D'Alembert

Jean le Rond d'Alembert (1717 – 1783)

Mathématicien, philosophe, encyclopédiste

    D'Alembert, dans son éloge de Boileau lu devant l'Académie Française le 25 août 1774, et, surtout dans la note 21, offre une explication intéressante de pourquoi le satirique ne put pas apprécier Quinault. La première édition que j'ai trouvée avec les notes est celle de l'Histoire des membres de l’Académie Française morts depuis 1700 jusqu’en 1771… (Paris, Moutard, 1787).

   Il reprend en partie le même sujet dans une note à son éloge de La Motte, en y ajoutant des réflexions sur Racine et sur les vers propres à mettre en musique.

   Les vers "Ô dur Boileau ...", que d'Alembert attribue à l'Épître sur la calomnie de Voltaire, figurent seulement dans l'édition de 1742 de Oeuvres de Voltaire.


Ce défaut de sensibilité rendit absolument nul pour notre grand poëte le mérite si touchant de Quinault, et si bien senti par notre siècle, qui semble vouloir venger cet auteur charmant du peu de justice que lui ont rendu ses contemporains ; triste et tardive récompense du talent oublié ou persécuté durant sa vie (21). Despréaux entreprit, conjointement avec Racine, un opéra, dans lequel ils crurent effacer ce poëte qu'ils méprisaient, et montrer la facilité d'un genre d'ouvrage dont ils ne parlaient qu'avec dédain : Despréaux en fit le prologue, que par malheur aucun musicien ne put venir à bout de mettre en musique; Orphée même y aurait échoué (22). Notre poëte ne laissa pas de le faire paraître avec une préface, où l'on trouve, suivant l'expression musicale, des assertions aussi étranges que celles de Pascal sur la beauté poétique ; grande leçon aux plus heureux génies, et de ne point forcer leur talent, et de se taire sur ce qu'ils ignorent. Mais le trait le plus singulier de cette préface, c'est la phrase par laquelle elle débute. On y lit, que mesdames de Montespan et de Thianges, lasses des opéras de Quinault, proposèrent au roi de chercher un autre poète lyrique. Mesdames de Montespan et de Thianges, lasses des opéras de Quinault ! c'est-à-dire, ennuyées d'Alceste, d'Atys, de Thésée et de Proserpine; car, pour leur honneur, Armide n'existait pas encore. C'est bien ici le cas du vers de la Métromanie :

Voilà de vos arrêts, messieurs les gens de goût !

L'espèce d'éloignement que Despréaux montra toujours pour Quinault, tenait à une cause secrète que le satirique ne put s'empêcher de laisser entrevoir. Lorsqu'ils se furent réconciliés, ou plutôt lorsque Despréaux se fut réconcilié avec Quinault, car celui-ci fut toujours sans fiel, Quinault allait le voir quelquefois ; et Despréaux disait de lui avec une sorte d'humeur naive et plaisante : Il ne s'est raccommodé avec moi que pour venir me parler de ses vers, et il ne me parle jamais des miens.

Éloge de Despreaux, Œuvres, Paris, 1821, t. II, p. 361-362

Note 21 :

(21) Despréaux, qui joignait à un cœur peu fait pour la tendresse, des mœurs et des principes austères, était peut-être excusable de ne pas sentir ce que valait Quinault ; les ennemis de Racine ont prétendu qu'on n'en pouvait dire autant de ce dernier poëte, qui, doué par la nature d'une sensibilité exquise et profonde, savait faire parler les passions avec une vérité si séduisante, et que les hommes sévères appelaient dangereuse. On en conclut que Racine était de mauvaise foi dans le peu de cas qu'il paraissait faire de l'auteur si tendre d'Atys et d'Armide. Ce reproche n'est peut-être pas aussi fondé qu'on le croirait. La facture molle des vers de Quinault, qui les rendait plus propres à la musique, les faisait paraître aux yeux de Racine trop semblables à de la prose ; lui et Despréaux se confirmaient dans cette opinion en comparant les vers des opéras de Quinault avec les vers de ses tragédies, qui manquent en effet absolument de force et de coloris ; ils ne s'apercevaient pas de la liberté que Quinault s'était donnée dans ses opéras de croiser les rimes et de mêler les vers de différente mesure, en faisant disparaître la monotonie, les expressions oiseuses, le ton faible et lâche qu'on pouvait reprocher aux vers de ses tragédies, toutes écrites en grands vers et à rimes non croisées. Ce défaut disparaissait aussi dans les comédies du même Quinault, quoiqu'écrites en vers et comme ses tragédies, parce que les vers de comédie sont pour l'ordinaire dispensés de force, et ne demandent guère en général que de la facilité et de l'élégance. Aussi la Mère coquette de Quinault, donnée à peu près dans le même temps que l'École des Femmes, c'est-à-dire, dans les premières années de Molière, peut être regardée comme un chef-d'œuvre de style, surtout par rapport au temps où elle a été faite. Elle est même écrite, sinon avec autant de verve, du moins avec plus de pureté et de correction que les pièces de Molière ; car c'est encore là un mérite de Quinault ; aucun poëte, sans exception, n'est plus correct que lui, et des remarques grammaticales sur ses opéras se réduiraient à très-peu de pages ! et peut-être à quelques lignes. S'il n'emploie que rarement le mot énergique et pittoresque, du moins il ne met jamais le mot impropre. Mais ce mérite ne suffit pas pour des vers de tragédie ; or Despréaux et Racine ne jugeaient dans Quinault que le poëte tragique, ils avaient trouvé le côté faible, mais ils n'auraient pas dû confondre l'auteur de Roland avec celui d'Astrate1.

