a dit de cet opéra que le premier acte est sans contredit le plus beau, et que même il est trop beau, parce qu’il s’empare seul de l’admiration des spectateurs opposé aux quatre autres actes. Le sommeil de ce poème est tout attrayant, il y règne avec tous les charmes d’un enchanteur, dit un galant homme, à qui je suis redevable de beaucoup de faits et des jugements  répandus dans ce livre, et qui préfère Atys, à Cadmus, Alceste, et Thésée. Madame la Dauphine, qui ne s’était pas rencontrée à la représentation de cet opéra, le vit deux ans après, pendant le Carnaval qu’il servit de spectacle.

[marge gauche : 1677]

         Isis tragédie suivit Atys, aussi en présence de Sa Majesté à S. Germain, où durant l’hiver il divertit les personnes royales par les agréments de la musique, qui ont fait nommer cet opéra celui des musiciens. Au mois d’août il reçut les applaudissements de tout Paris.

         Quinault n’eut pas sitôt remis à Lully son poème d’Isis, que ne s’accordant pas avec lui sur les scènes dont il exigeait la suppression, qu’ils se brouillèrent ensemble, et que le traité signé entre eux deux, demeura indécis. M. de Lisle, ou Thomas Corneille,

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communiqua Psyché à Lully, qui le mit en musique ; Paris ne battit pas beaucoup des mains à cet opéra, et la réussite n’en a pas été fort éclatante. Corneille, touché du mauvais destin de sa pièce, se rejeta du côté de la comédie. Racine et Despréaux, bienvenus en cour, et qui l’un et l’autre avaient déjà tenté de couler Quinault à fond, rengagèrent Corneille à reprendre encore la plume pour l’opéra. Ils entreprirent beaucoup plus dans un de ces moments que le roi avait la bonté de donner à quelques instructions qu’ils prenaient pour son histoire, et à d’autres moments où Sa Majesté s’informait quelquefois des savants qu’ils estimaient. Ils se saisirent un jour, dis-je, d’un de ces moments, où il leur parlait de Corneille. Ils tinrent bon pour lui et dirent au roi que sa


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muse plaisait en tous genres de poésies, qu’elle pouvait même être plus utile que toute autre, à Sa Majesté, pour les vers lyriques. Quelques jours après, Corneille, se trouvant dans les appartements  du roi, reçut de lui l’ordre de travailler à un opéra. Le poète arrêta son choix sur Bellérophon. Il dressa le premier acte et en conféra avec Lully, qu’il prévint sur le reste de la pièce, en lui disant que son quatrième et cinquième acte étaient encore prêts, que pour le second et le troisième, quelques règles assez difficiles du théâtre, qui n’y étaient pas assez bien ménagées à sa fantaisie, le détournaient de les mettre au net. Cet embarras n’était prétexté par Corneille que pour tirer de Lully des éclaircissements sur son différend avec Quinault. L’Italien spirituel parla peu, Lully ne dit mot à Corneille, qui ne comprit que trop ce que signifiait le silence du musicien. Sa défiance pour lui tourmentant le poète, qui connaissait Quinault pour un homme d’honneur, civil, et sincère ami, résolut de savoir de lui comment il s’était séparé d’avec Lully. Il autorisa d’abord sa visite de civilités, qu’il lui redevait, et puis le pria de l’aider de son examen sur le second et troisième acte de Bellérophon, qu’il lui montra en entier. Ils en firent la lecture ensemble, qui plut extrêmement à Quinault ; il n’en fallut pas davantage à Corneille, c’était tout ce qu’il souhaitait de son confrère sur cet article. Restait à savoir de Quinault ce qui l’éloignait de Lully ; il apprit que sur de prétendues représentations d’Isis, un peu trop médiocres pour la caisse de l’opéra, le musicien lui retenait une partie de la somme qu’il était convenu de lui donner ; Corneille entendit ce qu’il voulait dire, le plaignit et se retira.

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         Un pareil avis méritait réflexion, et qu’il prît ses mesures ; aussi ne lâcha-t-il à Lully son opéra, que sur son billet montant à la somme fixée entre eux. D’abord que Bellérophon eut passé par la musique de Lully, il en régala le public dans le mois de janvier, et cet opéra fut suivi d’une telle affluence de monde, qu’il servit de spectacle à Paris plus de neuf mois de suite.

         La précaution dont Corneille s’était assuré envers Lully, pour le paiement de Bellérophon, ne fut pas peu louée aux dépens de la négligence de La Fontaine, que le musicien attrapa, ou plutôt qui n’en étant pas goûté, se vit obligé de retirer sa marchandise des mains de Lully. Celui-ci, charmé des vers de ses fables et de ses contes, l’amorce par une satisfaction considérable de l’opéra qu’il lui demande. Il prend le Florentin au mot, ne s’attendant pas à dire un jour que Lully l’enquinauderait. Il lui porta Daphné. L’autre met cette pastorale sur sa table et l’invite à revenir un tel jour. La Fontaine oublie l’heure manquée, on l’envoie quérir, il vient. Lully avait déjà examiné son opéra. Ils s’assirent. Lully, le manuscrit


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[marge gauche : 1679]

à la main pour en dire son avis au poète, le relit, baille, La Fontaine s’endort, arrive un tiers qui le réveille. Lully fait ôter les sièges, en congédiant le survenant, et debout qu’il était avec La Fontaine, il lui annonce en peu de paroles, que celles de son opéra jusqu’à ce moment ne l’invitaient pas à en entreprendre la musique, La Fontaine, sur ses jambes, sans entendre ce que l’on lui disait, avait recommencé à s’assoupir, Lully élève sa voix afin d’être écouté, et lui apprend qu’il ne devait pas trouver mauvais si sa pastorale ne lui plaisait pas. La Fontaine, croyant qu’il lui faisait la menace qu’il le ne payerait pas, se met en colère, Lully l’apaise, et le prie d’avoir attention à son sentiment lorsqu’il sera sur le siège qu’un laquais lui présentait. Il lui répète que son lyrique est trop sec, que les paroles en sont trop dures, et que les pensées, pour être trop poétiques, ne conviennent pas assez à la pastorale. La Fontaine écoute. Lully, prêt à lui rendre son manuscrit, continue, voudrait de lui un sujet dont les amours plus heureuses, et moins enfoncées dans les Métamorphoses, fournissent autant du côté de l’histoire que de la fable. Point de réponse ; La Fontaine avait le menton sur son estomac, et son chapeau était à bas pendant qu’il sommeillait. Lully s’échauffe, crie, La Fontaine en se relevant met un de ses pieds dans son chapeau, et donne du nez en terre. La Fontaine, à son tour, crie un peu plus fort que Lully, lui attribue sa chute, on vient savoir pourquoi un si grand tintamarre. Le poète, au lieu de parler, ramasse son chapeau, en laissant tomber ses gants, prend le chemin de la porte et sort. Lully lui fait entendre par un de ses amis que sa pastorale ne vaut rien. Le poète veut être payé, l’entremetteur du différend, qui ne savait comment en tirer raison, le quitte en lui promettant satisfaction, lorsque l’on jouerait son opéra. La Fontaine est de meilleure humeur, et le lendemain, moins endormi et encore plus gai, il va dans une maison, où on lui apprend que Lully, bien loin de se servir de ses vers, ne voulait seulement pas risquer une chaconne dessus. On sut cette nouvelle, et étant venue aux oreilles de Lignière[89], il la certifia dans le moment par un vaudeville qu’il finit en disant qu’il va vendre des sifflets pour applaudir Daphné.

