Cycle Mlle Serment

Les cinq poèmes suivants furent publiés dans la cinquième partie des Poésies choisies de Messieurs Corneille, Boisrobert [...], Paris, Charles de Sercy, 1660. Une lettre dans le recueil manuscrit de Conrart (t. IX, p. 859), datée de Rouen du 16 décembre 1659 et adressée à Mlle de Scudéry, permet de dater les deux premiers, « Mes deux mains » et « Je ne veux plus devoir »  :

« L’incomparable Sapho est suppliée de mander son avis à l’illustre Aspasie, touchant deux épigrammes faits pour une belle dame de sa connoissance, qui, par un accès d’estime, avoit baisé la main gauche de l’auteur. Il y a partage pour juger lequel est le plus galant : l’un a plus d’effort de pensée, et l’autre a quelque chose de plus simple et plus naturel. »

« Jalousie » et l'épigramme « Qu'on te flatte » sont adressés à Philis, qui serait la même personne dans dans les deux premiers, malgré le passage du vouvoiement au tutoiement.

Quant au rondeau « Je pense à vous », on peut dire comme André Stegman (Corneille, Oeuvres complètes, Paris, Seuil, 1963, p. 883) que « Le ton du morceau invite à le rattacher au "cycle" de Mlle Serment ».

Pour de nombreux historiens, cette Philis qui a baisé la main de Corneille serait Mlle Serment, mais je ne connais pas de source contemporaine. La réponse « Si vous parlez sincèrement » est de Mlle Serment selon l'édition des Oeuvres diverses de Granet (1738), mais de Mlle de Scudéry selon le recueil Conrart. Plus récemment, pour Georges Couton, dans le troisième volume de son édition des Oeuvres complètes de Corneille dans la Bibliothèque de la Pléiade (Gallimard, 1987), « Attribuer la réponse [à « Mes deux mains »] à Mlle Serment est certainement une erreur. Reconnaître en Philis Mlle Serment en est très probablement une autre. » Pour Couton, Philis serait une Rouennaise. Il est vrai que Granet ne donne aucune source pour son identification de Philis à Mlle Serment.


MADRIGAL

 

Mes deux mains à l’envi disputent de leur gloire,

Et dans leurs sentiments jaloux

Je ne sais ce que j’en dois croire.

Philis, je m’en rapporte à vous ;

Réglez mon avis par le vôtre. 5

Vous savez leurs honneurs divers :

La droite a mis au jour un million de vers ;

Mais votre belle bouche a daigné baiser l’autre.

Adorable Philis, peut-on mieux décider

Que la droite lui doit céder ? 10

 

Réponse de Mademoiselle Serment [titre de l'édition Granet]

Si vous parlez sincèrement

Lorsque vous préférez la main gauche à la droite,

De votre jugement je suis mal satisfaite :

Le baiser le plus doux ne dure qu'un moment ;

Un million de vers dure éternellement, 5

Quand ils sont beaux comme les vôtres ;

Mais vous parlez comme un amant,

Et peut-être comme un normand :

Vendez vos coquilles à d'autres. 



MADRIGAL

 

Je ne veux plus devoir à des gens comme vous :

Je vous trouve, Philis, trop rude créancière.

Pour un baiser prêté, qui m’a fait cent jaloux,

Vous avez retenu mon âme prisonnière.

Il fait mauvais garder un si dangereux prêt ; 5

J’aime mieux vous le rendre avec double intérêt,

Et m’acquitter ainsi mieux que je ne mérite ;

Mais à de tels paiements je n’ose me fier,

Vous accroîtrez la dette en vous laissant payer,

Et doublerez mes fers si par là je m’acquitte. 10

Le péril en est grand, courons-y toutefois,

Une prison si belle est trop digne d’envie ;

Puissé-je vous devoir plus que je ne vous dois,

En peine d’y languir le reste de ma vie !

 


JALOUSIE

 

N’aimez plus tant, Philis, à vous voir adorée :

Le plus ardent amour n’a pas grande durée ;

Les nœuds les plus serrés sont le plus tôt rompus ;

À force d’aimer trop, souvent on n’aime plus,

Et ces liens si forts ont des lois si sévères 5

Que toutes leurs douceurs en deviennent amères.

