La Borde - Marmontel

Selon La Borde, dans son Essai sur la musique ancienne et moderne, t. IV, p. 336-346, Marmontel lui a confié "une dissertation sur les ouvrages" de Quinault, avec la permission d'en faire usage. À ma connaisance, cette dissertation n'a pas été imprimée.


   Quinault, en créant l'Opéra Français, a conçu la plus belle idée que le génie poétique ait produite, depuis l'invention de l'épopée & de la. tragédie ; & cette idée, il l'a remplie avec une supériorité de talent dont on n’a jamais approché depuis.

   Son dessein a été de former un spectacle de tous les prodiges des arts ; de réunir sur la même scène tout ce qui peut intéresser l'ame, l'imagination & les sens, & ce théâtre de l’illusion que M. de Voltaire a si bien décrit.

Où les beaux vers, la Danse, la Musique,

L'art de tromper les yeux par les couleurs,

L'art le plus heureux de séduire les cœurs,

De cent plaisirs sont un plaisir unique.

    Il fallait pour cela d'abord un genre de tragédie assez touchant pour émouvoir, mais non pas assez austere pour se refuser aux prestiges des arts qui devaient l’embellir.

    La tragédie historique, dans sa simplicité majestueuse & sombre, ne pouvait être, avec vraisemblance, ni chantée, ni mêlée de Fêtes & de danses, ni susceptible de cette variété, de cette magnificence de spectacle & de décoration, où l'art du Peintre & celui du Machiniste devaient produire leurs enchantemens.

   En Italie, où la tragédie n’a point de théâtre qui lui soit propre, un peuple passionné pour la musique a pu s'accorder à entendre Régulus, Théimistocle, Alexandre, Caron lui-même, parler sur la scène en chantant; mais un peuple, dont le goût devait être bien plus sévere & plus délicat sur les vraisemblances, parcequ'il avait pour école & pour objet de comparaison le théâtre des Corneille & des Racine, aurait difficilement consenti à substituer dans la tragédie la déclamation de Lully à celle de Baron. Le chant, comme on l'a déja dit, est un accent Fabuleux ou magique; & sur un théâtre où tout est prodige, « il paraît tout simple que la façon de s'exprimer ait son charme comme tout le reste. On est dans un monde nouveau: c'est la nature dans l'enchantement, & visiblement animée par une foule d'intelligences, dont les volontés sont ses loix. La musique y fait le charme du merveilleux : le merveilleux y fait la vraisemblance de la musique ; mais dans un spectacle où tout se passe comme dans la nature & selon la vérité de l'histoire, par quoi serions-nous préparés à entendre Auguste, Cornelie, Agrippine ou Brutus parler en chantant? »

    Mais quand la tragédie, dénuée de merveilleux, aurait pu passer sur le théâtre lyrique, elle n'y aurait eu ni la magnificence, ni la variété que l'inventeur de l'Opéra voulait donner à son spectacle ; & en perdant l'avantage précieux de la vérité la plus touchante & la plus énergique dans la déclamation théâtrale, elle n'eût presque rien acquis du côté de l'illusion.

    La tragédie, dans son austérité, est naturellement triste & sombre : les deux sentimens qu'elle excite, sont la terreur & la pitié. Le progrès de l'action consiste à rendre ces deux intérêts plus forts &c plus pressans, de scène en scène & d'acte en acte ; les momens de relâche que peuvent occuper l'espérance, la joie, les passions heureuses y sont rares & fugitifs : il n'y a presque jamais de calme, & par conséquent il y a peu d'espace pour les fêtes, &: peu de moyens d'y varier les caracteres de la musique, de les opposer l'un d l'autre, & de tirer de leur contraste cet éclat & ce nouveau charme qu'ils se prêtent mutuellement.

   Quinault vit donc bien qu'il devait préférer la tragédie fabuleuse à la tragédie historique ; & de cette idée simple & féconde a résulté un spectacle, dans lequel tout est mensonge, mais dans lequel tout est d'accord.