         Le conteur inimitable, outré de se voir le sujet d’une semblable chanson, adoucit son chagrin sur Lully par La Florentinade, et depuis écrivit une épître à Madame de Thiange, par laquelle il la prie de toucher quelque chose au roi, du tour Italien que lui avait joué Lully. Il parle dans cette épître de Quinault, qu’il ne prend pas à ce qu’il dit pour Euripide, et afin de montrer combien sa muse avait de crédit, il avoue à Madame de Thiange que la sienne, pour partage de cadette, se contenterait du théâtre de Paris, pendant que celle de Quinault, plus heureuse, brillerait dans S. Germain. Le roi, supplié par Madame de


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[marge gauche : 1679]

Thiange de secourir La Fontaine en ordonnant à Lully de recevoir son opéra, ne fit point de réponse ; le musicien avait pris les devants. La Fontaine en fut informé avec déplaisir, et eut encore la confusion de voir la préférence de Proserpine à Daphné.

[marge gauche : 1680]

         On représenta cette tragédie à S. Germain le 5 février. La Musique du Roi et l’Académie l’exécutèrent ensuite, et depuis il a paru à Paris. Immédiatement après que Vigarani se retira de la société de Lully, Berain entreprit les décorations et les machines de Proserpine. Le prologue fut chanté par Mademoiselle Louison Moreau, et le rôle d’Arétuse exécuté par Mademoiselle Rochois. Le sentiment général sur cet opéra était que Quinault, s’élevant au-dessus de lui-même, contentait de mieux en mieux le public par la douceur des vers. On souhaita longtemps ce poème, parce que le bruit se répandit que le poète et le musicien s’y étaient surpassés. Véritablement, tout chatouillait également les oreilles et ravissait les yeux, car on assure que l’on n’avait point encore fait de dépense en France si somptueuse, pour les décorations et la magnificence des habits, que pour ce spectacle, qui suspendit l’année suivante la vue de Bellérophon, pour être joué à tour de rôle, avec Proserpine[90].

[marge gauche : 1681]

         Quinault, au commencement du mois de décembre[91], joint à Benserade, prépara Le Triomphe de l’amour, ballet. Quinault est auteur des vers mis en musique par Lully, et Benserade de ceux pour les personnages de ce ballet ; Rivani[92] en inventa les machines. Jamais première représentation n’a été plus noble ; ce qu’il y avait de princes et de princesses à la cour et de plus brillant par l’âge et la dignité y dansa. Ce qui fit que le même spectacle, étant donné sur le théâtre de l’Académie, on y mêla des danseuses, où Mademoiselle La Fontaine fit parler d’elle. Une circonstance extraordinaire a encore illustré la vue de ce ballet. La voici[93].

         Lully, noble par des lettres que Sa Majesté lui avait accordées, entendit dire par une personne, que son contentement devait le tranquilliser, puisqu’il n’était nullement forcé de se pourvoir d’aucun titre par une charge, afin que l’on le reconnût gentilhomme ; qu’il aurait trouvé beaucoup de difficultés à y parvenir, sans la qualité de secrétaire du roi, et que s’il avait voulu l’acquérir, elle lui eût été refusée. Un des secrétaires même répandit dans le monde que Lully serait rebuté, s’il osait mettre prix à une de ces charges, malgré ses richesses qui paraissaient lui être bientôt favorables là-dessus. L’orgueil gouvernait moins Lully, que le droit naturel envers les gens qui ne l’estimaient pas. Afin d’avoir la satisfaction de connaitre ceux qui s’opposaient à son passage, il ne dit mot au Sceau des lettres que le roi lui avait données. On rappela à S. Germain la comédie du Bourgeois Gentilhomme, il y exécuta le rôle du Mufti, qu’il chantait à ravir. Tout le feu, tout le génie qu’il


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sentait pour la déclamation, se ranimèrent en cette occasion, et nonobstant la faiblesse de sa voix, et quoique l’acteur qui représente le Mufti s’essouffle terriblement, il soutint néanm[oins] ce personnage jusqu’à la fin, avec l’applaudissement des spectateurs. Sa Majesté, qui en rit extraordinairement, ne le lui cacha pas en sortant. Lully profita de ce moment. « Sire, dit-il au roi, j’étais sur le point de me faire secrétaire de Votre Majesté, vos secrétaires n’auront plus la volonté de me reconnaître ». « Ils n’auront plus la volonté de vous reconnaitre, répondit le roi en propres mots, tout l’honneur leur en demeurera. Portez vos lettres à Monsieur le Chancelier ». Lully, le lendemain dès le matin, fut voir M. le Tellier, et on sut dans le public que Lully allait être Monsieur le Secrétaire. Tous les gens de ce titre, et une infinité d’autres personnes, en parlèrent en riant ou avec mépris. « Examinez l’occasion dont il s’est servi. Il n’est pas encore pour ainsi dire déshabillé, qu’il veut faire d’une comédie, une cérémonie toute grave, sauter du théâtre à la charge de principal officier de la Chancellerie ». Le ministre M. de Louvois, déjà mécontent de cette nouvelle, reçut les remontrances des Secrétaires du Roi, dont il était du nombre, puisqu’il n’y a point de Secrétaire d’État, qui avant ne soit revêtu de l’autre charge. Il se courrouça, avertit Lully qu’il lui était messéant de prétendre au rang qu’il postulait, lui dont tous les services se bornaient à avoir diverti un parterre. « Parbleu, lui dit Lully, vous agiriez comme moi, si vous étiez à ma place ». La réponse est plaisante. On ne savait en France que Lully et M. de la Feuillade assez hardis pour parler de la sorte à M. de Louvois. Le roi imposa silence, il se déclara à M. le Tellier, et plusieurs députés de la compagnie des secrétaires paraissant devant lui, pour se plaindre de l’homme que l’on leur associait, il les fit taire, et leur donna encore moins de satisfaction, par son compliment, qu’ils n’auraient été contents de celui que Sa Majesté avait fait à leur égard à Lully. Celui-ci présente ses lettres, on les lui rend avec les provisions, et en y ajoutant toutes les civilités imaginables[94]. Sa réception ne fut pas plus difficile. Les diseurs de vérités et les railleurs disparurent. C’est pour cela qu’il prit un autre quant à soi, et qu’il se piqua d’honneur. Après sa réception, un repas noble et superbe fut offert aux silencieux personnages, c’était une bombance où la joie et le plaisir pouvaient rajeunir les doyens de la compagnie. Que leur donna-t-il, en sortant de table, un service de sa tête, son nouveau ballet, Le Triomphe de l’amour, que l’on représentait ce jour à l’opéra. On les voyait deux ou trois douzaines, occuper gravement les meilleures places. Tellement qu’on regardait ces principaux officiers du sceau, gens d’un maintien sévère, en grands manteaux noirs et en rabats, remplir de suite plusieurs rangs de l’amphithéâtre, et entendre d’une sérénité de visage surprenante, les entrées et les chaconnes, de leur nouveau confrère. La décoration était peu commune, et n’égayait pas peu le ballet. C’est ainsi que l’Académie de Musique instruisit les spectateurs que


