Ménage

    Le Menagiana est une des premières sources d’anecdotes sur la vie de Quinault. Publiées pour la première fois en 1693 (Paris, Delaulne), un an après la mort de Gilles Ménage (1613-1692) et cinq ans après celle de Quinault, on les présente comme « recueillies de la bouche de feu M. Ménage » ou de quelques autres (surtout le prince de Guimené et M. Bautru), que Ménage racontaient à ses amis. Ce sont « les bons mots, les pensées judicieuses & morales, & les observations curieuses » du fameux savant, qui recevaient ses amis chaque mercredi. On aimerait croire que ces anecdotes, racontées par des gens sérieux qui auraient pu connaître Quinault, contiennent au moins un peu de vérité. Elles ont été répétées par de nombreux commentateurs et biographes.

   C’est l’orientaliste Antoine Galland qui se chargea de recueillir le Menagiana en 1693 et qui fit l’Avertissement. Une édition hollandaise parut la même année. Il y eut au moins deux éditions françaises chez Delaulne l’année suivante, l’une en un volume et l’autre en deux, aussi bien qu’une édition hollandaise (dont certains exemplaires avec Paris, Delaulne sur la page de titre). Une édition largement augmentée parut en 1715, en quatre volumes ; elle fut rééditée en 1729.

I. Naissance et réputation de Quinault ; la relecture de ses livrets

L'Atys de M. Quinaut n'est pas une de ses plus méchantes pieces. M. P… dit que son Alceste ne vaut rien du tout, & qu'il n'y a suivy ny l'art de la poësie ny celuy du bon sens. M. de Furetiere se seroit pu dispenser de dire beaucoup de choses contre luy. Depuis que Plaute a été le valet d'un Boulanger comme on le sait, ce n'est plus un grand deshonneur ny une tache essentielle à un Poëte d'en être descendu. Les Poëtes ne tirent leur extraction que de la beauté de leurs ouvrages, & c'est là qu'il faut aller chercher leur Noblesse. C'est là l'endroit le plus sensible à un Poëte qui se croit adopté par les plus nobles familles du Parnasse par le titre seul de ses ouvrages. II n'y a que ses descendans qui ont la sottise de négliger cette derniere origine, & de ne se piquer que de l'autre, en quoy leurs peres n'ont jamais étably leur honneur. En un mot il en est des Poëtes comme des femmes. J'en ay connu une qui avoit mieux aimé être appelée galante que laide. Et elle me le dït à moy-même, lorsque je luy demandois ce que les femmes aimoient davantage, de leur beauté ou de leur réputation. Ainsi, du Poëte : il passera pour tout ce que vous voudrez, pourvu que ce ne soit point pour méchant Poëte. Quinaut n'est passable qu'en second. Aussi, dit-on, que ce qu'il y a de supportable dans ses Opera, il le tient des conversations fréquentes qu'il avoit avec une très-habile Demoiselle. C'étoit Mademois. Serment de qui j'ay ouy faire de grands éloges à Monsieur… . M. Quinaut la consultoit en tout, & n'a rien publié depuis l'Alceste qu'elle n'en fust contente. C'est, je croy, ce qui a fait dire, que si le feseur d'Opéra a acquis quelque gloire, elle luy est commune avec d'autres gens. Dans le temps que Quinaut se loua pour fournir à Lully un Opera tous les ans, on fit ces vers, dont je me souviens encore :

Qu'un honnête homme une fois en sa vie

Fasse un Sonnet, une Ode, une Elégie,

Je le croy bien :

Mais que l'on ait la tête bien rassise

Quand on en fait métier & marchandise,

Je n’en croy rien.

Que force gens passent pour bien écrire,

Et qu’en public brille tout leur bien dire,

Je le croy bien :

Mais qu’au travail d’autrui bien souvent ils ne doivent

La gloire et le profit qu’ils reçoivent,

Je n’en croy rien.§

Menagiana, Paris, Delaulne, 1693, p. 432-435

Selon la liste des noms des personnes qui ont contribué à cet ouvrage,

à la fin de l'Avertissement, le § indique M. de Valois.


   Mlle Serment disparaît de l'édition de 1694, remplacée par "Messieurs B... et Perrault", par ordre de Colbert. Selon Boscheron, Quinault ne connut Mlle Serment que vers 1685, au moment de la composition d'Armide (Vie imprimée, 1715, p. 37 ; Vie manuscrite, p. 77, où cette information est attribuée à Boffrand).