    La fable embrasse deux systèmes, la Mythologie & la Magie ; & de ces deux sources Quinault a tout tiré ? La Mythologie lui a donné Cadmus, Alceste, Isis, Atys Persée, Proserpine, Thésée & Phaéton ; la Magie lui a donné Amadis, Armide & Roland ; & d'un côté la puissance des Dieux, de l'autre celle des Enchanteurs l'ont rendu maître de la nature entiere. De là cette multitude de prodiges dont il a rempli son théâtre avec une vraisemblance poétique qui suffit à l'illusion ; car il en est des convenances théâtrales comme de l'harmonie des couleurs dans un tableau: on peut en élever le ton aussi haut que l'on veut ; pourvu 'qu'il y règne un bel accord, l'œil croira y voir la nature. Telle est la vérité relative que l'inventeur de l'Opéra Français a su donner à son spectacle, & qui manque essentiellement à l'Opéra Italien.

    Mais à cette vérité qui résulte de l'ensemble de son système, & de la belle entente de ses compositions, devait se joindre celle des mœurs & du langage ; & il n'appartenait qu'à un homme de génie de s’élever, comme a fait Quinault, à la hauteur de ses sujets.

    La Fontaine semble avoir vécu parmi les animaux qu'il a sait parler ; Corneille parmi les Romains, du tems de Tullus & d'Auguste ; Racine à la cour de Néron ou dans le Temple de Jérusalem ; Quinault, parmi les Enchanteurs & les Dieux mêmes qu'il a mis sur la scène. Or cette façon de se pénétrer des caracteres que l'on doit rendre, & de se transformer soi-même, est éminemment le génie poétique ; & Quinault, dans le genre le plus inaccessible aux études & à l'imitation du Poëte, l'a possédé au plus haut degré.

    Qu'on se rappelle le langage d’Arcabone, de Médée & d'Armide, celui de la Gorgone dans l'opéra de Persée, celui de Cérès & de Pluton dans l'opéra de Proserpine, celui du Soleil dans Phaéton ; & qu'on juge si ce sont là, comme l'a dit Boileau, des lieux communs de morale lubrique.

    Les Dieux de Quinault parlent d’amour, mais de quel ton ?

Jupiter à la Nymphe Yo.

La foudre est dans mes mains, les Dieux me font la cour,

Je tiens tout l'Univers sous mon obéissance ;

Mais si je prétends en ce jour

Engager votre cœur à m'aimer à son tour,

Je fonde moins mon espérance

Sur la grandeur de ma puissance,

Que sur l'excès de mon amour.

Pluton à Proserpine.

Je suis Roi des Enfers, Neptune est Roi de l’Onde :

Nous regardons avec des yeux jaloux

Jupiter plus heureux que nous :

Son sceptre est le premier des trois sceptres du monde ;

Mais si de votre cœur j'étais victorieux,

Je serais plus content d'adorer vos beaux yeux,

Au milieu des Enfers, dans une paix profonde,

Que Jupiter, le plus heureux des Dieux,

N'est content d'être Roi de la Terre & des Cieux.

   Les Magiciennes de Quinault ne conservent pas moins leur caractere, & rien de moins doucereux que ces vers.

Médée.

Mon frere & mes deux fils ont été les victimes

De mon implacable fureur,

J'ai rempli l’univers d'horreur ;

Mais le cruel amour a fait seul tous mes crimes.

Peut-être que mon cœur cherche un malheur nouveau.

Mon dépit, tu le sais, dédaigne de se plaindre ;

Il est difficile à calmer ;

S’il venait à se rallumer,

Il faudrait du sang pour l'éteindre.

Que puis-je hélas ? parlons sans feindre.

Les Enfers, quand je veux, sont contraints de s'armer,

Mais on ne force point un cœur a s'enflâmer :

Les charmes les plus forts ne sauraient l'y contraindre.

Ah ! je n'en ai que trop pour forcer à me craindre,

Et trop peu pour me faire aimer.

