La vie de Mlle Serment

Deux autres pages sur Quinault et Mlle Serment :

Documents

Hypothèses

Retour à la page principale sur Mlle Serment

Qui était cette Louise Anastasie Serment ? Selon Boscheron dans sa Vie manuscrite, « son visage ne respiroit que gayeté, ses yeux etoient rians, sa bouche vermeille, mais le coloris de son teint tomboit a ses joües, elle les avoit pâles, le surplus de sa phisionomie, étoit capable d’inspirer de l’amour, et son Esprit un fort attachement » (p. 76-77). On ne sait pas de qui le biographe, né dans les années 1670, tenait ces détails ; il dit simplement « C’est ainsi que l’on parle de Mademoiselle Serment morte jeune ». Aurait-il connu le portrait dont il sera question au paragraphe suivant ?

 

Il existe peu de documents du vivant des deux poètes sur leurs relations. Le dernier de ces documents – son inventaire après décès (1692) – suggère qu’ils se connaissaient bien. Parmi la dizaine de tableaux mentionnés sont « trois autres tableaux représentant le portrait de Monsieur de Serment père un autre le portrait de Monsieur Quinault et l’autre le portrait d’une femme aussi peints sur toile et garni de leurs bordures dorées »[1]. Comme aucun portrait de Quinault n’est attesté avec certitude (pourrait-il s'agir d'un portrait de Rigaud ?) avant cette date, la présence de ce tableau indique une certaine intimité.

 

Commençons par ce que l’histoire a retenu de sa réputation, par les nombreuses anecdotes dans divers ouvrages biographiques, avant de voir ce qu’on peut confirmer grâce aux documents contemporains. Les vers suivants, placés en bas de son portrait, résument bien ce que ses contemporains avaient retenu de sa vie et de ses œuvres :

Telle une fille illustre, à nos yeux s’est montrée,

Son esprit fut charmant, sa raison éclairée,

Et son cœur tout rempli de force et de vertu

Sous de longues douleurs ne fut point abattu[2].

 

Son érudition

Presque toutes les sources parlent de son savoir, de son jugement littéraire et de ses talents poétiques. Une des premières se trouve dans les Mélanges d’histoire et de littérature de Vigneul-Marville : « Elle avoit l’esprit grand & décisif »[3] ; on trouve le même texte dans le dictionnaire de Moréri. Titon du Tillet, dans son Le Parnasse François de 1732, abonde dans le même sens : « Mademoiselle de Serment a été une des personnes de son sexe des plus sçavantes, & du discernement le plus juste pour tout ce qui regarde les belles Lettres ». Lambert commence son article de 1751 par un paragraphe évidemment inspiré de l’article de Titon du Tillet, pour insister ensuite sur son style en vers et en prose et sur sa connaissance de la langue latine.

 

Elle était membre de l’académie des Ricovrati à Padoue, qui acceptaient neuf femmes étrangères à titre de membres honoraires. Parmi les autres académiciennes françaises, on peut citer Madeleine de Scudéry, Catherine Bernard, Antoinette Deshoulières, Mme de Villedieu, Henriette de la Suze et Anne Dacier[4].

 

Sa mort édifiante

Quand on lit les divers articles consacrés à la vie de Mlle Serment, on constate qu’elle est connue surtout pour son érudition et pour les vers qu’elle écrivit peu de temps avant sa mort, « Bientôt la lumière des cieux ». Ce sont de loin ses vers les plus connus, reproduits dans de nombreux dictionnaires et recueils. Les premiers vers évoquent une conception païenne de la mort, avec la nature, la « nuit obscure » et le sommeil, et nous rappellent que, dans l’Académie des Ricovrati, on l’appelait « La Philosophe ». Cependant, le « maître des humains », avec son « éternelle bonté », semble bien être le Dieu chrétien.