   Selon le Magasin encyclopédique, ou Journal des Sciences, des Lettres et des Arts, rédigé par A.-L. Millin (Paris, Delance, 1805, tome IV), des notes manuscrites dans un exemplaire de l'édition de 1693, qui sont peut-être de Régnier-Desmarais, donne un rôle beaucoup moins important à Mlle Serment : « Cela n'est nullement vrai ; il est bien au-delà du passable ; il est excellent dans son genre, et ce n'étoit point mademoiselle Serment que Quinault consultoit. Il alloit à de meilleures sources. Il pouvoit peut-être lui faire voir ce qu'il faisoit ; mais c'étoit après l'avoir fait voir à d'autres où alloit Quinault); et au reste il avoit lui-même beaucoup de goût pour ces sortes de choses-là » (p. 380-381). À la page 375, Millin dit que les vers « Je n'en croy rien » sont de Régnier-Desmarais et qu'une note précise que « Ces vers n'ont jamais été faits à cette occasion (de Quinault qui loua sa muse à Lully), c'est une imitation de Gongora, poëte espagnol, et ils sont mal rapportés ici  ».

   Les « meilleures sources » sont probablement les membres de la Petite-Académie.


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Monsieur de Furetiere se seroit pu dispenser de dire beaucoup de choses contre M. Quinaut. Depuis que Plaute a été le valet d'un Boulanger , comme on le sait, ce n'est plus un grand deshonneur ni une tache essentielle à un Poète d'en être descendu. Les Poètes ne tirent leur extraction que de la beauté de leurs Ouvrages, c'est là qu'il faut aller chercher leur noblesse. C'est là l’endroit le plus sensible à un Poëte qui se croit adopté par les plus nobles familles du Parnasse par le titre seul de ses Ouvrages. II n'y a que ses descendans qui ont la sottise de négliger cette dernière origine, & de ne se piquer que de l'autre, en quoi leurs péres n'ont jamais établi leur honneur. En un mot il en est des Poëtes comme des femmes. J'en ay connu une qui avoit mieux aimé être appellée galante que laide. Et elle me le dit à moi-même, lorsque je lui demandois ce que les femmes aimoient davantage, de leur beauté ou de leur réputation. Ainsi, du Poëte : il passera pour tout ce que vous voudrez, pourvu que ce ne soit point pour méchant Poëte. M.Quinaut n'a rien publié depuis l'Alceste qu'il n'ait consulté Messieurs B... & Perrault qui avoient soin de revoir ses Ouvrages par ordre de M. Colbert. C'est, je croi, ce qui a fait dire, que si le faiseur* d'Opera a acquis quelque gloire, elle lui est commune avec d'autres gens. Dans le tems que M. Quinaut se loua pour fournir à Lully un Opera tous les ans, on fit ces vers, dont je me souviens encore :

Qu'un honnête homme une fois en sa vie

Fasse un Sonnet, une Ode, une Elégie,

Je le croy bien:

Mais que l'on ait la tête bien rassise

Quand on en fait métier & marchandise,

Je n’en croy rien.

Que force gens passent pour bien écrire,

Et qu’en public ils brillentde bien dire,

Je le croy bien :

Mais qu’au travail d’autrui bien souvent ils ne doivent

Toute la gloire qu’ils reçoivent,

Je n’en croy rien.

NOTE, P. 339 :

* Cependant on a si bien reconnu dans la suite le mérite de M. Quinaut que M. Francine en 1693. aïant entrepris d'embélir la Salle de l'Opera, il fit placer au dessus de l'Orchestre deux Médaillons, dont l'un représentoit la tête de M. de Lulli, avec cette Inscription : J. B. de Lulli; & l'autre, la tête de M. Quinaut, avec cette Inscription : Phil .Quinaut. Madame Q. a depuis fait ôter le nom de ce dernier & le médaillon est resté.

Menagiana, Paris, Delaulne, 1694, p. 338-340

Amsterdam, George Gallet, 1694, p. 363-365

Le même texte est repris dans l'édition de 1715, t. II, p. 229-231.