   Quinault, avec autant de correction dans le style, que ceux de nos Pöetes qui en ont le plus, a une facilité, une souplesse, un naturel qui lui sont propres, & une harmonie qu'on n'a point égalée, quoiqu’on ait travaillé sans cesse à l’imiter. Son langage est communément moins figuré, moins élevé que celui de Racine ; mais il a le degré de coloris & de force qui lui convient ; & j'ose dire que s'il était plus poétique, il le serait trop pour l'expression musicale, qui exige le tour le plus naturel, & qui préfere le mot sensible au mot plus fort ou plus brillant. Qui jamais, par exemple, a desiré plus de poésies dans ces plaintes d'un amant sur l'infidélité de sa maîtresse ?

Vous juriez autrefois que cette onde rebelle

Se ferait vers sa source une route nouvelle,

Plutôt qu'on ne verrait votre cœur dégagé.

Voyez couler ces flots dans cette vaste plaine ;

C'est le même penchant qui toujours les entraîne,

Leur cours ne change point, & vous avez changé.

Le mal de mes rivaux n'égale point ma peine,

La douce illusion d'une espérance vaine

Ne les fait point tomber du faîte du bonheur ;

Aucun d’eux, comme moi, n’a perdu votre cœur;

Comme eux à votre humeur sévere,

Je ne suis point accoutumé.

Quel tourment de cesser de plaire,

Lorsqu'on a fait l'essai du plaisir d’être aimé !

    On a reproché au style de Quinault la molesse & la molesse est en effet le caractere de son style. Mais sa molesse est le contraire de la dureté, & non pas de la force. Rien de plus doux à l'oreille que ces vers :

Acheve ma vengeance Atys, connais ton crime,

Et reprens ta raison, pour sentir ton malheur.

O Dieux! injustes Dieux ! n'êtes-vous mortels ?

Faut-il que pour vous seuls vous gardiez la vengeance?

Sortez, ombres, sortez de la nuit éternelle,

Voyez le jour pour le troubler.

Goûtons l'unique bien des cœurs infortunés :

Ne soyons pas seuls misérables.

   Mais je demande s'il y a rien de plus énergique dans notre langue. Je demande si Racine lui-même eut mieux peint les fureurs d'Atys, la douleur de Cérès, le désespoir d’Armide, le dépit de Méduse sur la perte de sa beauté ? Par-tout où le sujet exige des touches sortes & de grands traits, le style de Quinault s’éleve au plus haut degré de noblesse, d’énergie ou de véhémence, selon le caractere de la pensée, de l'image ou du sentiment. Quoi de plus poétique & de plus sublime que ces descriptions de la défaite des Titans, & du tremblement de l’Etna, dans Proserpine ?

[CÉRÈS]

Les superbes Géans armés contre les Dieux,

Ne nous donnent plus d'épouvante.

Ils sont ensevelis sous l'a masse pesante

Des monts qu'ils entassaient pour attaquer les cieux.

Nous avons vu tomber leur chef audacieux

Sous une montagne brûlante.

Jupiter l'a contraint de vomir à nos yeux

Les restes enflâmés de sa rage montante.

Jupiter est victorieux :

Et tout céde à l'effort de sa main foudroyante.

PLUTON.

Les efforts d'un géant qu'on croyait accablé,

Ont fait encor frémir le ciel, la terre & l'onde ;

Mon empire s'en est troublé ;

Jusqu'au centre du monde,

Mon trône en a tremblé.

    L’affreux Typhon, avec sa vaine rage,

    Trébuche enfin dans des gouffres sans fonds,

    L’éclat du jour ne s'ouvre aucun passage

    Pour pénétrer les royaumes profonds

Qui me sont échus en partage.

Le Ciel ne craindra plus que ses fiers ennemis

Se relevent jamais de leur chûte mortelle ;

Et du monde ébranlé, par leur fureur rebelle,

Les fondement» sont raffermis.

Quoi de plus simple & de plus noble que le langage d’Hercule au dénouement de l'Alceste ?

Non, non, vous ne devez pas croire

Qu'un vainqueur des tyrans soit tyran à son tour.