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Lully, pour ainsi parler le prince de l’opéra, ayant eu envie d’avoir une charge de secrétaire du roi, était venu à bout de son dessein. On dit davantage que M. de Louvois, oubliant sa réprimande, et qu’étant escorté d’une suite nombreuse de courtisans, Lully le trouva à Versailles, « adieu mon confrère », lui dit le ministre en continuant son chemin. Ce que l’on a reçu depuis comme une plaisanterie.

         Peut-être quatre mois après le cérémonial dont je viens de parler, les poètes qui sont les nouvellistes des ouvrages de leurs amis, débitèrent, que l’on promettait un opéra nouveau de Quinault, le nommer c’était annoncer une merveille[95].

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L’Académie de Musique en donna le 18 avril la première représentation, c’était Persée, tragédie. Le public eut d’autant plus d’impatience d’aller à cet opéra, que Lully ne l’avait pas encore fait voir devant le roi, comme presque tous les autres poèmes lyriques. Monsieur le Dauphin et les Altesses Royales vinrent à cette pièce, et le mois suivant Sa Majesté la fit exécuter en sa présence. Elle avait prévenu, que le jour qu’on la jouerait à Versailles. Elle en donnerait avis à une certaine heure, pour que l’on pût apprêter, dans la cour du château, qu’il choisissait pour cela, les utilités nécessaires à la représentation. Néanmoins, au temps pluvieux qu’il faisait, le soleil venant à prendre place, le roi arrêta qu’avant les couches de Madame la Dauphine, il voulait qu’elle prît part à ce spectacle, ce qui fut cause que l’ordre royal n’arriva que vingt-quatre heures devant que le théâtre en fût dressé. On ne se mit donc à l’élever que du jour que devait paraître Persée[96]. Sur le midi, la meilleure partie se trouva prête, et il eût été fini en peu de temps, si un grand vent qui survint, suivi d’une grosse pluie, qui continua toute la matinée, n’eût fait croire au roi, que ce temps ne cesserait pas de la journée. Sa Majesté était sur le point de redemander Persée dans un temps plus favorable, si on ne l’eût assurée que sur le soir un théâtre apprêté dans le manège serait en état convenable au sujet. Véritablement, l’endroit où des maréchaux avaient mis des fers et pansé des chevaux à plus de midi, se trouva prêt avant huit heures et demie du soir, et achevé avec une magnificence incroyable. Façade de vrai théâtre, précédé d’un orchestre, haut dais dressé devant, on n’y désirait rien. Des rangs d’orangers d’une hauteur étonnante, dans des caisses d’une lourdeur monstrueuse à élever, bordaient les deux côtés du théâtre ; l’enfoncement offrait à la vue une feuillée de branches d’arbres prises des forêts. On avait encore placé dans cet enfoncement, ainsi qu’entre les orangers, des girandoles et grand nombre de statues de divinités, de faunes, et de sylvains. Les gens qui avaient vu en quel état cet endroit était huit heures avant, ne purent concevoir cette métamorphose. Le lieu se rencontra favorable pour les voix, et la force de celle de Mademoiselle Rochois contenta toute la cour ; on entendit la symphonie avec admiration, et le roi ne put se retenir de dire à Lully, qu’il n’y avait point d’opéra dont la beauté de la musique fut plus égale. C’est encore dans Persée que, pour la voix et la danse, mademoiselle Desmatins joua son premier rôle, qu’elle à soutenu avec tant de fracas depuis. Les


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amateurs de l’allégorie prétendent que le but du spectacle de Persée est d’apprendre à respecter les dieux. Les cercles savants ont longtemps parlé de cet opéra, et il a aussi été le sujet de l’entretien des dames qui, parmi les endroits excellents qu’elles approuvèrent se tournèrent contre les quatre vers de Phinée, où il chante, qu’il aimerait mieux qu’un monstre dévorât sa maîtresse, que de la voir entre les bras de son rival. Cette pensée causa de la rumeur parmi le sexe, et quelques beaux esprits ayant pris parti là-dessus dans des vers, il y en a un qui finit les siens en disant, que la cruauté de Phinée ne doit pas tant être permise à l’égard d’une maîtresse, que pour avoir le plaisir de faire enrager un rival.

         Lorsque l’on parla de jouer à Versailles Phaéton, tragédie, que l’on a nommé l’opéra du peuple, les salles n’étaient pas assez grandes pour y placer des

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machines, ce qui a empêché qu’il y en eût, lorsqu’il parut à la cour au mois de janvier. Au prologue, Mademoiselle Fanchon Moreau monta sur le théâtre. Sa voix se fit beaucoup de partisans pour la première fois qu’elle chantait dans cet opéra, qu’à l’Académie de Musique tout Paris accueillit le 27 avril ; on le représenta aussi à Lyon en 1687, à l’ouverture de l’Académie de Musique qu’on y établit. Et la vue en a tellement été courue, que de plus de quarante lieues à la ronde, des gens de tous états sont venus à ce spectacle. Les serments  de ce poème sont merveilleux, et cet endroit, « Le sort de Phaéton se découvre, &c. », est du dernier sublime.