 

Mlle de Serment et Corneille

Presque tous les historiens, au moins depuis Granet[5], nomment Mlle Serment comme la « belle bouche [qui] a daigné baiser » une des mains de Corneille. Selon le recueil manuscrit de Conrart, Corneille mentionne dans une lettre du 16 décembre 1659 « une belle dame de sa connaissance, qui, par un excès d’estime, avait baisé la main gauche de l’auteur ». Cet épisode est le sujet de deux épigrammes (madrigaux), « Mes deux mains » et « Je ne veux plus devoir », et la Philis des deux poèmes pourrait être celle d’un épigramme d’un ton assez différent, « Qu’on te flatte, qu’on te baise » et du poème « Jalousie » (« N’aimez plus tant, Philis »). Les quatre poèmes, tous attribués à Corneille dans la table, furent publiés dans la cinquième partie des Poésies choisies de Messieurs Corneille, Boisrobert […] de 1660 (avec les fameuses stances « Marquise, si mon visage »).

 

Granet, suivi de nombreux éditeurs et historiens, attribue la réponse « Si vous parlez sincèrement » à Mlle Serment, mais selon le manuscrit Conrart, elle est de « l’incomparable Sapho », c’est-à-dire, Madeleine de Scudéry. Pour Georges Couton, dans le troisième volume de son édition des Œuvres complètes de Corneille dans la Bibliothèque de la Pléiade, « Attribuer la réponse [à « Mes deux mains »] à Mlle Serment est certainement une erreur. Reconnaître en Philis Mlle Serment en est très probablement une autre (t. III, p. 1390). » Pour Couton, Philis serait une Rouennaise. Il est vrai que Granet ne donne aucune source pour son identification de Philis à Mlle Serment.

 

Mlle Serment et l’abbé Genest

Selon d’Olivet, dans son Histoire de l’Académie Française, Mlle Serment aurait initié le jeune (pas encore abbé) Genest (1639-1719), l’âme des soirées de la duchesse du Maine dans les années 1710-1720, dans les règles de la versification.

L’Abbé Genest, avant-même que de savoir écrire, savait déja ce que c’était que Vers. Une fille de mérite, & dont les nouveaux Moréris ont immortalisé le nom, Louise Anastasie Serment, logeait sur le même pallier que M. Genest, qui voyant arriver chez elle quantité de personnes distinguées par la naissance, conçut pour cette vertueuse fille une sorte de vénération, & obtint par son empressement à lui rendre de petits services, qu’elle daignât employer quelques moments à l’instruire. Il savait lire ałors, mais rien de plus. […] Il recevait de son oreille les premières & les plus importantes leçons ; en sorte que sa voisine lui ayant expliqué la mécanique du Vers, il ne tarda pas à faire voir de quel côté son génie devait se tourner (p. 199-120)[6].

À ma connaissance, d’Olivet est la seule source contemporaine pour cette anecdote, qui est, comme le souligne Gustave Desnoiresterres dans Les Cours galantes (1862), difficile à dater. Selon lui, Genest « avait probablement quatorze ou quinze [ans], quand il lia connaissance avec sa voisine, qui, si elle fut née en 1642, en aurait eu douze » (p. 139). Cependant, selon l’Encyclopédie méthodique d’Histoire[7], Genest ne connut Mlle Serment qu’au retour de son séjour en Angleterre, vers 1660. Il faut donc laisser planer des doutes sur cet épisode, comme sur celui de l’échange avec Corneille, même si, selon La Nouvelle Pandore, Genest et Mlle Serment étaient amis.

 

Vie personnelle

Cette femme savante et cultivée n’ignorait pas, semble-t-il, des plaisirs plus sensuels. Nous avons vu que la Philis des échanges avec Corneille en 1659, en qui certains voient Mlle Serment, connaissait les arts de l’amour. Selon La Curiosité littéraire et bibliographique, un huitain acrostiche manuscrit en latin, dans la bibliothèque de Grenoble, dont les vers commencent par A, S, E, R, M, E N, T, fait allusion à des « pratiques lesbiennes » aussi bien qu’à son ventre gonflé. Elle y est appelée Nazis, abréviation d’Anastasie (p. 232).