Je sais qu’il vous est doux d’asservir tous nos soins ;

Mais qui se donne entier n’en exige pas moins :

Sans réserve il se rend, sans réserve il se livre,

Hors de votre présence il doute s’il peut vivre ; 10

Mais il veut la pareille, et son attachement

Prend compte de chaque heure et de chaque moment.

C’est un esclave fier qui veut régler son maître,

Un censeur complaisant qui cherche à trop connoître,

Un tyran déguisé qui s’attache à vos pas, 15

Un dangereux Argus qui voit ce qui n’est pas.

Sans cesse il importune, et sans cesse il assiège,

Importun par devoir, fâcheux par privilège,

Ardent à vous servir jusqu’à vous en lasser,

Mais au reste un peu tendre et facile à blesser. 20

Le plus léger chagrin d’une humeur inégale,

Le moindre égarement d’un mauvais intervalle,

Un souris par mégarde à ses yeux dérobé,

Un coup d’œil par hasard sur un autre tombé,

Le plus foible dehors de cette complaisance 25

Que se permet pour tous la même indifférence :

Tout cela fait pour lui de grands crimes d’État ;

Et plus l’amour est fort, plus il est délicat.

Vous avez vu, Philis, comme il brise sa chaîne

Sitôt qu’auprès de vous quelque chose le gêne ; 30

Et comme vos bontés ne sont qu’un foible appui

Contre un murmure sourd qui s’épand jusqu’à lui.

Que ce soit vérité, que ce soit calomnie,

Pour vous voir en coupable il suffit qu’on le die ;

Et lorsqu’une imposture a quelque fondement 35

Sur un peu d’imprudence, ou sur trop d’enjouement,

Tout ce qu’il sait de vous et de votre innocence

N’ose le révolter contre cette apparence,

Et souffre qu’elle expose à cent fausses clartés

Votre humeur sociable et vos civilités. 40

Sa raison au dedans vous fait en vain justice,

Sa raison au dehors respecte son caprice ;

La peur de sembler dupe aux yeux de quelques fous

Étouffe cette voix qui parle trop pour vous.

La part qu’il prend sur lui de votre renommée 45

Forme un sombre dépit de vous avoir aimée ;

Et comme il n’est plus temps d’en faire un désaveu,

Il fait gloire partout d’éteindre un si beau feu :

Du moins s’il ne l’éteint, il l’empêche de luire,

Et brave le pouvoir qu’il ne sauroit détruire. 50

Voilà ce que produit le don de trop charmer.

Pour garder vos amants, faites-vous moins aimer :

Un amour médiocre est souvent plus traitable ;

Mais pourriez-vous, Philis, vous rendre moins aimable ?

Pensez-y, je vous prie, et n’oubliez jamais, 55

Quand on vous aimera, que l’AMOUR EST DOUX, MAIS…

 

[Ces dernières paroles sont peut-être une allusion au Charme de la voix de son frère Thomas Corneille (décembre 1656), I, 3 :

FENISE, chante derriere le Theatre.

En vain de mes souspirs laissez sans esperance

Vous croiriez reparer l’offence

En souspirant à vostre tour ;

L’amour est doux, mais la vangeance

Est aussi douce que l’amour.]

 

 

ÉPIGRAMME

 

Qu’on te flatte, qu’on te baise,

Tu ne t’effarouches point,

Philis, et le dernier point

Est le seul qui te déplaise.

Cette amitié de milieu 5

Te semble être selon Dieu,

Et du ciel t’ouvrir la porte ;

Mais détrompe-toi l’esprit :

Quiconque aime de la sorte

Se donne au diable à crédit.


 

RONDEAU

 

Je pense, à vous voir tant d’attraits,

Qu’Amour vous a formée exprès

Pour faire que sa fête on chomme ;

Car vous en avez une somme

Bien dangereuse à voir de près. 5

Vous êtes belle plus que très,

Et vous avez le teint si frais,

Qu’il n’est rien d’égal (au moins comme

Je pense) à vous.


Vos yeux, par des ressorts secrets, 10

Tiennent mille cœurs dans vos rets ;

Qui s’en défend est habile homme :

Pour moi qu’un si beau feu consomme,

Nuit et jour, percé de vos traits,

Je pense à vous. 15