         À la mort de la reine l’Académie Française lui rendit des devoirs funèbres. L’oraison a été prononcée par M. l’abbé de la Chambre et l’épitaphe dressé par Quinault. Je ne la mets pas ici, parce que je l’ai insérée dans ses œuvres posthumes, que je communiquerai incessamment au public, ainsi que je lui ai déjà fait voir les œuvres de M. Pavillon de la même académie.

         Avant le décès de la reine, le roi choisit le sujet d’Amadis et dit à Quinault de le traiter. On débita parmi les fausses nouvelles que le poète restait court sur l’argument de cette tragédie, et que sa muse l’abandonnait dans l’exécution de ce poème. Quinault averti, pour se moquer des nouvellistes ou plutôt afin de donner matière à rire, jeta sur le papier un madrigal, qu’il a intitulé, l’opéra difficile, qu’il finit en disant, que bien éloigné de n’être pas tranquille en travaillant à son opéra pour le roi, tout son chagrin ne vient que de cinq filles qu’il a. Il n’est pas, dit-il, d’opéra plus fâcheux à faire, que d’avoir cinq filles à établir. Il présenta ce madrigal au roi, qui le récompensa de trente mille livres, pour marier sa première fille. Le manque de biens n’avait nullement réduit Quinault à rendre public ce madrigal ; on le croyait riche dès lors d’au moins trois cent mille livres. Cela n’empêcha pas les poètes de s’exercer sur le nouveau madrigal, en réponse


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duquel deux poètes en ont inventé deux autres, qui ne sont ni bons ni mauvais.

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         Amadis n’a point été des divertissements de Versailles, puisqu’ils y ont été interrompus par la mort de la reine. L’Académie de Musique représenta cet opéra à Paris le 15 janvier, et les Comédiens Italiens, qui pendant longtemps n’avaient vécu que des parodies des plus beaux morceaux des Corneilles, et des autres célèbres, prirent occasion de la magnificence du spectacle de Quinault, pour s’égayer et gagner l’argent du public ; ils jouèrent Amadis Cuisinier.

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         Un an après, Roland tragédie a été vu à Versailles le 18 janvier, et sur le théâtre de l’Académie de Musique le 8 février. Le sujet de cet opéra est trop gracieux par les personnages d’Angélique et de Médor, pour n’avoir pas plu. On a regardé pourtant comme quelque chose de rebutant, que ces deux acteurs restent si longtemps ensemble sur le théâtre, et que Roland, qui n’y est pas assez souvent, et que l’on aurait pu rendre le héros de quelque entreprise noble et raisonnable, s’abandonne à la frénésie, en arrachant des arbres, en cassant des vases, et en portant son épée contre des statues, qu’il n’a pas droit de mutiler, malgré la malheureuse passion qui lui perd l’esprit. Ce reproche ne doit retomber qu'en second sur Quinault, puisque les poètes italiens de qui il a emprunté l’histoire, sont les premiers à la raconter comme lui.

         Racine, la conclusion de la trêve signée, mit presque aussitôt au jour L’Idylle sur la paix. Le roi l’entendit chanter, dans l’orangerie de Sceaux, le jour que Sa Majesté honora de sa présence le marquis de Seignelay. Le 15 octobre, Le Temple de la paix, ballet, fut dansé à Fontainebleau devant le roi[97].

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         Quinault prit enfin congé du théâtre par Armide, tragédie. La vue de cet opéra se rendit maîtresse de l’esprit et des sens des spectateurs. L’imagination, la galanterie, l’idée de la belle magie y caractérisent la muse du poète et le génie du musicien ; les machines, les décorations, sont encore à présent les charmes du théâtre de l’opéra, mais les vers en font le triomphe aussi. Quinault, content de l’accueil que l’on lui fit, ne se mit point en tête d’en hasarder un plus glorieux. Il renonça à la poésie, et considéra l’estime que l’on gardait pour Armide comme un avantage trop noble, pour ne s’y pas tenir.

         En effet, si les règles du théâtre exige[nt] qu’il faille que, pour la plus grande perfection d’une pièce, les beautés augmentent d’acte en acte, Armide est au-dessus de toutes les autres par ces règles, car il est sensible, que lorsque l’on a attrapé le 5e. acte, on ne peut rien mettre en parallèle de plus accompli. Le divertissement vaut seul une pièce entière. Le plaisir du spectateur


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se tranquillise en attendant ceux qui doivent succéder. Pour mieux dire, la fin d’Armide surpasse davantage le commencement, que les quatre premiers actes ne causent de joie en comparaison du cinquième. Quel brillant, que de pensées mâles, rendues avec des mots insinuants, chatouilleux, en des termes généreux. Les oreilles à peine rassasiées d’écouter tant de beautés, les yeux ont à leur tour celles du palais ; à la disparition de la surprise de l’enchantement, les spectateurs émus des amours malheureuses de Renaud et d’Armide sont encore tristes de leurs transports, ils compatissent d’esprit et des passions que le poète a toujours fortifiées de plus en plus en touchant leur imagination. Ils reprennent le chemin de chez eux, attendris et de mauvaise humeur de la séparation des deux amants et du chagrin d’Armide[98]. Ils se rappellent avec admiration l’endroit où Renaud vient d’être animé par Armide de se poignarder, ils se souviennent qu’à ce moment, l’effroi s’emparant de leur âme, la crainte n’avait laissé à leurs sens que la vue et les oreilles, et que presque sans action, ils n’ont commencé à reprendre haleine, qu’à l’air de violon qui finit cette scène[99].

         L’adieu de Renaud et d’Armide est d’un prix infini. Un poète[100] s’est vainement amusé de le traiter de rondeau lamentable. L’adresse du poète est-elle plus fausse, que le cœur des deux amants ? Les expressions de l’un sont-elles plus faibles que les soupirs des autres ? Renaud se jette du côté de la gloire, en s’arrachant à l’amour. Armide en perdant l’objet de sa passion, reste désespérée. Est-il rien de moins sujet à la plaisanterie, que ces deux oppositions ? La plume saurait-elle mieux peindre les agitations de l’âme, entre deux amants obsédés d’une fatale séparation ? Virgile m’a quelquefois tiré des larmes par sa Didon ; mes soupirs et mes pleurs ont souvent plaint l’Armide de Quinault. Ce n’est pas même avoir trop de hardiesse que de penser qu’il y a plus de générosité, d’amour et de courage dans le caractère de Renaud que dans celui d’Énée. Le dernier suit les décrets de ses dieux, le premier n’agit que pour la gloire. L’un se défie de la faiblesse de son cœur, en fuyant Didon, l’autre quitte Armide au milieu des enchantements amoureux qui l’attachaient à elle. Énée n’était guère passionné, Renaud est plus sensible, quoi qu’il montre plus de courage dans une séparation, où l’abandon d’Énée sent moins le héros, que la force de Renaud. Enfin, je le répète, je ne vois rien en spectacle que l’imagination la plus régulière et la plus galante, ait à mettre en parallèle avec le dernier acte d’Armide. Si l’âme est touchée de l’amour de cette princesse, le courage de Renaud est un exemple de l’ascendant qu’un héros doit avoir sur ses passions pour se surmonter et triompher de sa personne.