Sur l'enfer, sur la mort, j’emporte la victoire ;

Il ne manque plus à ma gloire

Que de triompher de l'Amour.

    Et je ne cite pas ici des morceaux choisis avec soin : toute la partie essentielle des opéra de Quinault est écrite à peu-près de même : les plus faibles de ces poëmes ont des beautés du premier ordre ; il en a répandu jusques dans ses prologues, & jamais la louange n'a pris un ton plus élevé. C'est même là ce qui lui a fait de si dangereux ennemis. Il exprimait à sa maniere l'enthousiasme que Louis XlV avait inspiré à son siecle ; & Louis XlV était flatté de se voir retracer sa gloire dans de magnifiques tableaux. Ce succès du Poëte fit apparemment quelqu’ombrage à d'autres Poëtes courtisans ; & de là cette haine injuste & ce mépris plus injuste encore que les arbitres de l'opinion littéraire firent éclater contre lui. Comme le talent de Quinault n'était pas le leur, ils le déprimerent sans cesse. Ils ne voyaient que des amourettes dans Thésée, dans Atys, dans Armide ; ils appellaient doucereux les beaux vers que l'on vient de lire. Ils attribuaient les succès du Poëte à son Musicien ; ils firent si bien, que de son vivant Quinault fut privé de sa gloire, & qu'elle ne lui a été rendue que très longtems après sa mort, non audituro cineri.

   On lit dans un fragment de Despréaux, que Mad. de Montespan & Mad. de Thiange sa sœur, lassées des opéra de M Quinault, proposerent au Roi d'en faire faire un par M. Racine. Despréaux ajoute que Racine prit pour sujet la chûte de Phaéton ; qu'il exigea de lui d'en composer le prologue, & que ce misérable travail, auquel ils étaient occupés, fut heureusement interrompu par pitié pour Quinault qui, les larmes aux yeux, représenta au Roi l’affront qu'il allait recevoir. Despréaux donne après ce récit les premieres scènes de son prologue ; & il n'y avait pas de quoi humilier Quinault.

    Nul homme n'a tous les talens. Celui de Despréaux aurait dû le rendre inaccessible à l'envie, & assez juste pour ne pas s'aveugler sur le mérite d'autrui.

    Il faut avouer cependant que dans ces poëmes admirables à tant d’égards, Quinault n'a pas laissé de donner prise à la critique ; mais par un bonheur singulier tous les défauts en sont accidentels, & toutes les beautés inhérentes, ensorte que si on en retranché la partie faible & défectueuse, le poëme reste entier, & n'offre plus que des beautés pures.

   Les défauts dont je parle, sont des intrigues subalternes, comiques ou galantes, qui coupent l'action principale, & refroidissent l'intérêt. Tel est dans Thésée l'épisode d'Arcas ; tel est dans Proserpine l'épisode d'Alphée ; tel est celui des Chevaliers dans le quatrieme acte d’Armide. Qu'on les supprime, on ne fait que rendre l'action plus vive & plus rapide, & l'opéra conserve une juste longueur.

    Une autre partie négligée est celle des divertissemens. C'est là que, dans des canevas, où le Poëte était asservi au caprice du Musicien, il a rimé sur des airs de danse ces lieux communs de galanterie que Despréaux lui a reprochés, comme si c’eût été la partie essentielle & dominante de ses poëmes, tandis qu'un trait de plume peut les en détacher.

    La premiere cause de ces défauts a été la nécessité prétendue de fournir cinq actes avec une action, qui, le plus souvent, n'en demande que trois ; & de là une contrainte aussi nuisible à l'intérêt du spectacle qu'elle est pénible : je veux dire, la nécessité d’interrompre quatre fois l'action par des fêtes qui, trop fréquentes pour être toutes amenées avec la même vraisemblance, ne sont que de froides longueurs. Le remède à ce mal est donc de réduire à trois actes l'action simple, intéressante & noble, où le Poëte a déployé ses forces & n'a presque rien négligé.

    Lully voulait se sauver lui-même de la monotonie ; il demandait beaucoup de fêtes & des épisodes d'un caractere qui fît variété avec celui de l'action. Quinault cédait par complaisance. On a trouvé depuis des moyens plus heureux d'animer & de varier les caracteres de la musique.