 

Qui plus est, selon une clef de l’époque, elle serait le modèle d’Octavia, une jeune femme qui, dans un des dialogues érotiques de l’Aloisiæ Sigæae du Dauphinois Nicolas Chorier, initia Roberto, un jeune garçon travesti, au côté charnel de l’amour. On peut lire ces dialogues, publiés en latin en 1678 et traduits en français dès 1680, dans l’édition moderne d’Alcide Bonneau. Pour lui, Chorier connaissait sans doute Mlle Serment[8].

 

En revanche, Maucroix lui écrivit le 10 septembre 1686 : « Vous me faites mourir, vous autres prudes ! vous purifiez trop toutes choses, vous voulez que le bon vin soit sans lie ». Ce passage suit l’expression de son souhait qu’un couple de ses amis ne « soient venus à une rupture entière », et on peut comprendre qu’il préfère que les femmes ne résistent pas trop à leurs galants. S’il l’appelle « prude », c’est sans doute parce qu’il a lu sa réponse à Vertron sur « cette grande & délicate affaire qui se remue après tant de Siècles » entre les hommes et les femmes. Pour elle, les « belles Dames » ont raison « de mettre en cause ces Amans insensés, [qu’elle] regarde comme autant de faux Accusateurs, qui adorent celles qu’ils veulent faire passer pour coupables […] ». Elles ont raison d’être cruelles, insensibles et fières, de connaître « leur mérite qui les rend justes et raisonnables », bien qu’elle avoue que certains hommes, comme son correspondant, ont « de beaux sentiments pour les belles Dames ».

 

Si cette épithète de prude correspond mal aux anecdotes sur sa vie sexuelle, Louise Anastasie ne serait pas la première à changer de comportement dans son âge avancé, comme Arsinoé dans le Misanthrope. Et, bien sûr, rien ne prouve qu’elle exprime ses véritables sentiments dans cette lettre. Elle aurait voulu plaire à Vertron, qui défendait la cause des dames, et à ses amies des salons.

 

C’est dans le contexte de cette ambiguïté entre sévérité et sensualité qu’on peut essayer de comprendre la devise pour Mlle Serment faite par Magnin, qui se trouve dans La Nouvelle Pandore entre la lettre de Vertron lui demandant de juger les bouts-rimés et sa réponse ; voir plus loin. Elle est probablement contemporaine de cet échange, qu’on peut dater du début de 1685. L’âme de la devise, It longe Virtutis Odor, et les vers qui l’accompagnent louent sa vertu, mais le corps est la tubéreuse, associée à la passion et au désir. L’interprétation de ce choix est complexe, et j’y consacre une page séparée.

 

C’est aussi dans le contexte de cette ambiguïté qu’on peut essayer de saisir le sens du quatrain de Pavillon, que l’on trouve souvent cité dans les biographies de Mlle Serment :

Ta muse, ta personne, au-delà l’onde noire

Éterniseront ta mémoire :

L’amour en a fait le serment

Puisque Quinault est ton amant.

Ces vers, connus des contemporains de Quinault, parurent pour la première fois dans l’édition des Œuvres de Pavillon de 1747, sous le titre « Madrigal. À Mademoiselle Serment » ; ils sont absents de celles de 1715 et de 1720. Voir plus loin l’extrait des Carpentariana pour une meilleure idée du contexte de ces vers.

 

On sait que Pavillon aimait jouer sur le nom « Serment ». Selon le Tableau historique de l’esprit et du caractere des littérateurs françois (1785), quand Mlle Serment lui demanda de lui écrire tous les huit jours et doutait de la sincérité de sa parole, Pavillon répondit « Je vous promets, par votre nom, que je serai exact à la tenir » (t. II, p. 143). Il faut probablement prendre « amant » dans le sens de quelqu’un qui aime, et cela dans un contexte de galanterie dans les salons. Autrement, Boffrand, le neveu de Quinault qui n’autorisait pas à Boscheron de publier l’histoire romancée des amours de son oncle, lui aurait-il permis de dire que Quinault connaissait Mlle Serment en 1685 ? Et Louise Goujon, la veuve de notre librettiste, aurait-elle prêté 1.000 livres à la maîtresse de son mari moins d’un an après sa mort ?

