Sabatier

Abbé Antoine Sabatier, dit Sabatier de Castres, Les Trois siècles de notre littérature, 3 vols., Amsterdam, et Paris, Gueffier et Dehansi le jeune, t. 3, 1772, p. 119-124. Dans l'exemplaire décrit par Wm. Brooks dans sa Bibliographie critique, ce sont les pages 102-107.

Il y eut une réimpression en 1773 et une édition augmentée (l'article Quinault aussi) l'année suivante, réimprimée en 1788. 

Sabatier parle surtout des opéras (avec une longue citation de Palissot). Au lieu de reprocher au librettiste la mollesse de son style, il trouve que le "défaut plus réel de Quinault, est d'être prosaïque". Il estime les tragédies faibles et romanesques et n'admire, parmi les comédies, que La Mère coquette.


QUINAULT, [Philippe] Auditeur en la Chambre des Comptes, de l'Académie Françoise, né à Paris en 1635, mort en 1688.

Si ses talens poétiques ne peuvent être comparés à ceux des Corneille, des Racine, des Moliere, des la Fontaine, des Boileau, &c, il a du moins la gloire de pouvoir passer pour le créateur, parmi nous, des Tragédies lyriques & le meilleur modele de ce genre de Poésie ; personne ne lui avoit servi de guide, & personne ne l'a égalé depuis. On eût pu, il est vrai, se passer de cette sorte de Drames, qui offrent tout aux sens, & très-peu de chose à l'esprit & à la raison ; mais la difficulté d'y réussir n'en suppose pas moins de génie, quand l'Auteur y a excellé sans aucun secours. Aussi nous ne craignons pas de lui donner une place parmi les Poëtes qui ont illustré le Siecle de Louis XIV.

Le talent principal de Quinault a été dè combiner ses Pièces de telle maniere, que la fable du Poëme, la disposition des Scènes, l'intérêt de ses Héros, l'appareil du Spectacle, se développent sans effort, & sans aucune espece de confusion. Le merveilleux y produit sur-tout un effet qui étonne & flatte l'imagination, sans la contraindre & la fatiguer, parcequ'il a sçu le tirer du fonds du sujet, & en faire usage avec discernement & sobriété.

On a reproché à sa versification trop de mollesse, sans faire attention qu'une versification serrée & énergique, auroit été déplacée dans des Drames, dont les sentimens tendres & efféminés, font le charme principal. Il est donc plus coupable, à cet égard, aux yeux de la Morale, qu'aux yeux de la Poésie. D'ailleurs, il savoit s'élever, quand les circonstances & les Caractères exigeoient plus de force & d'élévation. Le Couplet de l'Opéra de Proserpine, qui commence par ces mots :


Les superbes Géans armés contre les Dieux,

Ne nous donnent plus d'épouvante; &c.

 

N'est certainement pas foible, non plus que cet autre que chante Médée :


Sortez, ombres, sortez de la nuit éternelle,

Voyez le jour pour le troubler;

Que l'affreux désespoir, que la rage cruelle

Prennent soin de vous rassembler ;

Avancez, malheureux Coupables,

Soyez aujourd'hui déchaînés,

Goûtez l'unique bien des cœurs infortunés,

Ne soyez pas seuls misérables.

Ma Rivale m'expose à des maux effroyables:

Qu'elle ait part aux tourmens qui vous sont destinés!

Non, les enfers impitoyables,

Ne pourront inventer des horreurs comparables,

Aux tourmens qu'elle m'a donnés.

Goûtons l'unique bien des cœurs infortunés,

Ne soyons pas seuls misérables *.

 

Nous bornons là nos citations, en faisant remarquer qu'il seroit aisé d'en trouver quantité' d'autres dans les Opéra de Roland, d'Armide, de Persée, &c.

Le défaut plus réel de Quinault, est d'être prosaïque. A force de vouloir être naturel, il tombe dans une simplicité froide ou rampante. Le naturel, il est vrai, s'énonce sans effort, quand l'esprit & le cœur, qui le produisent par leur accord, sont profondément pénétrés ; mais il n'exclut ni la noblesse, ni l'élévation, ni le choix des expressions, ni la finesse, ni l'élégance des tours. Tout dépend des vrais talens qui le produisent, & de l'art qui fait l'embellir. Le morceau que nous venons de citer n'en seroit que plus frappant, s'il étoit aussi animé par la Poésie, qu'il l'est par la passion.

Quinault s'est aussi exercé dans la Tragédie & dans la Comédie : c'est même par-là qu'il avoit commencé d'essayer ses talens; mais ses Tragédies sont foibles, romanesques; & de toutes ses Comédies on n'estime gueres que la Mere coquette, qui effectivement est une bonne Piéce d'intrigue & une des plus anciennes qui soient restées au Théâtre.

Au reste, les Détracteurs de Boileau lui font un crime des traits qu'il s'est permis contre ce Poëte, comme s'ils pouvoient ignorer que Boileau n'avoit en vue (ainsi qu'il est aisé de s'en convaincre par les Notes de son Commentateur) que les Tragédies non-lyriques de Quinault, qui en effet sont toutes médiocres. Mais quand il seroit vrai que notre Horace se fut élevé contre ses Poëmes lyriques, on ne sauroit disconvenir qu'il n'y ait dans l'Opéra, comme le dit très-bien M. Palissot, « un vice radical qui a suffi pour indisposer contre lui les meilleurs Esprits, tels que Boileau, Racine, La Fontaine, Rousseau, la Bruyere, &c. Tous ces Grands-Hommes, qui avoient bien acquis le droit d'être difficiles, ne pouvoient tolérer que l'on mît au rang des chefs-d'œuvre, des Poëmes ordinairement dépourvus de vraisemblance, libres des trois unités, & dans lesquels presque toutes les regles de l'art sont nécessairement violées. Ce spectacle si pompeux, si varié, ne présentoit souvent à leurs yeux qu'un magnifique ennui. Et véritablement, sans être taxé de trop de rigueur, on peut dire, de l'aveu du goût, que le meilleur des Opéra ne fera jamais un excellent Ouvrage. Nous croyons cependant que ce spectacle est convenable pour de grandes fêtes, & qu'il est même susceptible de beautés particulieres dont aucun Ecrivain n'a mieux senti que Quinault toutes les especes différentes; mais nous le répétons, il ne faut pas s'étonner que Boileau, si exact, si sévère dans ses productions, & qu'une étude continuelle des anciens avoit accoutumé à leur caractère de beautés mâles & nerveuses, ne pût se familiariser avec une Poésie presque toujours dénuée d'images & de métaphores hardies. D'après cette maniere austere de penser, que lui donnoit le sentiment de sa propre force, il avoit de la peine à regarder Quinault comme un grand Poëte, & en cela, il étoit conséquent ». Mémoires Littér.


* « Ce Couplet vaut mieux, peut-être, dit M. de Voltaire, que toute la Médée de Seneque, de Corneille & de Longepierre, parcequ'il est fort & naturel, harmonieux & sublime ». Ce jugement fait voir que M. de Voltaire n'est pas plus infaillible, ni plus juste, dans ses éloges que dans ses critiques. Comment peut-on mettre treize vers, nous ne disons pas au-dessus, mais en comparaison, de trois Pièces, dont une est restée au Théâtre, où elle fait plaisir, & dont les deux autres annoncent plus de talent pour la Poésie, en général, que le meilleur Opéra de Quinault.