Journal de Paris 1809

Cet article, signé "V.", qui parut dans le numéro du 29 octobre 1809 (numéro 302), p. 2197-2198, contient une formule frappante :

[…]

On ne chante plus Lulli, on lit toujours Quinault. Le poète à tué le musicien [...]. (p. 2198)


Voici le texte complet du passage concernant Quinault.

Les vers "Ô dur Boileau ..." sont tirés de l'Épître sur la calomnie de Voltaire; ils figurent seulement dans l'édition de 1742 de ses Oeuvres.

Cependant le portrait d’un aïeul qui illustra sa famille, ou le portrait même de celui qui ne sut que la rendre heureuse, mérite de la considération, & le portrait que je regarde en ce moment la méritoit de l’une & de l’autre manière. Il n’étoit ni guerrier, ni magistrat ; ce n’étoit qu’un poëte, mais un poëte du premier ordre dans le genre où il se distingua, & il eut des succés dans d’autres. Il fut de l’Académie française, & honoré du cordon de S.-Michel, & quoique poëte, il mourut jeune & riche. Il a fait quatorze opéra, huit tragédies, sept comédies, un poëme sur la religion ; deux de ses tragédies sont restées au théâtre ; une de ses comédies y est regardée comme une des meilleures de son temps ; mais un éloge qui le distingue particulièrement des auteurs de cette époque, et plus encore de ceux de la nôtre, c’est qu’on lit toujours ses opéra avec plaisir. Voltaire en a cité plusieurs fragmens avec éloge ; Laharpe en parle de même. Ce sont eux qui vont le nommer ; ils le peuvent, ils n’ont pas vu son portrait dans la boue. Voltaire a dit :

O dur Boileau, dont la muse sévère

Au doux Quinault envia l'art de plaire,

Qu'arrive-t-il, lorsque ses vers charmans

Par Jeliotte embellis sur la Scène,

De leur douceur enivrent tous nos sens ?

Chacun maudit ta satire inhumaine.

N'entends-tu pas nos applaudissements

Venger Quinault quatre fois par semaine.

Boileau avait dit, en parlant des vers de Quinault :

Ces lieux communs de morale lubrique

Que Lulli rechauffa des sons de sa musique.

Laharpe les retourne ainsi contre Lulli :

Aux dépens du poëte, on n’entend plus vanter

Ces accords languissans, cette foible harmonie

Que rechauffa Quinault du feu de son génie.

    On ne chante plus Lulli, on lit toujours Quinault. Le poète à tué le musicien ; les musiciens prennnent aujourd’hui leur revanche. Que diroit Boileau aujourd’hui de la morale lubrique de la plupart de nos opéra ? & sans Guillard, que seroit l’opéra français, dont Quinault fut un des fondateurs ? Bon Guillard, prends garde à ton portrait.

    Il est dans la boue le portrait de celui dont Laharpe a dit : « et comme Virgile nous fait reconnaître Vénus à l’odeur d’ambroisie qui s’exhale de la chevelure et des vêtements de la déesse ; de même, quand nous venons de lire Quinault, il nous semble que l’Amour et les Grâces viennent de passer près de nous. »

    Tous les opéra de Quinault sont remplis de vers qui rappellent cet éloge. Il y en a beaucoup d’un genre plus élevé & qui prouvent que, pour réussir à l’opéra, il ne suffit pas d’y faire des chansons ; ceux-ci, par exemple, de l’opéra de Proserpine :

Ces superbes géants armés contre les dieux,

Ne nous donnent plus d’épouvante.

Ils sont ensevelis sous la masse pesante

Des monts qu’ils entassaient pour attaquer les cieux.

Nous avons vu tomber leur chef audacieux

Sous une montagne brûlante.

Jupiter l’a contraint de vomir à nos yeux

Les restes enflammés de sa rage mourante.

Jupiter est victorieux,

Et tout cède à l’effort de sa main foudroyante.

Mais Quinault n’est plus. Il faut dire au parterre même de l’Opéra, ce que Boileau à table dit un jour à Lulli, en lui appuyant le verre sur la gorge : Renonce à Quinault ou tu es mort. Non seulement il faut qu’il y renonce, mais encore qu’il l’oublie. Et de quoi se plaindroit-il ? N’a-t-il pas pour se consoler une foule de poëtes dont les portraits au moins ne m’inquiètent plus, depuis que j’ai vu celui de Quinault où il est aujourd’hui ? Les hommes de ce talent sont rares ; leur famille s’éteint, et leurs portraits se perdent ; mais celle de ces messieurs s’accroît tous les jours, et leurs portraits seront longtemps conservés comme des portraits de famille.