En vain par le secours de son art enchanteur


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Armide croit fixer Renaud sous sa puissance,

Il faut pour fixer un grand cœur

La gloire ou la constance.

Les charmes de ce poème l’ont fait nommer l’opéra des femmes, qui l’ont admiré, ainsi que Mademoiselle Rochois le 15 février, qu’il a été joué par l’Académie de Musique.

         Lully reçut avec chagrin la nouvelle que Quinault renonçait au théâtre, et que se voyant déjà âgé, c’était avec déplaisir s’il n’avait pas employé ses plus beaux jours pour la gloire de Dieu et l’honneur de son roi, qu’il résolvait de chanter l’une et l’autre par un poème sur l’hérésie détruite, dont Perrault cite les quatre premiers vers[101]. Lully inventa les engagements et les propositions les plus satisfaisantes pour détourner Quinault de sa retraite. Il ne put le gagner ; le musicien ne ressentit que trop cette séparation irréparable. Il était fait aux manières et aux paroles du poète. Il lui en fallait même un de sa force, pour ne point décréditer sa musique. En qui le retrouver ? Il rechercha la connaissance de Mr. Campistron, lui proposa le même traité qu’il avait avec Quinault, en lui confia Acis et Galathée, sans autre suite d’engagement. Lully en exécuta la musique et montra cet opéra au public, aussitôt que le grand feu qu’il avait pour Armide fut cessé. On la représenta à Paris, après avoir d’abord été vu à Anet. Achille et Polixene, du même Campistron, exerça encore ensuite la plume de Lully près de six mois. Il n’y a de lui que le premier acte et l’ouverture de cet opéra ; le surplus de Colasse, a été chanté ensemble avec les paroles en 1687 au mois de novembre.

         Lully, à ce que l’on récite, avait entièrement achevé la musique de ce second opéra de Campistron, mais les remords d’une maladie excitant sa pénitence, il jeta les quatre derniers actes au feu et mourut le 22 mars. On le porta aux Petits Pères de la place des Victoires, auxquels on fit un discours en présentant son corps, qui a été mis dans sa chapelle, où une mort sur un mausolée lève un drapeau en l’air tenant d’une main une faux, et de l’autre un flambeau. M. Pavillon est auteur de l’épitaphe sur ce tombeau.

Un homme n’a jamais excellé dans un art qu’il n’ait été envié de tous ceux de sa profession. Lully n’est pas le seul à qui cela soit arrivé. Ses ennemis, ne pouvant mordre sur ses opéras, se sont déchaînés sur sa conduite. Que décide t-elle sur les productions de son esprit ? Tous les casuistes du monde ensemble qui voudraient éplucher les actions de Lully, qui nous diraient même qu’elles ne sont pas en bonne odeur par les rapports qu’en ont fait les gazettes étrangères, prouveraient-ils par là en la moindre chose


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que les opéras de Lully ne valent rien ? Au lieu de le persuader, on demeurerait toujours dans la même admiration pour sa musique, et on regarderait ses défauts personnels comme une marque de la faiblesse humaine assez ordinaire à tous les grands génies. Puisqu’il est constant que l’Italie n’a rien produit de si rare, que ses musiciens le cèdent au nôtre, et que de plus, ceux de toute l’Europe reconnaissent l’Italien francisé comme leur supérieur.

[marge gauche : 1688]

         La mort du poète suivit celle du musicien l’année suivante, le 27[102] novembre, âgé de 53 ans, au bout de plus de dix-sept ans qu’il était pourvu de la charge d’auditeur des Comptes, sans le moindre reproche contraire à la probité. Il a été inhumé à Saint-Louis, sa paroisse, le 28 après avoir été universellement pleuré de ses amis et de tous les savants comme le seul esprit qui a soutenu avec fracas[103] la noblesse et la douceur de la muse lyrique, que nous n’avons retrouvée depuis que dans les opéras de Messieurs de Fontenelle, Danchet et de la Motte qui, au naturel de la poésie de Quinault, ont ajouté un air plus fleuri et plus nouveau aux vers que l’on a d’eux.

Quinault avait cinq filles dont de deux, l’une a épousé M. le Brun, auditeur des Comptes, neveu de M. le Brun, peintre célèbre du roi, et l’autre a été mariée à M. Gaillard, conseiller de la Cour des Aides. Les trois autres se sont retirées en couvent. Les manuscrits qui restent de lui portent ces titres : Sceaux, poème, dont Quinault lut cinq ou six cent vers dans cette agréable maison où M. Colbert avait invité plusieurs académiciens, et il a encore récité le premier chant en pleine académie, qui applaudit à la description des peintures de cette belle maison. La Pastorale allégorique de Lysis et Hespérie, sur le mariage du roi, Des lettres ou épîtres dédicatoires en tête de ses comédies et tragédies, entre autres une, à M. de Bussi, de la tragédie d’Osman de Tristan, que celui-ci avait eu dessein de lui dédier de son vivant. Plusieurs Harangues académiques, l’une prononcée à sa réception, une autre, au Roi sur ses heureuses conquêtes à la tête de l’académie, une troisième au même prince sur son heureux retour et sa glorieuse campagne de 1677. Sa Majesté ne crut pas avoir assez fait de dire sur le champ à Quinault, qu’elle en était contente ; le voyant du temps après, le roi le félicita sur son discours, en l’assurant que personne ne parlait mieux que lui. Effectivement, ces trois harangues sont des modèles de politesse et de douceur inséparables de son style. Et il n’est pas moins reconnaissable dans ces autres pièces[104], traductions en vers de


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plusieurs poètes Latins, des fragments de pièces de théâtre et de poèmes lyriques, La comédie des Madrigaux, Le poème de l’hérésie détruite, des mélanges de pièces en prose et en vers sur des sujets différents, l’Adieu aux Muses discours en vers, L’Amour piqué fable, Réponse où Satire contre Boileau, le Jugement de Paris opéra pastorale, plusieurs odes et sonnets, description en vers libres d’un tableau de M. le Brun lue en pleine académie, Portrait d’Iris, et l’Empire de la mode, nouvelle allégorique.