    Le plus célèbre écrivain de notre siècle, qui plus d'une fois a réformé les arrêts trop rigoureux ou trop injustes de Despréaux, a vengé un peu durement Quinault dans son épître sur la calomnie :

O dur Boileau, dont la muse sévère

Au doux Quinault envia l'art de plaire,

Qu'arrive-t-il, lorsque ses vers charmans,

Par Jeliote embellis sur la scène,

De leur douceur enivrent tous nos sens ?

Chacun maudit ta satire inhumaine.

N'entends-tu pas nos applaudissemens

Venger Quinault quatre fois par semaine ?

Note 1 : Peut-être le succès non mérité de plusieurs tragédies de Quinault donmait-il à ces deux grands poëtes un peu d'humeur, et par conséquent d'injustice à son égard ; car ce succès fut si grand, qu'on entendait, dit-on, le bruit des applaudissemens à deux rues de l'hôtel de Bourgogne. Poëtes dramatiques de nos jours, vantez-vous après ccla de vos bonnes fortunes éphémères !

Notes sur l'Éloge de Despreaux, Œuvres, Paris, 1821, t. II, p. 405-406


    (5) A l'occasiom de ces réflexions, que nous prions de relire, nous transcrirons ici le passage suivant des Parallèles de Charles Perrault.

« Quand Quinault, dit-il, vint a faire des opéras, un certain nombre de personnes de beaucoup d'esprit et d'un mérite distingué, se mirent en tête de les trouver mauvais, et de les faire trouver tels par tout le monde. Un jour qu'ils soupaient avec Lully, ils n'omirent rien pour le dégoûter de la poésie de Quinault ; mais comme ils avaient affaire à un homme fin et éclairé, leurs stratagèmes ne firent que blanchir.

   Un des convives m'ayant rendu compte de cette conversation, je lui demandai ce que ces messieurs trouvaient tant à reprendre dans les opéras de Quinault. Ils trouvent, me dit-il, que les pensées ne sont pas assez recherchées ; que les expressions dont il se sert sont trop communes et trop ordinaires, et enfin que son style ne consiste que dans un certain nombre de paroles qui reviennent toujours. Je ne suis pas étonné, lui répondis-je, que ces messieurs, qui ne savent ce que c'est que musique, parlent de la sorte ; mais vous, monsieur, qui la savez parfaitement, et qui en connaissez toutes les finesses, ne voyez-vous pas que si l'on se conformait à ce qu'ils disent, on ferait des paroles que les musiciens ne pourraient chanter, et que les auditeurs ne pourraient entendre ? Quelque naturelles et communes que soient les pensées et les paroles d'un air, on en perd toujours, ou presque toujours quelque chose, surtout au spectacle. Que serait-ce si ces pensées étaient bien subtiles et bien recherchées, et si les mots qui les expriment étaient des mots peu usités, et de ceux qui n’entrent que dans la grande et sublime poésie ? on ny entendrait rien du tout. Ainsi on blâme Quinault par l’endroit où il mérite le plus d'être loué, qui est d'avoir su faire, avec un certain nombre d'expressions ordinaires et de pensées fort naturelles, tant d'ouvrages si beaux et si agréables, et tous si différens les uns des autres. Aussi voyez-vous que Lully ne s'en plaint point, persuadé qu'il ne trouvera jamais de paroles meilleures à être mises en chant et plus propres à faire paraître la musique. La vérité est qu'en ce temps-la j'étais presque le seul à Paris qui osât se déclarer pour Quinault, tant la jalousie de plusieurs auteurs s'était élevée contre lui, et avait corrompu tous les suffrages de la cour et de la ville ; mais enfin j'en ai eu satisfaction. Tout le monde lui a rendu justice dans les derniers temps ; et ceux qui le blâmaient le plus, ont été contraints de l'admirer après avoir reconnu qu'il avait un génie particulier pour ces sortes d'ouvrages. »

    Quoi qu'en dise Perrault à la fin de ce passge, il ne faut pas croire que Quinault, même dans les derniers temps de sa vie, ait joui sans contradicteurs de la réputation qu'il méritait. La manière dont Despréaux parle de son talent pour le genre lyrique, dans uue des remarques sur Longin, prouve qu'en rendant à ce talent quelque justice, il y attachait assez peu de prix ; et on sait que le lendemain de la première représentation d’Armide, Louis XIV ayant demandé à un vieux seigneur, homme de goût, comme il s'en trouve tant à la cour, ce qu'il pensait des paroles : Sire, répondit noblement l'amateur, toujours la même ture-lure ; c'est ainsi que ce juge éclairé appréciait les scènes admirables de cet opéra, et surtout l'acte de la Haine, un des plus beaux qui soient au théâtre lyrique.