 

Quelques dates et faits plus ou moins certains

Regardons maintenant ce que des documents contemporains – et leur absence – peuvent nous apprendre sur sa vie et ses mœurs, pour mieux comprendre ce qu’il faut penser de tout ce qu’on a pu dire de Mlle Serment. Commençons par les documents qui datent d’avant 1680, année à partir de laquelle ses écrits nous fournissent plusieurs renseignements sur sa biographie.

 

La Vie de Mlle Serment avant 1680

Le lieu et la date précis de sa naissance sont inconnus. Plusieurs sources la décrivent comme grenobloise, mais un mémoire écrit par sa mère, Gérarde Girault, nous apprend que la famille quitta Grenoble en 1639 et s’établit à Valence, après dix-huit mois à Charpey (Archives de la Drôme, E. 1697 ; Brun-Durand, p. 338). Son père fut inhumé à Valence, et Louise-Anastasie laissa dans son testament des fonds pour établir des pauvres de la ville.

 

Quant à la date de sa naissance, aucun document ne la donne. Presque toutes les sources s’accordent sur 1642, suivant probablement Lambert (1751), selon qui elle « mourut à Paris vers l’an 1692, âgée d’environ 50 ans » (p. 27). La date de 1662 donnée par Chalvet en 1794 pourrait être préférable – après tout, selon Boscheron (Vie ms., p. 77), elle est morte jeune, et au dix-septième siècle, une dame de cinquante ans n’est plus très jeune –, mais elle est « fille majeur » dans le document établissant le partage de la succession de sa mère en 1673[9].

 

Chalvet donne cette date dans son édition de la Bibliothèque du Dauphiné de Guy Allard, publiée pour la première fois en 1680. Il ajoute une notice sur Mlle Serment, qu’Allard ne mentionne pas. Omission étrange, si elle avait 38 ans et était connue pour ses vers, son savoir et son discernement. En fait, si on ne lui attribue pas la réponse à Corneille, toute son activité littéraire connue est des années 1680 ; aurait-elle attendu presque la quarantaine pour se faire connaître ?

 

Si toutes les sources biographiques louent son érudition, nous n’avons aucun document sur la jeunesse et l’éducation de celle qu’on appelait « la philosophe » dans l’Académie des Ricovrati. Il est sans doute vrai qu’elle connaissait parfaitement la langue de Virgile, mais les seuls vers latins qu’on lui attribue sont en effet de Martial :

Nectare clausa suo

Dignum tantorum pretium tulit illa laborum. (Épigrammes, IV, 32)

 

Quand alla-t-elle à Paris ? Avant 1659, si c’est bien elle qui baisa la main gauche de Corneille. Cependant, nous avons vu que Granet s’est probablement trompé en attribuant la réponse « Si vous parlez sincèrement » à Mlle Serment, et elle aurait été assez jeune, si en effet elle est née vers 1642.

 

Selon plusieurs sources du XIXe et du XXe siècles, elle serait allée à Paris après la mort de son père en 1670, avec sa mère (d’origine parisienne) et une sœur[10]. Il est possible qu’elle y soit allée plus tôt, puisque le testament de sa mère, du 3 avril 1667, mentionne une chambre rue Saint-André des Arts. Elle y est le 18 février 1673 quand elle passe une transaction avec son frère Jean Annet, les deux étant légataires particuliers de leur mère, sans doute décédée peu de temps auparavant ; le partage de la succession de Gérarde Girault eut lieu le 10 mai suivant[11], et les médecins n’avaient pas encore été payés. Et il n’est peut-être pas inutile de signaler que, dans le dialogue de N. Chorier, c’est la mère d’Octavia qui lui envoie le jeune garçon qu’elle doit initier aux plaisirs de l’amour.