         Les critiques ont souvent été opposés les uns aux autres sur le véritable auteur d’un opéra, les uns prétendant que le musicien à l’avantage sur le poète, et les autres que le poète doit avoir la préférence sur le musicien. C’est un sentiment qu’il n’est pas difficile d’arrêter, pour peu que l’on ait connaissance des différentes inventions propres au soutien du poème lyrique, car il est visible que dans ce tout ensemble qui le présente à nos yeux, si merveilleux et si magnifique, le musicien n’y a part que pour le chant. Et que la constitution entière de la pièce est due uniquement au poète, qui a distribué ses idées au musicien, au peintre, à l’inventeur des ballets ou des danses, au machiniste, et même au dessinateur des habits. Ce que je dis à tant de certitude, que s’il y avait du vide, ou pour mieux dire que toutes ces parties n’accompagnassent pas le sujet et les paroles du poète, on les écouterait aussi peu que les chants du musicien, s’ils n’avaient un grand rapport avec eux. Le poète est donc le seul inventeur d’un opéra. C’est lui qui y met l’esprit et l’âme, qui anime les acteurs et les machines de ce grand spectacle. Le choix de l’argument prépare les surprises de l’imagination. Les incidents s’exécutent ensuite, et le génie du poète les distribue si favorablement, et les jette si naturellement sur le papier, qu’il n’est pas surprenant que la musique, avec la noblesse qu’elle inspire et la propriété qu’elle à de peindre si vivement les passions, soit pourtant obligée de marcher après la poésie, puisqu’il est certain que le musicien n’a que des pensées et des idées secondes, après le poète ; on ne nie pas que les vers ne tirent des appas considérables du secours du musicien. Mais le poète est-il moins l’auteur du canevas qu’il a suivi ? Il est incontestable que les vers ayant sens et pensée, le musicien n’invente pas tout à fait, qu’il imite, où plutôt qu’il paraphrase de la poésie en musique. Il embellit une peinture parlante d’une versification muette ; vouloir donc lui attribuer l’intelligence totale d’un opéra, c’est penser à peu près de même que celui qui se sentant épris d’une belle femme agréablement coiffée, ne parlerait que de son ornement, sans donner la préférence à la beauté de son visage[105].


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         C’est pousser, je crois, assez loin les recherches sur la vie d’un auteur, que de la grossir de ce qui m’a semblé de plus intéressant pour informer le public des amours, de la personne, et des ouvrages de M. Quinault. J’ai omis beaucoup d’inutilités qui auraient trop amplifié ce livre ; et la plus considérable a néanmoins une autorité trop forte dans les œuvres de Boileau Despréaux pour n’en pas parler. Ce satirique, non content de s’être déclaré contre Quinault par des proverbes qui ont couru la ville, a encore attaqué ses opéras, et a enfin dit lui-même qu’il n’a écrit contre lui dans sa jeunesse que parce qu’il ne paraissait alors aucun des poèmes que le public a justement honoré de son suffrage. Pourquoi, après un aveu qui le remettait en grâce avec la mémoire de son ami, a-t-il encore entrepris sur lui, en proposant pour un miracle un prologue d’opéra qu’il oppose à toute la muse lyrique de Quinault ? N’y a-t-il pas un peu de folie dans une prévention si ridicule ? Trente vers de Despréaux, supposé qu’ils soient plus excellents qu’ils ne sont médiocres, ont-il assez de charmes pour faire passer l’ennui qu’un esprit sans goût tirerait de la lecture des opéras de Quinault ? Si l’on écoute cependant le satirique, il vous dit fort gravement qu’il n’a écrit ce prologue qu’afin de délasser deux dames des opéras de l’associé de Lully. Despréaux, pensant de la sorte, a t-il cru traiter spirituellement et honorablement Madame de Montespan et Madame de Thiange ? Il n’est pas possible qu’un critique, qu’un bel-esprit que le hasard de la rime rend quelquefois judicieux, pousse ici la prévention jusqu’à faire douter de sa raison. Quinault se serait étouffé de rire, si le projet du satirique, ainsi que l’avertissement qui est en tête, eussent paru de son temps. Que de réflexions sur l’incertitude des jugements humains, doucereux à l’excès, peut-être se serait-il tenu à son propre sentiment :

Je nomme Horace Horace et Boileau traducteur.[106]

C’est ainsi qu’il a retourné ce vers, sur celui-ci :

J’appelle un chat un chat et Rollet un fripon[107].

On croirait que la parodie a un sens moins fort, que le vers sur lequel elle a été faite, et néanmoins Quinault en paraphrasant


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simplement traducteur pour fripon, donne à penser : « et Boileau plagiaire ». Ce qui dans une application commune, laisse imaginer à l’esprit une signification malicieuse mais véritable. On a perdu que Quinault n’ait pas imposé silence aux railleries de Despréaux, en les repoussant par une critique utile. Car le satirique, en disant :

                     La raison dit Virgile et la rime Quinault

Ne pousse pas la satire plus loin que si celui-ci avait répondu :

                     La raison dit Horace et la rime Boileau.

Despréaux pour rendre sa décision, selon lui raisonnable, lui former un sens, devait tourner ainsi son vers.

                     L’esprit dit Euripide et la rime Quinault.

Car le poète lyrique de quatorze opéras et de seize pièces de théâtre n’a tiré aucun de ses arguments ou de ses sujets de l’Énéide ; il a seulement imité quelques scènes de l’Alceste d’Euripide, dans l’opéra du même titre, preuve convaincante que bien loin d’ignorer le latin, il devait avoir connaissance du grec, sans quoi M. Perrault aurait tort de rejeter les beautés de la tragédie du poète moderne sur celle[s] du poète ancien[108]. Puisque l’on sait qu’il est comme impossible de rendre le sens d’un auteur sans être au fait de sa langue, et de cela il y a encore l’exemple dans Atys en la jolie imitation d’un vers du poète Chérile :

L’onde se fait une route

En s’efforçant d’en chercher

L’eau qui tombe goutte a goutte

Perce le plus dur rocher[109].

 



[1] BnF, ms. fr. 24329.

[2] Dans la Vie imprimée, Boscheron dit que Quinault est né à Paris.