II. Quinault et Chérile

Horace fait mention du Poëte Chérile de qui l’on n’a que ce Vers Grec :

[texte grec]

Une goute d’eau continuelle creuse la pierre : d’où l’on a fait :

Gutta cavat lapidem non vi, sed sape [sic pour saepe] cadendo.

que Monsieur Quinaut a traduit ainsi dans son Opéra d’Atys :

L’Onde se fait une route

En s’efforçant d’en chercher :

L’eau qui tombe goute à goute

Perce le plus dur rocher.

Menagiana, Paris, Delaulne, 1693, p. 229

On trouve le même texte dans les éditions de 1694 (Paris, Delaulne, p. 193-194) et de 1715 (Paris, Delaulne, t. II, p. 14),

mais il manque « d’où l’on a fait : ». En 1715, traduit est remplacé par exprimé.

III. Quinault valet de Tristan

M. Q… étoit valet de M. Tristan. M. de Montausier dit qu’en mourant il lui avoit laissé son esprit de Poëte : qu’il auroit bien voulu luy laisser son manteau ; mais qu’il n’en avoit point : sur quoi M. de Montmor fit cette Epigramme que M. Furetiere a rapportée :

Elie ainsi qu'il est écrit

De son manteau joint à son double esprit

Récompensa son serviteur fidèle.

Tristan eût suivi ce modèle ;

Mais Tristan qu'on mit au Tombeau

Plus pauvre que n'est un Prophete.

Menagiana, Paris, Delaulne, 1694,  p. 135

Amsterdam, George Gallet, 1694, p. 146


On trouve une version plus courte dans l’édition de 1693 (Paris, Delaulne) :

« Q… étoit valet de Tristan l’Hermite. M. de Montausier dit qu’en mourant il lui avoit laissé son droit de poësie : qu’il auroit bien voulu luy laisser son manteau ; mais qu’il n’en avoit point ».


IV. Quinault et Le Tasse

[…] A propos du Tasse, je ne puis plus condamner avec le P. Bouhours le vers que dit Armide à Renaud, lorsqu’il est sur le point de partir :

Saro qual piu vorrai, scudiero o scudo.b

L’affectation seroit blâmable dans un François qui diroit : Je serai vôtre écuyer ou vôtre écu. Mais elle me paroît pardonnable dans un Poëte Italien. M. Quinautc a fort bien rendu ce vers dans son Armide :

J’irai dans les combats, j’irai m’offrir aux coups

Qui seront destinez pour vous.

NOTES

b XVII. Delle Gierus. 49

c Sc. 4. Act. 5.

Menagiana, Paris, Delaulne, 1715, t. III, p. 10

Ce passage se trouverait déjà dans l'édition de 1694 en deux volumes ; je n'ai pas encore pu la consulter.


V. Début de la carrière de Quinault, son mariage, le madrigal

M. Quinaut est parmi nous l’auteur d’une nouvelle espece de Poëme, je veux dire des Opera, où je doute que jamais l'on puisse réüssir mieux que lui. Je l'ai vû Clerc d'un Avocat au Conseil. Lorsqu'il fit ses premieres Piéces, elles étoient si goûtées & si fort applaudies, que l'on entendoit le Brouhaha à deux ruës de l'Hôtel de Bourgogne. Un Marchand qui aimoit la Comédíe, conçut tant d'estime pour lui, qu'il l'obligea de prendre un appartement chez lui. Ce Marchand quelque tems après vint à mourir. M. Quinaut fit les affaires de la famille & épousa ensuite la Veuve de son bon ami, de laquelle il a eu plus de quarante mille écus de bien. II étoit fort bien payé de ses Opéra, & comme il étoit naturellement assez ménager, il est mort riche de cent mille écus. Ce ne fut point du tout par besoin, mais plûtôt pour se divertir, qu'il fit l’Opera difficile, qu'il addresse au Roi.

Ce n'est pas l'Opera que je fais pour le Roi

Qui m'empêche d'être tranquile,

Tout ce qu'on fait pour lui, paroît toujours facile.

La grande peine où je me voi,

C'est d'avoir cinq filles chez moi,

Dont la moins âgée est nubile.

Je dois les établir, & voudrois le pouvoir ;

Mais à suivre Apollon on ne s’enrichit guere.

C'est avec peu de bien un terrible devoir,

De se sentir pressé d'être cinq fois beaupere.

Quoi cinq actes devant Notaire,

Pour cinq filles qu'il faut pourvoir ?

O Ciel ! peut-on jamais avoir

Opéra plus fâcheux à faire ?

Menagiana, Paris, Delaulne, 1715, t. III, p. 262-264