 

La sœur qui l’aurait accompagnée à Paris serait Gabrielle-Angélique, qui est décrite dans son testament de 1684 comme « native de Paris, demeurant à Valence ». Elle est à Valence au moment d’un acte de tutelle de son frère Jean-Baptiste en 1676[12]. Si elle est née à Paris, c’est sans doute la fille mentionnée dans le contrat de mariage de ses parents de 1639[13], née après leur mariage en 1633.

 

À Paris, elle aurait fréquenté des salons, comme celui de Mlle de Scudéry[14], où elle aurait pu se familiariser avec les idées courantes et avec le style galant. On ne peut pas sous-estimer l’importance de la conversation dans ces salons, l’occasion de briller et de faire la connaissance d’écrivains connus, dont Quinault.

 

Le 16 mars 1676 Louise Anastasie signe, à Paris, parmi les curateurs et témoins d’un acte de tutelle pour son frère Jean-Baptiste, âgé de 16 ans[15]. Ses sœurs Anne Marie, Gabrielle Angélique et Laurence avaient signé une procuration à Valence.

 

Quand aura-t-elle rencontré Quinault ? Nous avons vu que les Menagiana de 1693 suggère 1674, mais que l’édition de 1694 ne mentionne pas Mlle Serment. Cette correction correspond à ce dit Boscheron,  citant Boffrand, le neveu de Quinault, qui prétend que son oncle ne l’aurait fréquentée qu’en 1685.

 

Un extrait des Carpentariana manuscrit (BnF ms n.a.f. 1963) décrit une rencontre qui aurait pu avoir lieu plus tôt ; le participant le plus jeune, Mlle Deshoulières, étant née en 1659, elle aurait pu « jaser » avec ses confrères plus âgés à partir d’environ 1675-1680 : « Nous jasions hier moi et Benserade avec Mademoiselle des Houlieres, pendant que M. Pavillon et M. Quinault entretenoient de leur côté l’agréable Mademoiselle Serment » (f. 22v). Charpentier ajoute ensuite le quatrain sur Quinault amant de Mlle Serment, précédé de cette phrase : « M. Pavillon pour applaudir à l’estime de deux amis ou plustôt à l’amour de deux personnes qu’il honnorait de son amitié recita ce quatrain qui lui vint sur le champ en pensée, sur la gracieuse Mademoiselle Serment ». Doit-on conclure que « Quinault est son amant » veut dire « Quinault l’estime beaucoup » ?

 

Mlle Serment dans la dernière décennie de sa vie

La Nouvelle Pandore de Vertron, publié en 1698, contient plusieurs vers de Mlle Serment qu’il est possible de dater, aussi bien que des échanges de correspondance. Le recueil commence par six discours de Vertron sur l’excellence des femmes :

1.     Du mérite des dames.

2.     Du mérite des hommes.

3.     De l’égalité des sexes.

4.     Contre l’égalité des sexes.

5.     Contre les hommes.

6.     De l’excellence du beau sexe[16].

Les discours sont suivis de plusieurs échanges de lettres sur le même sujet, dont une avec Mlle Serment dont il a été question ci-dessus. Plusieurs pages plus loin, on trouve des compliments à la Dauphine, écrits sans doute au moment de son mariage le 7 mars 1680. Comme le recueil suit un ordre plus ou moins chronologique, et que le Mercure galant de janvier 1681 parle de ses discours faits dans l’Académie d’Arles, qu’il « doit bien-tôt donner au Public », on peut émettre l’hypothèse que Vertron fit ses discours en 1680, et que la lettre à Mlle Serment et sa réponse sont des mois suivants. Cette lettre serait donc la première œuvre connue de Louise Anastasie, si on exclut l’échange avec Corneille en 1659.

 

Après les compliments à la Dauphine, il y a plusieurs textes sur sa grossesse et sur la naissance du duc de Bourgogne, dont un sonnet de Mlle Serment. Il date sans doute des premiers mois de 1682, le duc de Bourgogne, fils du Grand Dauphin et petit-fils de Louis XIV, étant né le 6 août 1682.