[3] Créé en 1654.

[4] Cette anecdote est tirée des Hommes illustres de Perrault, 1696, t. I, p. 81.

[5] Nicolas Trottant, riche marchand linger de la rue Saint-Denis. Après sa mort, sa veuve Marie Aubry, continua avec succès le métier. Voir Jean Mesnard, « L’Identité de Robert Challe », RHLF, nov-déc. 1979, p. 915-939. Je remercie William Brooks de m’avoir communiqué les résultats de ses recherches en cours sur les relations entre Boscheron et Challe (neveu de Pierre Raymond, qui a épousé la fille de Nicolas Trottant).

[6] Rémond dit Le Grec, auteur d’une « conversation sur la volupté » Agathon (1719), reprise dans Saint-Hyacinthe, Recueil de divers écrits …, 1736. C’est le frère ainé de Toussaint Rémond de Saint-Mard (1682-1757).

[7] Furetière : « signifie aussi, Faire changer de resolution. »

[8] Créé en 1655.

[9] Créé en 1658.

[10] Créé en 1658.

[11] Réécriture d’un passage du Parallèle des Anciens et des Modernes de Perrault (t. III, p. 237), que Boscheron cite textuellement dans la Vie imprimée de 1715.

[12] Furetière : « signifie quelquefois un homme ».

[13] Dès que.

[14] Furetière : « Viser à un but ». « Il y a des jeux où on butte […] ».

[15] Tout de suite.

[16] Pourtant, néanmoins.

[17] Tristan est mort le 7 septembre 1655.

[18] Cat BnF : Henri Louis Habert de Montmor (1600-1679).

[19] Créé en 1655.

[20] Créé en novembre 1655.

[21] Créé en février ou mars 1658.

[22] Créé en juin oujuillet 1656.

[23] Créé en octobre 1662.

[24] Créé en janvier 1660.

[25] Créé le 26 nov 1660. Dans la Vie imprimée, Boscheron renvoie au Théâtre français de Chappuzeau, 1674, t. II, p. 107.

[26] Il y eut des représentations le 5 et le 9 décembre.

[27] Somaize.

[28] Furetière : « […] ce sont des cheveux postiches, que les hommes mettent pour faire paroistre leurs cheveux plus longs ».

[29] Pourtant, néanmoins.

[30] Créé fin décembre 1664

[31] Furetière : « se dit ironiquement des fanfarons, ce ceux qui affectent de paroistre plus qu’ils ne sont. Il trenche du grand Seigneur, pour dire, il fait le grand Seigneur. Il trenche de l’habile homme.

[32] Loret, La Muse historique, 10 janvier 1665.

[33] La comparaison à l’épée de Phèdre est tirée du Triomphe de Pradon, 1684, p. 84. Les citations de Boileau sont de la Satire III.

[34] Boileau, Satire III.

[35] François Gacon (1667-1725), auteur du Poète sans fard, 1696, et de L’Anti-Rousseau, 1712 (il s’agit de Jean-Baptiste Rousseau). Laurent Bordelon (1653-1730), auteur des Diversités curieuses, 1696, est mentionné plusieurs fois dans la « Satire contre les faiseurs de fades opera […] », dans Le Poète sans fard. Henri Lelevel (1655-1705) est l’objet d’un épigramme dans Le Poète sans fard, p. 158.

[36] Desmarets de Saint-Sorlin, Deffense du poëme heroïque, Paris, Le Gras, 1675, p. 140.

[37] Boileau, Satire III : « Et jusqu’à je vous hais, tout s’y dit tendrement ».

[38] Voir François de Callières, Des bons mots, 1692, p. 78.

[39] Furetierana, Bruxelles, Foppens, 1696, p. 94.

[40] Créé en 1665.

[41] Créé en 1671.

[42] Furetière : « signifie aussi, Avaler, digerer ».

[43] Droit qu'avait le survivant de deux époux nobles, de jouir du bien des enfants, venant de la succession du prédécédé, jusqu'à un certain âge des enfants, à la charge de les nourrir, entretenir et élever, sans rendre aucun compte.

[44] Furetière : « que sert à un avare l’amas de tant de richesse qu’il faut qu’il quitte ? »

[45] Rendait fidèle.

[46] Quinault épousa Louise Goujon, veuve Bouvet, le 29 avril 1660.

[47] Furetière : « se dit aussi figurément des choses spirituelles. Sa memoire luy fournit toujours de quoi entretenir la compagnie ».

[48] Quinault prononça son discours de réception le 24 mars 1670.

[49] Boscheron cite ces vers dans la Vie imprimée.

[50] Les lettres de provision de l'office d'auditeur en la Chambre des Comptes furent remises à Quinault le 28 août 1671.

[51] La Bruyère, Caractères, « Des Jugements » §13.

[52] Pierre Gringore, dit Vaudemont (1475?-1538?), directeur de troupe et dramaturge.

[53] Pierre Borel (1620?-1671), Dictionnaire des termes du vieux françois ou Trésor de recherches et antiquités gauloises et françoises, 1655.

[54] Ménestrier, Des Représentations en musique, Paris, Guignard, 1681, p. 57.

[55] Dans le passage correspondant de la Vie imprimée, Boscheron renvoie à Le Cerf, Comparaison, t. II, p. 176.

[56] Ici, Boscheron semble suivre L’Histoire de la musique de Bourdelot. Voir l’édtion d’Amsterdam, 1725, t. III, p. 163. La Calandra (Calandria) fut crééè à Urbino en 1511. Dans la Vie imprimée, à propos de Peruzzi, il renvoie à Roger de Piles, Abrégé de la vie des peintres, p. 216, et à Bullard, Académie des Sciences et des Arts, Bruxelles, 1682, t. I, p. 373.

[57] Boscheron renvoie sans doute aux Éloges des hommes illustres qui depuis un siècle ont fleury en France dans la profession des lettres, composez en latin par Scévole de Sainte-Marthe, et mis en françois par G. Colletet, Paris, Sommaville, 1644, p. 47-48.

[58] Ici, Boscheron suit Ménestrier, Représentations, t. I, p. 272.

[59] Michel de Marolles (1600-1681), dont les mémoires et la suite de ses mémoires furent publiées chez Antoine de Sommaville en 1656-1657. Dans la Vie imprimée de 1715, Boscheron renvoie à la suite de ses mémoires.

[60] La seule façon satisfaisante de lire ce passage est de comprendre que Richelieu a ouvert le chemin à Mazarin.