    Boursault assure dans ses lettres avoir oui dire à Despréaux qu'il n'avait jamais rien vu de plus beau dans le genre lyrique, que les quatre vers suivans :

Doux ruisseaux, coulez sans violence ;

Rossignols, arrêtez votre voix;

Taisez-vous, zéphirs, faites silence ,

C'est Iris qui chante dans ces bois.

On ne peut pas douter un moment que Despréaux ne trouvât ces vers tels qu'ils sont, c'est-à-dire, détestables ; ainsi cette plaisanterie (supposé que Boursault ne la lui ait pas prêtée pour le rendre ridicule) prouve seulement quelle idée ce grand poëte avait du genre lyrique. Il eût mieux valu y réussir que de le mépriser.

    Les chœurs d'Esther et d’Athalie prouveront aisément à tous ceux qui se connaissent en vers, propres à la musique, que le plus grand peut-être de nos poètes ignorait l'art de cette espèce de vers. Ce n'est pas que la poésie de ces chœurs, admirable à la lecture, n'ait beaucoup d'éclat et d'harmonie ; c'est au contraire qu'elle en a trop pour l'objet auquel elle est destinée. Nous serait-il permis d'en dire autant des beaux vers de Samson et de Pandore, deux opéras du plus illustre poète de nos jours? c'est du moins l'impression que nous a laissée la lecture de ces vers, plus faits, selon nous, pour être déclamés que pour être chantés.

    Quelques personnes, si l'on en croit Racine le fils , prétendent que Lully, chargé de mettre en musique l’Idylle du grand Racine sur la Paix, trouva dans la force des vers une résistance que la poésie de Quinault ne lui avait pas fait éprouver ; Racine le fils ajoute cependant, mais en cela il pourrait être le seul de son avis, que Lully est aussi grand musicien dans cette idylle que dans ses opéras ; il convient seulement d'un endroit où la chute musicale ne satisfait pas l'oreille ; et il avoue que ce n'était pas la faute du musicien, mais celle du poëte, qui n'avait pas, dit-il, pour Lully la même attention que Quinault. Aussi, comme on vient de le voir dans le passage de Perrault, ni le dédain de Despréaux et de Racine pour l'auteur d'Atys, ni même le jugement de mesdames de Montcespan et de Thianges, que nous avons rapporté dans l'éloge de Despréaux, n'en imposèrent à Lully, parce que tout intéressé qu'il était à se rendre favorables les femmes et les beaux-esprits qui donnaient alors le ton, il s'intéressait de préférence à sa musique ; il soutint toujours que les paroles de Quinault étaient celles qui lui convenaient le mieux, et il revint à lui, même après avoir mis en musique Bellérophon, qui n'était pas de cet inimitable poète lyrique, et qui était presque digne d'en être. On peut voir dans les œuvres de Fontenelle une lettre curieuse de ce philosophe sur cet opéra de Bellérophon, dont il est l'auteur.

    Avouons-le cependant ; quelque cas qu'on doive faire de Quinault, quoiqu'il soit tout à la fois le créateur et le premier de son genre, quoiqu'il ait même fait quelquefois de très-beaux vers, pleins de force et d'harmonie, lorsque la musique en avait besoin pour être plus fière et plus expressive, on ne peut se refuser une réflexion qui doit servir à apprécier tout ensemble le mérite du genre et celui de l'auteur. La grande poésie veut des images, de l'énergie, une harmonie ferme et soutenue, un faire mâle et prononcé, qu'on ne trouve que rarement dans Quinault. Aussi dira-t-on de lui avec justice, que c'est un poëte charmant, mais personne ne dira que c'est un grand poëte, comme on le dira de Despréaux, de Corneille, de Racine, de Rousseau, de Voltaire. C'est à peu près ainsi que le maréchal de Villars disait du maréchal d'Uxelles : J'ai toujours entendu dire que c'était une bonne caboche ; mais personne n'a jamais osé dire que ce fût une bonne tête.

   Mais en mettant Quinault si rigoureusement à sa place, oserions-nous tirer des principes que nous venons d'établir et des faits qui les appuient, une conséquence singulière, que l'expérience n'est pas fort éloignée de confirmer ? C'est que le talent de la poésie lyrique, presque borné à la douceur et à l'heureuse mollesse du style, est peut-être difficilement compatible avec le talent de la grande poésie ; sans doute entre ces deux talens il n'y a pas à balancer pour qui aurait le bonheur d'avoir à choisir ; néanmoins celui du poëte lyrique , quoique d'un prix beaucoup moindre, demeure encore fort estimable.

« Notes sur l’éloge de La Motte », dans Œuvres (Paris, Belin, 1821), t. III, p. 143-145