 

Un autre texte de Mlle Serment, son « Dialogue Entre Monseigneur duc de Bourgogne, & celui qui lui présente une jeune Amazone dans son Char » suit immédiatement des poèmes sur la grossesse et sur la naissance du duc. Si on prend sérieusement une conversation avec un enfant qui pense reconnaître Pallas et Diane, elle ne pourrait avoir lieu avant, disons, au moins 1685. En revanche, il pourrait s’agir d’un dialogue imaginaire écrit vers 1681-1682. Dans la lettre de Vertron qui suit le dialogue, il espère qu’elle reviendra bientôt d’un séjour à la Cour, qu’il est difficile de dater.

 

Vertron demanda à Mlle de Scudéry, à Mme Deshoulières et à Mlle Serment de servir de juges pour des bouts-rimés louant le duc de Saint-Aignan, le mécène de Vertron. Celui-ci les envoya, avec une « devise du prix », au duc, qui répondit le 11 mai 1685. Mlle Serment s’était excusée, prétextant « l’accablement de corps & d’esprit où je suis pour la perte de ma sœur », mais son nom figure dans une lettre dans La Nouvelle Pandore de l’Académie des Anonymes du Havre aux trois juges (Mme Dourlens remplaça Mlle de Scudéry). Sa sœur serait Gabrielle Serment, morte le 14 septembre 1684, qui avait accompagné Louise Anastasie à Paris. Notons que c’était pendant les premiers mois de 1685 que Quinault travaillait sur le livret d’Armide, peut-être en consultant Mlle Serment.

 

Nous connaissons une dernière lettre adressée à Mlle Serment, celle de Maucroix du 10 septembre 1686, citée plus haut à propos de la vertu de sa correspondante. Selon Louis Paris, le Chanoine de Reims serait aussi l’auteur des stances « Cloris, je vous le dis toujours », adressées à Mlle Serment[17], mais cette attribution n’est pas certaine, puisque les mêmes vers figurent dans au moins deux anthologies du dix-huitième siècle, anonymes et sans mention de Mlle Serment[18]. Et faut-il voir cette dernière dans le Cloris du premier vers ? Le même nom figure dans plusieurs poèmes dans ces Œuvres diverses, associé au moins une fois à « Mademoiselle G. ».

 

L. Paris date ces stances de mai 1685, mais pour Marty-Laveaux dans son édition des Poésies diverses de Corneille (1862), elles remontent à 1659, quand Mlle Serment aurait baisé la main du grand poète dramatique : Maucroix « essayait de se faire agréer par elle, et de la détourner de l’attachement qu’elle avait pour Corneille » (appendice, p. 361). Si ces stances sont bien de 1685, la bergère Cloris serait le contraire de Mlle Serment, « muse austère », et il n’est pas clair pourquoi cette dernière serait la destinataire de ces vers ; Maucroix la taquine-t-il, en prétendant faire la cour à une autre femme ? De toute façon, Quinault n’est évidemment pas le « faiseur de pièces tragiques […] en querelle / Avec les Grâces et les Ris ».

 

Il n’y a aucune trace de Mlle Serment (à part le fait que, le 22 novembre 1687, elle n’a pas pu être présente au baptême de son filleul Louis Honoré, fils de son frère Jean Annet[19]) entre cette lettre de septembre 1686 et un acte du 1er octobre 1689 (Archives de la Drôme, E. 1694) par lequel Louise Goujon, la veuve de Quinault, prête mille livres à Mlle Serment pour acheter 400 livres d’augmentation de gages sur les parties casuelles. Étant à la campagne jusqu’au mois de décembre, Mlle Serment est représentée par Pierre Gourdan, avocat au Parlement[20] ; elle ratifie l’obligation le 2 janvier 1690, dans sa demeure rue Saint-Louis sur l’Isle Notre-Dame (Île de la Cité). Elle est donc voisine des Quinault ; la famille habitait la même rue jusqu’à la mort du librettiste, mais Louise Goujon habite rue Guillaume (actuelle rue Budé) depuis au moins janvier 1689, la maison rue Saint-Louis étant occupée par sa fille Marie et son mari Pierre Gaillard.