    « Le malheur de l'Opéra Français a été, je l’ai déja dit, qu'un Poëte doué d'une imagination si belle, d'un coloris si pur & si brillant, d'un style si mélodieux, si élégant, si naturel, & quand il le fallait, si élevé, si énergique, toujours au ton de son sujet, & à la hauteur même du merveilleux qu'il a introduit dans ses fables ; que ce Poëte, dis-je, n'ait pas eu, dans son tems, des Musiciens dignes de lui. Ce n'est pas que Lully ne fût alors ce qu'il pouvait être avec du génie & du goût ; mais son art était dans l'enfance, tandis que celui de son Poëte avait acquis toute sa force & toute sa maturité.

    Les partisans de l'Opéra Italien, c’est-à-dire, de la tragédie historique chantée, ne se sont pas attachés aux défauts accidentels des poëmes de Quinault : ils en ont attaqué le genre.

    Ne serait-ce pas, ont-ils demandé, une entreprise contraire au bon sens, que de vouloir rendre le merveilleux susceptible de la représentation théâtrale ? Ce qui, dans l'imagination du Poëte& de ses Lecteurs, était noble & grand, rendu ainsi visible aux yeux, ne deviendra-t-elle point puérile & mesquin ?

   Voici ce qu'on a répondu : « Ce -qui n'est pas devenu puérile & mesquin sous le pinceau du Titien & de l’Albane [Francesco Albani], sous le ciseau de Praxitele & de Phidias, quoique rendu visible aux yeux, peut ne pas être puérile & mesquin sur la scène. Les Peintres & les Statuaires n'ont fait des divinités d'Homère que de beaux hommes & de belles femmes ; & peut-être serait-il contraire au bon sens d'être plus difficile sur le merveilleux théâtral ».

    Des Dieux de tradition, insistaient les critiques, pourraient-ils émouvoir un peuple, & l’intéresser comme les objets de son culte & de sa croyance ?

   « Il n'est pas besoin, leur a-t-on dit, de croire au merveilleux, pour qu'il nous fasse illusion. Dans la poésie dramatique, comme dans l'épopée, l'illusion n'est jamais complette ; elle n'exige donc pas une croyance sérieuse, mais une adhésion qui lui est offerte, & on l‘obtient, cette adhésion, à tous les spectacles du monde ».

    Est-il permis, demandaient-ils encore, de personifier tous les êtres que l'imagination des Poëtes a enfantés, un génie aérien, un jeu, un ris, un plaisir, une heure, une constellation, &c.

   « Pourquoi non, si la poésie leur a donné une existence & une forme idéale ; si la peinture l'a secondée, & si nos yeux, par elle, y sont accoutumés? La fable & la féérie une fois reçus, tout le système en existe dans notre imagination. Dès qu'Armide paraît, on s'attend à voir des génies ; dès que Vénus ou l'Amour s'annonce, on serait surpris de ne pas voir les grâces, les jeux, les plaisirs. Le Guide [Guido Reni] a peint les Heures entourant le char de l’Aurore : il en a fait un tableau divin. Pourquoi ce qui nous charme dans le tableau du Guide, choquerait-il le bon sens & le goût sur le théâtre du merveilleux? » .

    Le merveilleux n'aurait-il pas banni tout intérêt de la scène lyrique? Un Dieu peut étonner : il peut paraître grand & redoutable, mais peut-il intéresser. Comment s’y prendra-t-il pour nous toucher ?

   « Il ne vous touchera point ; mais les malheurs, dont il sera la cause, vous toucheront, & c'est assez. Lorsqu’lsis est poursuivie par la colere de Junon, pensez-vous que ce soit Junon qu'on veuille rendre intéressante? Dans la tragédie de Phèdre, est-ce Vénus qui nous touche ? Est-ce Apollon ou les Euménides, dans la tragédie d’Oreste? Est-ce Diane dans l’lphigénie en Aulide? Serait-ce Jupiter qui nous toucherait dans l'opéra de Didon ? Avons-nous besoin de nous intéresser à Cybcle, pour être émus & attendris sur le malheur d’Atys? »

   Mais supposé que la colere d'un Dieu ou sa bienveillance influe sur le sort d'un héros, quelle part pourrions-nous prendre à une action, où rien ne se passe en conséquence de la nature & de la nécessité des choses ?