[61] Créé à Venise en 1641 et donné le 14 décembre 1645 au Petit-Bourbon ; paroles de Strozzi, musique de Sacrati.

[62] Joué le 2 mars 1647 au Palais-Royal ; paroles de Buti, musique de Rossi. Pour cette œuvre et pour l’Andromède de Corneille, Boscheron, dans la Vie imprimée, cite la Gazette.

[63] Seule la partie gauche du dernier chiffre est visible. Le ballet Cassandre fut dansé pour la première fois en 1651. Le « Palais Cardinal » est le Palais Royal.

[64] Dans la Vie imprimée, Boscheron cite l’Histoire de la poésie française de l’abbé Mervesin (1706), qu’il résume ici.

[65] Dans la Vie imprimée, Boscheron renvoie au Théâtre français de Chappuzeau, 1674, p. 52.

[66] Prêtres romains voués au culte de Mars.

[67] Furetière: « une petite cage qui sert à attraper des oiseaux […] ».

[68] Le verbe « impréquer » est atttesté au quinzième siècle mais est absent des dictionnaires du dix-septième.

[69] Furetière: « THYRSE. C’est le sceptre que les anciens Poëtes ont donné à Bacchus, dont s’armaient aussi les Menades dans leurs Bcchanales. […] ».

[70] Perrin n’indique les numéros de scène que pour le premier acte. Cette 3e scène correspond sans doute à « Ariane paroît sur le Théâtre », p. 69. Le résumé de Boscheron correspond de très près (à l’exception du prologue, qui est celui de la version anglaise) au livret dans le manuscrit de la BnF Ms. fr. 24.352, f. 199-234, ce qui permet de voir où commence chaque scène dans le résumé.

[71] Voir « Mégere transportée d’aise », p. 70. Dans le livret, Bellone explique qu’il faut arrêter l’amour de Bacchus pour Ariane.

[72] « Ariane arrive », p. 70.

[73] Voir « Mars rencontre ensuitte Bacchus », p. 71.

[74] Sans doute « le Dieu du Vin ne scait a qui ceder a la gloire ou a l’amour ».

[75] « Ariane r’entre aussitôt », p. 71

[76] Créé en janvier 1671. Quinault avait déjà écrit de nombreux airs et fourni les paroles pour Le Carnaval (1668, repris 1675) et La Grotte de Versailles (1668).

[77] Boscheron suit Saint-Evremond, surtout sa pièce Les Opéra (II, 4). Dans la Vie imprimée, il cite t. III, p. 216, probblement desaint-e ses Œuvres meslées.

[78] Marie-Madeleine Jossier, dite la Cartilly.

[79] Saint-Evremond, Les Opéra (II, 4). Marie-Madeleine Brigogne chanterait Hermione et Cléone (Thésée).

[80] I.e., Perrin et Cambert.

[81] Créé en novembre 1672.

[82] Ménagiana, éd. 1693, p. 434.

[83] Ménagiana, éd. 1694, p. 339.

[84] Sans doute avec le sens de « mutilation » ; « mutilement » est absent des dictionnaires de Furetière et de Richelet.

[85] Boscheron suit ici la Comparaison de Le Cerf.

[86] La dédicace de l'édition de la partition de 1685 est normalement attribuée à La Fontaine ; elle figure dans ses Oeuvres diverses (Paris, Gallimard, 1958).

[87] Voir la Critique d’Alceste de Ch. Perrault et la préface d’Iphigénie de Racine.

[88] Boscheron emprunte ce récit à Ch. Perrault, Parallèle des Anciens et des Modernes, Paris, Coignard, 1688-1697, t. III, p. 237-242.

[89] François Payot, sieur de Lignières (1626-1704). Boscheron cite ces vers dans la version imprimée de la Vie.

[90] Selon la plupart des sources, Proserpine remplaça Bellérophon en novembre 1680 ; ce dernier avait été repris en juillet ou août.

[91] Il y eut des répétitions en décembre 1680. Le ballet fut créé le 21 janvier 1681.

[92] Carlo Vigarani.

[93] Boscheron dit dans la Vie imprimée qu’il emprunte ce récit à la Comparaison de Le Cerf,. T. II, p. 207 et suiv.

[94] Dans la Vie imprimée, Boscheron cite le Mercure d’avril 1682, p. 330.

[95] Le Mercure galant, novembre 1681, p. 319-320 : « Mr de Lully travaille à l'Opéra de Persée & d'Andromede, qu'il donnera au Public incontinent apres Pasques. Il est de la composition de Mr Quinaut. C'est tout dire en matiere d'Opéra. »

[96] Dans la Vie imprimée, Boscheron cite le Mercure de juillet 1682, p. 356.

[97] La création eut lieu le 20 octobre.

[98] Boscheron suit Le Cerf de la Viéville, Comparaison de la musique italienne et de la musique françoise, 1704-1706, t. II, p. 15-16

[99] Le Cerf, Comparaison, p. 329-330. Il s’agit du fameux monologue d’Armide (II, 5), mais Renaud n’y est pas sur le point de se poignarder ; c’est Armide qui a l’intention de le tuer. Boscheron se corrige dans la version imprimée.

[100] Boscheron cite ces vers de l’abbé de Villiers (« Épître sur l’opéra », 1711) dans la version imprimée.

[101] Dans Les Hommes illustres.

[102] Quinault est décédé le 26.

[103] Furetière : « se dit figurément des choses qui font du bruit & de l’éclat. […] Quand le Cid est paru sur le Theatre, il fit un epouvantable fracas dans le monde. »

[104] Voir https://sites.google.com/a/quinault.info/www/Home/l-oeuvre/oeuvres-perdues.

[105] Ce paragraphe est adapté de la Lettre de Clément Marot sur la mort de Lulli de Bauderon de Sénecé (1688), Lyon, Durand et Perrin, 1825, p. 20-21.

[106] Vers de La Satire des satires, parfois attribuée à Quinault. Voir https://sites.google.com/a/quinault.info/www/Home/l-oeuvre/attributions-douteuses#autres

[107] Boileau, première Satire, v. 52

[108] Dans sa Critique d’Alceste, 1674.

[109] Choirilos de Samos, fragment 10 : « pétrèn koïlaïneï rhanis hudatos éndélécheïè » que l’on peut traduire « La goutte d'eau à la longue perce le rocher ». Je remercie M. Eric Bennett d’avoir trouvé et traduit ce vers. L’image de l’eau qui perce le rocher est devenue proverbiale. Boscheron a sans doute trouvé ce vers dans les Menagiana, Paris, Delaulne, 1693, p. 229.