 

Mlle Serment n’était donc pas trop malade au début de 1690, et on ne sait pas quand elle commença à souffrir de la maladie qui lui fit écrire que « Ne point souffrir est le plus grand des biens » et souhaiter faire « ce dernier pas ». Elle est décrite dans son testament du 13 avril 1691 comme « estant au lit indisposée de son corps en une grande chambre au second estage saine toutes fois d’esprit et mémoire » (Archives de la Drôme, E. 1693). Elle fit ce testament à Paris, dans une maison appartenant au collège des Écossais, paroisse de Saint-Étienne-du-Mont, mais elle légua des fonds pour les garçons et filles pauvres de la ville et des faubourgs de Valence. Par un codicille du 7 décembre 1691, elle demanda à être enterrée à l’église Saint-André-des-Arts, « à côté de sa mère et de sa sœur ».

 

Le collège des Écossais était au numéro 65 de l’actuelle rue du Cardinal Lemoine, et la fille aînée de Quinault, Marie, habitait au numéro 49, avec son mari Charles Lebrun. Mlle Serment s’y serait-elle installée quand elle était malade, pour être près de la fille de son ami ?

 

Elle est morte le 17 décembre de la même année, non pas en 1692, comme le disent de nombreux historiens. Son poème « Bientôt la lumière des cieux » parut dans le Mercure en janvier 1692, sous le titre « Vers faits pour une Dame deux jours avant sa mort ». Un mémoire de ce qu’on a trouvé dans sa chambre au moment de son décès, dressé par son frère Jean-Annet au moment de la « vente des meubles de ma sœur Louise Anastasie », est daté du 26 mars 1692. Dans l’inventaire de ses biens (févreier 1692), il est question de « tous les meubles titres papiers et enseignements delaissés par le deceds de ladite Demoiselle », et un peu plus loin on lit que « ladite Demoiselle est deceddée le [blanc] dudit mois de Decembre dernier ».

 

Esquisse biographique

Résumons ce qu’on peut dire de sa vie avec quelque certitude, en tenant compte des sources souvent contradictoires. Née à Valence vers 1642, elle grandit dans cette ville et reçoit une éducation soignée. Selon certains de ses contemporains, ses amours – hétérosexuelles et homosexuelles – ont défrayé la chronique dauphinoise, et elle a peut-être fait un séjour à Naples. Elle est à Paris, avec sa mère et sa sœur Gabrielle, après la mort de son père en 1670, ou quelques années plus tôt. Elle fréquente les salons et commence à se faire une réputation de bel esprit. Aux années 1680, elle publie des vers, fait au moins un séjour à la cour et défend les droits des femmes.

 

Dans les derniers mois de 1689 elle fait un séjour à la campagne, avant de revenir à sa demeure parisienne, Île Saint-Louis ; si elle y demeure depuis au moins novembre 1688, elle est voisine de Quinault, qu’elle connaît depuis au moins 1685. Elle tombe gravement malade peu de temps après, et quand elle fait son testament en avril 1691, elle est obligée de garder le lit de son appartement dans une maison appartenant au collège des Ecossois (actuelle rue du Cardinal Lemoine). Elle meurt le 17 décembre 1691, souhaitant que la mort la délivre de ses souffrances. Elle est enterrée dans le cimetière de l’église Saint-André-des-Arts, aux côtés de sa mère et de sa sœur.


NOTES

[1] Archives de la Drôme, E. 1692 ; voir aussi Lacroix, Inventaire sommaire des Archives départementales antérieures à 1790, p. 247-248.