   « Vous ne prenez donc aucune part au malheur de Phedre, brûlant d'un amour incestueux & adultere, parcequ’on le dit allumé par la colere de Vénus ? Aucune part au malheur d’Oreste, parcequ’un ordre exprès des Dieux l’a condamné au parricide ? Aucune part à la fuite d'Enée, & au désespoir de Didon, parceque telle a été la volonté de Jupiter ?

    Tout ce que vous direz d'un opéra, je le dirai de ces tragédies. Et qu'importe que le ressort, le mobile de l'action soit naturel ou merveilleux ? Il est merveilleux dans presque toutes les tragédies grecques ; & l'action n’en est pas moins une, moins réguliere ni moins complette ; elle n'en est même que plus simple & plus étroitement réduite à l'unité. »

    On nous a encore opposé l'exemple des Italiens. Mais à leur égard « la verité simple est que les premiers essais du spectacle lyrique furent faits aux dépens des Ducs de Florence, de Mantoue & de Ferrare ; que leur magnificence n'y épargna rien ; qu'alors le merveilleux, qui exige de grands frais, pût paraître sur leur théâtre ; & que dans la suite, les villes d’ltalie, obligées de faire elles-mêmes les dépenses de leur spectacle, allerent à l'épargne, & donnerent par économie la préférence à la tragédie dénuée de merveilleux. Or il est arrivé qu'au lieu de l'embellir, ils ont gâté la tragédie, non-seulement par les sacrifices que leurs Poëtes ont été obligés de faire à leurs Musiciens, mais parcequ'il est impossible à la musique de compenser le tort qu’elle fait à la vérité, à la rapidité, â la chaleur de l'expression ».

    Si Quinault n'avait voulu produire sur son théâtre que l'effet de la tragédie, il aurait tâché d'imiter Racine, d'approfondir le cœur humain, de donner plus de véhémence & plus d'énergie à son style, plus de force à ses caracteres, plus de chaleur à son action ; & sans employer, ni le charme du chant, ni le prestige du merveilleux, il aurait fait frémir, il aurait sait verser des larmes ; mais son projet fut de réunir dans un seul spectacle tous les plaisirs des yeux & des oreilles, & d'en faire un enchantement. Il fallait pour cela donner à son action, non-seulement la couleur sombre de la tragédie, mais toutes les couleurs & toutes les nuances du sentiment qui plaît à l'ame, & qui est susceptible du chant ».

    C'est à présent, sur-tout, qu'on doit sentir l'avantage de son systême, & combien cette variété infinie de couleurs, dont ses fables sont susceptibles, est plus favorable au génie de la Musique moderne, que la tragédie sévérement réduite a la vérité historique, & dénuée de merveilleux.

    Metastase, avec tout son talent, a quelquefois bien de la peine à faire naître de son action cette variété de sentimens & d'images que demande la mélodie, pour animer le chant, & cette difficulté vient de la nature de ses sujets, qui sont tous d'un tragique austere. Il a souvent recours à des comparaisons d'autant moins naturelles, qu'elles sont plus ingénieuses ; & ce qu'on appelle ses airs, sont presque tous de petits épilogues qu'il attache à la fin des scènes, & qui annoncent la sortie du personnage qui va chanter. Avec le genre de Quinault il eût été plus à son aise : tout y favorise le chant : tout y est sentiment ou image ; & pour se former une idée de la variété de couleurs, dont ce beau genre est susceptible, il suffit d'entendre ce qu'un Compositeur très célebre a dit du poëme d’Atys. Ce poëme ressemble à un jour d'été : le matin en est calme & serein, le midi brûlant, & le soir orageux.