[2] Portrait d’Étienne-Jahandier Desrochers (1668-1741), BnF, Inventaire du fonds français, graveurs du XVIIIe siècle, t. VII, n. 545. Selon La Nouvelle Pandore (t. II, page non numérotée à la fin, dans un « Catalogue des Dames Illustres mortes »), ces vers sont de l’abbé Genest.

[3] 2e. éd., 1700, t. I, p. 153.

[4] Selon Attilio Maggiolo, I Soci dell’Accademia Patavina dalla sua Fondazione, 1599, Padova, Accademia Patavina di Scienze, Lettere ed Arti, 1983, p. 307, le nom de Mlle Serment ne figure pas dans les registres de l’Académie ; selon lui, il s’agit probablement d’une négligence de la part du segretario. Son nom fut vraisemblement proposé par Vertron dans les années 1680.

[5] Pierre Corneille, Œuvres diverses, éd. François Granet, Paris, Gissey et Bordelet, 1738.

[6] Histoire de l’Académie française, par Pellisson et d’Olivet, édit. Ch. Livet, t. II, p. 372. Et Lettres de M. l’Abbé d’Olivet de l’Académie Françoise à M. le Président Bouhier de la même académie, dans Recueil d’Opuscules Littéraires […], Amsterdam, van Harrevelt, 1757, p. 93-216. Genest naquit en 1639 et passa quelques années en Angleterre avant d’entrer au service du duc de Nevers avant 1672. On ne sait pas quand il quitta Paris, mais pour Desnoiresterres, « il n’avait guère que dix-sept ou dix-huit ans » (Les Cours galantes, p. 138).

[7] Paris, Pancoucke, 1786, t. II, p. 694.

[8] T. IV, p. 160-244 ; avertissement, p. lxvi-lxix.

[9] Archives Nationales Y3971C, vue 130. https://en.geneanet.org/archival-registers/view/905/139. Elle signe parmi les curateurs et témoins d’un acte de tutelle pour son frère Jean-Baptiste 17 mars 1676, Archives Nationales Y3971B, vues 371-372, 373-374. https://www.geneanet.org/archives/registres/view/?idcollection=904&page=371

[10] Desnoiresterres, p. 135-136 ; Brun-Durand, p. 338.

[11] Paris, Archives Nationales, Y3971C, vues 130-138. https://en.geneanet.org/archival-registers/view/905/130?.

[12] Testament, 30 juillet 1684, Archives de la Drôme, E. 1692. Acte de tutelle, 17 mars 1676, Paris, Archives Nationales, Y3971B, vues 137-140.

[13] Archives de la Drôme, E. 1686

[14] Titon du Tillet, 1732, p. 326.

[15] Voir la note plus haut.

[16] Selon la Préface, Vertron composa ces discours « il y a quelques années, qui étoient mes belles années, […] à la cour ». Il présenta le premier en manuscrit à la Dauphine, « sous les auspices favorables » du duc de Saint-Aignan. Il conçut ensuite un « petit ouvrage » La Minerve Dauphine, mais y ajouta des lettres et des vers après la mort de la princesse en 1690, sous le nouveau titre. Comme la Dauphine épousa le fils de Louis XIV en 1680 et mourut en 1690, on peut dater la conception de La Nouvelle Pandore des années 1680.

[17] Voir son édition des Œuvres diverses de Maucroix, Reims, 1854, p. 196.

[18] Contes et Nouvelles et Poésies diverses du Sieur Vergier et de quelques auteurs anonymes, Nouvelle éd., t. II, Rouan [sic], Besoigne, 1743, p. 310. Gayot de Pitival, Saillies d’esprit, ou choix curieux de traits utiles, Nouvelle éd., t. I, Paris, Briasson, 1740, p. 417.

[19] Archives de la Drôme, E. 1692. https://en.geneanet.org/registres/view/20545/1.

[20] C’est Gourdan qui demandera l’inventaire des biens de Mlle Serment en février 1692.

Deux autres pages sur Quinault et Mlle Serment :

Documents

Hypothèses

Retour à la page principale sur Mlle Serment